Carte de l'intensité sismique du tremblement de Terre du 6 février 2023 en Turquie et en Syrie. Crédit : USGS via Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2023_M_7.8_Earthquake_Mara%C5%9F.jpg

Par Alp Kayserilioglu, traduit de l’anglais par Jérémy Bouchez avec l’aimable autorisation de New Left Review.


Le 6 février 2023, le sud de la Turquie et le nord de la Syrie ont été secoués par deux tremblements de terre de magnitude 7,8 et 7,7 respectivement. Le nombre de morts s’élève à environ 47 000, plus de 100 000 blessé.es et plus de 200 000 bâtiments ont été détruits ou endommagés au point de ne plus pouvoir être réparés. Pour la Turquie, il s’agit de la pire catastrophe naturelle de son histoire moderne. Nous republions un article du New Left Review qui revient sur l’événement et sur la responsabilité du régime Erdogan.


Le régime d’Erdoğan se vante souvent d’avoir supervisé un boom massif de la construction, au cours duquel des aéroports, des ponts, des métros, des autoroutes et d’innombrables logements ont été construits – soi-disant conformément à de nouvelles réglementations élaborées après un tremblement de terre qui a secoué la ville d’Izmit en 1999. Mais il est désormais clair que ces lois sur la construction étaient des tigres de papier. Erdoğan a affirmé que la quasi-totalité des bâtiments qui se sont effondrés ce mois-ci avaient été construits avant le millénaire, mais les images satellite1 et les témoignages de première main2 semblent démentir cette affirmation.

Dans le centre-ville de Kahramanmaraş, la province la plus touchée du pays, près de 60 % de la population vit dans des bâtiments construits après 2001. Les immeubles de luxe, qui étaient censés être entièrement protégés contre les tremblements de terre, ont été réduits à l’état de ruines. Des infrastructures essentielles, telles que l’aéroport de Hatay et des autoroutes cruciales pour les secours en cas de catastrophe, ainsi que des écoles, des hôpitaux et des bâtiments municipaux, ont été détruites ou rendues temporairement inutilisables. Les procureurs enquêtent actuellement sur plus de 430 personnes3, dont des promoteurs et des ingénieurs, pour leur rôle dans la catastrophe. Plus de 130 d’entre elles sont déjà en prison. Certaines ont été arrêtées dans les aéroports alors qu’elles tentaient de fuir le pays.

Comme pour la flambée des prix que la Turquie a connus ces dernières années4, le gouvernement tente d’imputer ce désastre à des « hommes d’affaires malveillants ». Pourtant, l’État lui-même est également coupable. Les réglementations n’ont pas été suffisamment appliquées5 et de nombreux projets de construction ont pu les contourner grâce aux « amnisties » de l’AKP, qui permettaient aux propriétaires et aux promoteurs d’échapper à toute accusation éventuelle en payant une petite somme. Les propres chiffres du gouvernement suggèrent qu’environ 50 % du parc immobilier turc n’est pas conforme aux réglementations en vigueur. Personne ne sait ce qu’il est advenu des taxes – d’un montant total d’environ 38 milliards de dollars – destinées à rendre les bâtiments résistants aux tremblements de terre. Interrogé à ce sujet, Erdoğan a refusé de donner des détails et a répondu que l’argent avait été utilisé « là où c’était nécessaire »6.

En bref, l’imbrication de l’État avec le capital rentier a été un facteur important dans les retombées du tremblement de terre. Comme l’ont souligné les scientifiques et les architectes7, il est parfaitement possible de construire des bâtiments capables de résister à des tremblements de terre d’une telle ampleur. Pourtant, il n’y avait apparemment aucune volonté de le faire, malgré les avertissements répétés de la Chambre des ingénieurs géologues et d’autres chercheurs éminents. L’hostilité à la science influencée par l’islam est un élément de cette situation : le maire de Kahramanmaraş aurait déclaré au président de la Chambre qu’il ne croyait pas en la discipline de la paléosismologie8.

