Adam Burch, Jacobin, 16 juin 2020 (Traduction Révolution permanente)
Au début du mouvement généré par la mort de George Floyd, les chauffeurs de bus de Minneapolis mais aussi de New-York avaient affiché leur soutien aux luttes en refusant de transporter les manifestants pour la police. Dans un entretien pour Jacobin, un syndicaliste et chauffeur de bus de Minneapolis revient sur cette décision et la nécessité que les syndicats prennent en charge la lutte contre les violences policières.
Le meurtre de George Floyd à Minneapolis a déclenché une vague de manifestations et de contestations à travers les Etats-Unis. L’éruption des violences policières, ajoutée à la pandémie du COVID-19 et à la crise de chômage, en a manifestement fait craquer plus d’un.
Dans la mesure où la majorité des manifestants sont des travailleurs, il semblerait normal que leurs syndicats s’impliquent dans le combat. Beaucoup d’entre eux ont déclaré condamner le meurtre de George Floyd. C’est le cas de l’ATU (Amalgamated Transit Union), qui représente les conducteurs de bus de Minneapolis. L’ATU va encore plus loin que nombre de syndicats, en défendant le droit pour les conducteurs de refuser de participer à l’effort policier. Ils ont notamment déclaré que « les conducteurs de bus de Minneapolis, nos membres, ont le droit de refuser le transport dangereux des forces de l’ordre vers les manifestations et de refuser d’éloigner les manifestants arrêtés des communautés où vivent ces mêmes conducteurs. Il s’agit là d’un mésusage des transports publics. »
Le 30 mai, Mindy Isser de Jacobin a interviewé Adam Burch, un conducteur de bus qui coordonne ses collègues pour s’opposer à la réquisition des transports en commun par la police. Tous deux ont parlé des derniers événements à Minneapolis, de son post Facebook et de la pétition qui en a suivi, et du rôle vital que les syndicats peuvent jouer dans la lutte contre les violences policières.
Mindy Isser : Pouvez-vous nous dire comment ont été ces derniers jours, ici, à Minneapolis ?
Adam Burch : Ça a été une tornade. Ça fait longtemps que je suis dans l’organisation ; j’ai été à beaucoup de manifestations, de regroupements et tout, et je n’ai jamais rien vu de pareil.
Malheureusement, Minneapolis a beaucoup d’antécédents en termes de meurtres de Noirs par des policiers – le meurtre de Jamar Clark en 2015 au Nord de la ville, puis le blocus devant le commissariat n°4 ; et puis en 2016, l’occupation de la villa du Gouverneur et la fermeture de I-94. Les réponses et les mouvements générés par ces événements font cependant pâle figure en comparaison de ce qui se passe en ce moment. Je n’étais pas à Ferguson ni à Baltimore, mais beaucoup de gens font le rapprochement en se demandant si ce soulèvement ne dépasserait pas la simple contestation contre les violences policières.
Le meurtre a eu lieu lundi, et tout le monde l’a vu aux infos mardi. Il y a tout de suite eu un rassemblement organisé par plusieurs groupes de gauche à l’intersection de Chicago et de la 38ème, là où Floyd a été tué. C’est un quartier résidentiel de la classe ouvrière au Sud de Minneapolis, et tout le long des rues les gens sortaient sur leurs porches avec des panneaux faits à la main disant « Justice pour George Floyd » et « Black Lives Matter ». Il y a eu un gros soutient de la part de la communauté pour ces manifestations.
On a défilé jusqu’au commissariat n°3, où les flics avaient dressé des barricades militaires et n’ont pas hésité à tirer des grenades lacrymogènes et à utiliser des systèmes de marquage (des sortes de pistolet de paintballs). Ces tactiques ont vraiment contribué à l’escalade de la tension générale. Ça a encore grimpé depuis, et on peut appeler ça une révolte.
On a tous vu les infos, la journée il y avait des manifestations pacifiques et non violentes, et le soir ça dégénère. Mercredi soir, je pense que la police était particulièrement responsable au vu de leurs tactiques. Mais jeudi, après une confrontation entre les manifestants et la police, il a été clair que la police avait perdu le contrôle de la situation, et avait décidé de battre en retraite, laissant le commissariat n°3 grand ouvert. Il n’y avait aucune force de l’ordre dans la zone, et c’est là que les manifestants ont réduit le poste en poussière.
MI : Pouvez-vous nous en dire plus sur cette idée que c’est une révolte, plus qu’une simple rébellion contre les violences policières ?
