GABRIEL MALEK, médiapart, 6 août 2020
Alors même qu’il s’agit d’un des espaces géographiques les plus exposés aux risques liés dérèglement climatique, le Moyen-Orient ne se démarque pas pour ses politiques publiques innovantes en matière d’écologie. Si la conscience de l’urgence écologique progresse bien au sein de la population en réaction aux désastres sanitaires et sociaux associés, elle ne semble pas avoir véritablement gagné les esprits des dirigeants. Ce paradoxe en apparence alarmant, révèle pourtant les ressorts d’une politique écologique spontanée, sociale et bottom-up qui nous éclaire sur les conditions de déploiement de cette dernière
La mobilisation locale face à l’urgence sociale et écologique
Dans son dernier rapport annuel intitulé « Air toxique : le prix des énergies fossiles », l’ONG Greenpeace avance que la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) comptabilise à elle seule 65 000 décès prématurés liés à la pollution de l’air par an. Outre l’impact direct sur la santé des habitants (2700 morts en 2018 au Liban), l’impact économique de la pollution (facture hospitalière, morts prématurées, absences au travail…) paralyse certaines économies. Dans le cas du Liban le coût de cette pollution s’élève à 1,4 milliards de dollars soit 2,5% du PIB et atteint 2,8% du PIB en Egypte soit 7 milliards. La situation désastreuse dans laquelle se trouvent les écosystèmes de la région ne déclenche pourtant pas une réaction alarmiste de la part de ses dirigeants politiques. Se substitue alors à l’inaction des élites, la mobilisation de la population.
Les initiatives très concrètes en faveur de l’écologie viennent souvent des individus et des communautés plus que des États eux-mêmes, car elles s’inscrivent dans une démarche de survie pour les habitants. On peut par exemple citer Azzam Al Wash, qui a fondé l’ONG Nature Iraq, pour rationaliser l’utilisation de l’eau dans son pays, la mobilisation des association écologiques en Iran face aux désastres tels que l’asséchement du lac Orumieh en Azerbaïdjan ou encore l’exemple de Sarah Toumi qui replante des acacias dans les oliveraies du village de son grand-père en Tunisie.
Ces innovations locales répondent à des besoins précis et s’accompagnent d’une lutte politique ciblée, non pas pour une hausse du pouvoir d’achat, mais pour bénéficier d’une meilleure qualité de vie. Les manifestations pour l’eau qui rythment depuis quelques années les étés du Sud-Ouest de l’Iran et de l’Irak en sont l’illustration la plus parlante. Une fois manifeste et physiquement concrète pour les habitants, l’urgence climatique rejoint sans détour la misère sociale et mène à des mobilisations politiques d’ampleur.
Vers un tournant énergétique et donc historique ?
Terre d’extraction industrielle des énergies fossiles depuis le début du XXème siècle, la région MENA a longtemps servi de fournisseur principal de carburant aux premières nations industrielles. On observe cependant un glissement contemporain abrupt qui se traduit par une baisse de la demande en énergies fossiles de la part de l’Occident. D’une part les États-Unis en sont devenus les premiers producteurs mondiaux grâce au gaz de schiste ce qui leur procure une indépendance certaine. D’autre part la 4ème révolution industrielle en cours se déporte partiellement des énergies fossiles en faveur du mix énergétique.
La demande occidentale croissante en minerai pour soutenir la production exponentielle de matériel numérique déplace le curseur de fournisseur d’énergie de la MENA à des espaces comme la Chine pour les terres rares ou la République démocratique du Congo pour le cobalt. D’un point de vue postcolonial, le déplacement de la zone principale d’extraction des ressources pour soutenir la révolution numérique occidentale, est symptomatique de l’exportation de sa pollution par une Europe et questionne notre sincérité quant au respect global des Accords de Paris.
Opportunité écologique, le désintérêt croissant de l’Occident pour les ressources de la MENA constitue un colossal défi économique et social pour le Moyen-Orient. Il faut en effet trouver de nouveaux moyens de financer le modèle social des pays de la région sans la manne pétrolière tout en opérant une transition énergétique. Une des solutions, largement investie par les pays du Golfe, est le solaire, énergie décarbonée après sa phase de production. Étant un des plusriches viviers en énergie solaire du monde, la région MENA pourrait ainsi paradoxalement bénéficier d’une tarification carbone globale.
Les dynamiques complexes animant la société civile du Moyen-Orient, notamment sur la convergence des luttes écologiques et sociales, permettent aux Européens de se projeter dans un futur pas si lointain. Cette écologie de terrain, avant tout sociale, spontanée et résiliente est un exemple que l’on gagnerait à suivre en Occident. Cependant la prise de conscience des élites et de la population européenne, beaucoup moins confrontée à la réalité physique du dérèglement de nos écosystèmes, est pour l’instant trop lente face à l’impérative nécessité d’accélérer notre transition écologique. Reste à espérer qu’il ne faille pas attendre de subir ces mêmes désastres écologiques sur notre territoire pour prendre la mesure dramatique de la situation.