Dans le cas des tremblements de terre, les premières 48 heures sont cruciales, car les taux de survie chutent rapidement par la suite. Pourtant, l’État a échoué de manière spectaculaire à organiser les secours d’urgence immédiatement après le séisme. Des rapports indépendants9 font état d’une absence quasi totale de secours officiels sur le terrain au cours de la première journée. Dans des villes comme Antakya, il a fallu attendre trois jours pour que la gestion des catastrophes soit pleinement opérationnelle – et encore, elle se limitait aux centres urbains et non aux périphéries ou aux villages. La raison de cette incompétence est claire. Ce n’est pas le froid, comme le prétend Erdoğan, mais la combinaison fatale de l’orthodoxie néolibérale et de la dégradation autoritaire des institutions publiques.

Ces dernières années, tous les aspects de la gestion des catastrophes en Turquie ont été centralisés au sein d’un organisme, l’AFAD (Présidence de la gestion des catastrophes et des urgences), qui s’est retrouvé avec des ressources très limitées10 après des cycles successifs d’austérité. L’organisation a également été restructurée pour promouvoir les militants de l’AKP, choisis pour leur loyauté plutôt que pour leurs qualifications professionnelles. Lorsqu’une catastrophe s’est produite, la personne chargée de superviser directement l’intervention était un religieux11, tandis que le chef de l’AFAD était un ancien gouverneur12. Ni l’un ni l’autre n’avaient d’expérience en matière de gestion des catastrophes. L’incompétence était telle que le gouvernement a demandé à l’ancien chef de l’AFAD, plus expérimenté, de prendre le contrôle de la région d’Adana. Des sources anonymes au sein de l’AFAD confirment que les premières 24 heures en particulier ont été marquées par un manque total de coordination, les hauts responsables de l’AKP ne voulant pas sortir dans la rue par crainte d’un retour de bâton de la part de l’opinion publique en raison de leur lenteur à réagir. L’AFAD n’est pas seulement paralysée par son manque d’expertise, de personnel et d’équipement ; ses responsables sont également réticents à prendre des initiatives en raison de leur déférence à l’égard d’Erdoğan. Il a été décidé, par exemple, de ne pas mobiliser suffisamment les forces armées13, de peur que cela ne porte atteinte à la légitimité du gouvernement.

Le contraste avec la réponse au tremblement de terre de 1999 est saisissant. À l’époque, l’ampleur de la dévastation était également le produit de la défaillance de l’État et de l’industrie néolibérale de la construction. Pourtant, à la suite du tremblement de terre, la société civile et les institutions de l’État – y compris l’armée – ont réagi rapidement ; les médias étaient suffisamment libres pour demander des comptes au gouvernement ; et les actions de l’exécutif ont été critiquées par les ministres ainsi que par une commission d’enquête parlementaire. Aujourd’hui, cependant, le régime autoritaire de la Turquie empêche la moindre autocritique. La poigne de fer de l’État est utilisée pour supprimer les reportages indépendants, et des menaces de représailles sont proférées à l’encontre des journalistes critiques14. Comme pour la pandémie de Covid-19, la propagande du régime insiste sur le fait que la réponse de l’État est irréprochable. On nous dit que la destruction « fait partie du plan du destin »15 et qu’aucun politicien ne pourrait l’empêcher.

Toutefois, lorsque l’État n’est pas intervenu, les gens ordinaires ont fait de leur mieux pour combler les lacunes. Une étonnante vague de solidarité a déferlé sur le pays et la diaspora, les Turcs se portant volontaires en grand nombre et envoyant de l’argent et du matériel dans la zone sinistrée. Des camions chargés d’une aide désespérément nécessaire arrivent constamment dans la province. Les dons aux organismes indépendants et aux organisations politiques sont montés en flèche, reflétant la méfiance croissante à l’égard des institutions de l’État. Pour beaucoup, il semble que l’esprit des manifestations de Gezi en 2013 ait été ravivé. L' »autre Turquie », toujours latente derrière le fief chaotique d’Erdoğan, est redevenue visible. Bien que le gouvernement ait fait des efforts timides pour restreindre ces efforts d’aide à la base16, il s’est abstenu de les éliminer complètement.