AB : Comme je l’ai dit, il y a malheureusement un long passif de meurtres dans les forces de police. Dans aucun de ces cas on ne peut dirait que justice a été faite. Il y a donc cette espèce de gueule de bois que nous laissent toutes ces affaires négligées par la justice.
Il y a une incroyable explosion de pauvreté et de précarité à Minneapolis. Un grand nombre de Natifs Américains d’ici vivent dans un immense camp de sans-abris qui s’est développé le long d’une voie rapide. Cela montre de façon très significative à quel point la crise du logement est insoutenable ici, avec des appartements aux loyers inabordables pour les travailleurs, dont beaucoup se sont vus expulsés. La ville a fait passer le salaire minimum à $15, mais on a dû se battre corps et âme pour l’obtenir (la mairie s’y opposait, et ça découlait directement d’un mouvement de la classe ouvrière).
La police a vu son budget augmenter d’année en année, alors qu’il y avait une politique d’austérité pour tout le reste (comme partout). Personne ne prend ses responsabilités. Tous les conseillers municipaux sont Démocrates à une exception près ! Notre mouvement a soutenu des candidats dont certains ont été élus, alors on avait cette impression d’avoir construit un conseil municipal très progressiste. Mais rien n’a vraiment changé.
Pendant tout ce temps, cet officier de police raciste qui a beaucoup d’antécédents d’abus et de bavures contre des personnes lors d’arrestations et d’interrogatoires – il a même tiré sur quelqu’un pendant une interpellation – a eu de nombreuses plaintes déposées contre lui. Et ce n’est que maintenant qu’il est viré. Il y a donc eu un échec systémique à tous les niveaux du Parti démocrate et c’est seulement grâce à des mouvements contestataires que les choses ont avancé.
On est au beau milieu d’une pandémie, pendant la pire récession depuis des générations, et je pense que le tissu social se défait complètement. C’est un sentiment surréaliste. Les gens qui participent à ces manifestations se disent qu’il n’y a plus rien à perdre. On fait face à l’austérité des budgets depuis avant l’épidémie, et maintenant qu’il y a une pandémie couplée à une récession, toutes les promesses des politiciens concernant les travailleurs.ses ne sont pas tenues. Les niveaux de chômage sont complètement fous, les gens perdent leurs emplois, et maintenant on vous rappelle que la police va vous tuer. Toute cette situation est un baril de poudre qui ne demande qu’une étincelle pour exploser.
MI : Mercredi soir vous avait fait un post Facebook largement relayé dans lequel vous dites que « en blesser un c’est nous blesser tous.tes » et déclarez que vous « encouragez et voulez convaincre tous.tes vos collègues et membres des syndicats à refuser d’assurer le transport des manifestants en prison pour le département de police de Minneapolis ». Pouvez-vous me dire ce qui a motivé cette publication ?
AB : J’étais directement impliqué dans l’action de juillet 2016 quand on a pris I-94. Ils avaient fait pas mal d’arrestations ce soir-là, et j’en faisais partie. Ils nous ont emmenés en prison avec les bus de la ville, ces mêmes bus que je conduis aujourd’hui.
Donc mercredi soir, je faisais mon service habituel. Je savais qu’il y avait une occupation au commissariat n°3, mais à part ça c’était une nuit comme une autre. J’ai reçu un message radio sur le moniteur dont tous les bus sont équipés qui disait « hé, on a besoin de bus de police au croisement de Hiawatha et de la 26ème », c’est-à-dire l’intersection du commissariat n°3. Je me suis souvenu de ce que j’avais vécu en tant que manifestant arrêté, alors à l’arrêt suivant j’ai publié ce post.
J’ai ignoré le message radio car en gros, ils nous demandaient si on voulait faire des heures supplémentaires. Je n’ai pas dit non directement à mon employeur, mais je me suis dit que si je rentrais au garage et que je parlais à mes collègues je pourrais voir si eux non plus ne voulais pas conduire un bus de a police. Et peut-être que si on était assez, on pourrait s’opposer pour leur faire réfléchir au fait que e n’était pas un bon usage des transports en commun.
MI : Et vos collègues vous ont-ils suivi, ou étiez-vous seul ?