Affaibli par cette calamité, le régime tente de reprendre l’initiative et de réduire les retombées politiques par une démonstration théâtrale d’unité nationale17 : « nous sommes tous dans le même bateau ». Jusqu’à présent, on ne sait pas si sa campagne de relations publiques sauvera la régence d’Erdoğan ou si, comme le prédit Henri Barkey18, il sera bientôt submergé par un « tsunami de mécontentement ». En fin de compte, seule une action politique décisive peut canaliser le mécontentement actuel pour provoquer sa chute.

NOTES ET RÉFÉRENCES
  1. https://www.karar.com/guncel-haberler/erdogan-yikilan-binalarin-yuzde-98i-1999-oncesi-insa-edildi-demisti-1728486 []
  2. https://www.cumhuriyet.com.tr/turkiye/tek-tek-siraladi-iste-hatayda-depremde-yikilan-binalar-ve-muteahhitleri-2050995 []
  3. https://www.ft.com/content/a8419771-6cd9-4fec-8075-62c7e604aca7 []
  4. https://newleftreview.org/sidecar/posts/goodbye-erdogan []
  5. https://time.com/6254024/turkey-syria-earthquake-building-2023/ []
  6. https://t24.com.tr/haber/cumhurbaskani-erdogan-dan-deprem-vergisi-aciklamasi-harcanmasi-gereken-yere-harcadik,858226 []
  7. https://t24.com.tr/yazarlar/berna-abik/hatay-da-hasarli-bazi-binalarda-gozlenen-x-seklindeki-catlaklarin-nedeni-ne-eski-imo-genel-baskani-cemal-gokce-anlatti,38738 []
  8. https://www.tagesspiegel.de/internationales/das-grosste-problem-ist-die-ignoranz-experten-geben-erdogan-mitschuld-an-todeszahlen-9326072.html []
  9. https://t24.com.tr/yazarlar/candan-yildiz/dayanisma-icin-gelenler-olmasa-kalbi-zar-zor-atan-bir-insan-gibi-hatay,38672 []
  10. https://www.dw.com/tr/afad-b%C3%BCy%C3%BCk-bir-depreme-ne-kadar-haz%C4%B1rd%C4%B1/a-64639121 []
  11. https://t24.com.tr/haber/bir-haftalik-enkaz-ve-hafiza-raporu-yillarca-dinlenmeyen-uyarilar-yerle-bir-olan-sehirler-afallayan-afad-depremzede-feryadindan-kacan-ekranlar-engellenen-sosyal-medya-ohal-ve-deftere-yazilan-ofke,1091847 []
  12. https://www.cumhuriyet.com.tr/yazarlar/baris-pehlivan/afaddan-tanzanyaya-kacisin-nedeni-2052519 []
  13. https://t24.com.tr/haber/uzmanlar-anlatiyor-deprem-bolgelerinde-tsk-neden-beklendigi-olcude-sahada-degil-askerin-gorunmesi-istenmiyor-mu-neler-yapabilir,1090461 []
  14. https://sendika.org/2023/02/erdogan-gun-bir-olma-zamanidir-dedi-kilicdaroglunu-hedef-aldi-spk-onune-gidip-siyaset-yapanlari-ogrencilerimizi-kiskirtanlari-canla-basla-yurutulen-faaliyetleri-sabote-etmeye-kalkanlari-a-677173/ []
  15. https://t24.com.tr/haber/kahramanmaras-a-giden-cumhurbaskani-erdogan-deprem-icin-yine-kader-plani-dedi,1090738 []
  16. https://t24.com.tr/haber/mansur-yavas-maalesef-ayrimcilik-var-gonderdigimiz-bazi-araclar-zaman-zaman-sehre-sokulmadi,1092213 []
  17. https://www.ntv.com.tr/n-life/dizi-haber/turkiye-tek-yurek-ortak-yayinda-depremzedelere-yardim,GWIx42JRgUiFbvWvmbgPOw []
  18. https://www.cfr.org/in-brief/massive-earthquake-could-reshape-turkish-and-syrian-politics []