AB : Jeudi, quand je suis retourné au travail, ils ont annoncé que les transports publics seraient suspendus, et que ceux qui voulaient continuer le feraient bénévolement. Ce qu’ils avaient prévu c’était d’évacuer les bus dans un garage à proximité du commissariat n°3, de conduire avec la police et de transporter les manifestants en prison. Avant même que je leur en parle, beaucoup de conducteurs étaient déjà mal à l’aise à l’idée de faire cela. L’un d’eux a dit que sa femme le tuerait s’il était à proximité des manifestations, un autre a dit « dès que tu prends la police dans ton bus tu deviens la cible des manifestants ». La hiérarchie a demandé à une de mes collègues si elle voulait véhiculer des flics et elle a refusé, et elle m’a dit « je ne veux pas aider un département de police qui a tué George Floyd ».
J’ai transformé mon post en pétition qui demande « êtes-vous d’accord, et parlerez-vous à vos collègues du fait de ne pas aider à police ? » j’ai mis la pétition sur une groupe appelé « Syndiqués pour que justice soit rendue à George Floyd », et le l’ai envoyée à mes collègues. Ca a été un bon outil d’organisation. On a utilisé le groupe Facebook et la pétition pour constituer un contingent de travailleurs.ses au rassemblement d’aujourd’hui. Notre président local a pris la parole pendant le rassemblement, ainsi qu’un représentant syndical qui est le président de notre comité électoral noir local.
MI : Que pensez-vous du rôle des syndicats quand des noirs sont tués par la police ou dans d’autres cas de racisme ?
AB : C’est quelque chose dont je parle beaucoup. Je pense qu’une des raisons pour laquelle on a créé le groupe Facebook et pour laquelle nous voulions avoir des syndiqués locaux actifs, c’est parce que nous voulons montrer que les syndicats sont la force la plus progressiste de la société. Il y a peut-être peu de conscience syndicale chez les gens, parce qu’on est peu nombreux et qu’on est à la défensive depuis des décennies, mais quand les syndicats étaient à leur apogée, ils se battaient pour tout le monde. Ils étaient impliqués dans les mouvements pour les droits civils, ils s’occupaient des problèmes de logement, ils s’organisaient en collectifs en dehors du travail. Et bien sûr, ils faisaient tout ça parce qu’ils savaient que s’ils voulaient que leurs futures grèves soient efficaces, il leur faudrait un soutien le plus large possible. On ne peut pas rallier autant de monde si on se limite au seul univers du travail.
Je pense qu’il est impératif pour le mouvement ouvrier au sens large de mettre en avant que les syndicats se battent pour tous.tes les travailleurs.ses, pour toute la classe, qu’ils soient syndiqués ou non. Je pense que cela montrera aux gens que les syndicats sont une force de combat en laquelle ils peuvent avoir confiance, car ils représentent réellement leurs intérêts, et qu’ils sont le meilleur moyen de les protéger des patrons, des entreprises, de l’Etat et des forces de police.
La classe travailleuse syndiquée prenant part à ces combats est ce qu’il faut pour l’emporter et avoir un mouvement de masse durable. Il y a un immense désir d’être au cœur des combats en ce moment, mais d’y être en tant que collectif, organisé, et les syndicats peuvent fournir l’organisation nécessaire.
Les travailleurs.ses sont dans la meilleure position qui soit pour s’attaquer aux profits capitalistes. Et c’est ce qu’il faudra faire. Organiser le travailleurs.ses dans la sphère de la production, c’est la meilleure manière de faire peur aux patrons, aux entreprises et plus généralement à la classe dominante. Cela doit être ancré dans nos mouvements, que ce soit pour se battre pour de meilleures heures de travail ou pour un démantèlement total du système policier. Pour y arriver, il nous faut un vrai mouvement de masse qui tienne sur la longueur.
MI : Que doivent faire les travailleurs.ses, syndiqué.es ou pas, maintenant ?
AB : Aller aux manifestations, parler aux manifestants et se faire une idée d’où en sont les gens, d’à quel point ils sont ou non conscients de ce qui se passe. Il faut qu’une sorte de programme soit mis avant avec une liste de revendications claires. Il doit y avoir des journées successives d’actions massives, mais il faut aussi des réunions (et je sais bien que ça ne motive pas les gens !) pour débriefer, planifier les prochaines étapes et affiner le programme.
Le mouvement ici a besoin de leaders qui viennent de ce milieu [ouvrier]. Je ne pense pas que les gens doivent simplement rentrer chez eux, mais il doit y avoir un plan et une direction. C’est ce qui manque actuellement.