Syrie : la crise s’approfondit

 

Entrevue avec Gilbert ACHCAR

  

 

Les heurts de ces dernières semaines ont encore une fois témoigné du caractère très international de la guerre en Syrie. Pouvez-vous nous parler des implications russes et américaines dans le pays ?

La Syrie est devenue le théâtre privilégié de tous les conflits régionaux – et même au-delà : lorsque les États-Unis et la Russie sont tous deux impliqués, c’est l’ordre mondial qui est en jeu. Les deux chapitres principaux de Symptômes morbides, traitent l’un de l’Égypte et l’autre de la Syrie ; or, le chapitre sur la Syrie est consacré en bonne partie à la dimension régionale et internationale du conflit. En 2015, le régime syrien, alors en mauvaise posture malgré l’intervention de l’Iran à ses côtés depuis 2013, a imploré l’intervention russe. À partir de ce moment, le conflit syrien est devenu une carte entre les mains de Moscou, notamment dans ses rapports avec les pays occidentaux sur fond de conflit en Ukraine et de sanctions contre la Russie. La Syrie est devenue pour Moscou en 2015 un atout stratégique d’autant plus précieux que l’importance de la situation syrienne s’est considérablement accrue aux yeux des gouvernements européens à partir de la même année, avec la formidable poussée de réfugiés vers l’Europe doublée de la vague d’attentats terroristes sur le sol européen. En s’imposant comme maîtresse du jeu en Syrie, la Russie détient un atout majeur dans ses relations avec les pays occidentaux, et notamment face aux États-Unis.

Pourtant, les États-Unis ne s’opposent pas, ou plus, au maintien au pouvoir du régime de Bachar Al-Assad…

Pour les États-Unis, le problème n’est pas le régime de Bachar Al-Assad. C’était déjà le cas sous Barack Obama, qui n’a montré aucune détermination véritable à renverser le régime Assad. S’il avait voulu agir dans ce sens, il aurait suffi que les États-Unis arment l’opposition syrienne et lui donnent les moyens de neutraliser l’aviation du régime. La situation aurait été aujourd’hui considérablement différente. Quant à Donald Trump, il a clairement fait savoir qu’il était disposé à s’accommoder du maintien d’Assad au pouvoir. Déjà au cours de sa campagne électorale, il avait affirmé que, bien qu’Assad fût un un dictateur sanguinaire, il n’en représentait pas moins l’option la plus acceptable en Syrie.

Sur le fond, la Syrie n’est pas un pays convoité par les États-Unis. Washington n’a pas cherché à bouter la Russie hors de Syrie, même dans la période de la plus grande faiblesse russe dans la foulée de l’effondrement de l’Union soviétique. C’est que la Syrie ne jouit pas de ressources importantes et le régime Assad a joué à plusieurs reprises un rôle tout à fait utile pour Washington : en 1976, il est intervenu au Liban contre l’OLP et ses alliés de la gauche libanaise ; par la suite, il s’est confronté plusieurs fois aux Palestiniens du Liban ; en 1990, il a pris part à la guerre contre l’Irak au sein de la coalition menée par les États-Unis.

Le seul vrai problème pour Washington, et plus encore pour l’administration Trump, est celui de la présence iranienne en Syrie. C’est leur souci majeur, et c’est ce qui dicte le comportement des États-Unis aujourd’hui dans la région.

 

Au milieu de tous ces jeux d’alliance, qu’est devenue l’opposition syrienne ?

L’opposition syrienne est en déliquescence depuis très longtemps. Il y avait une occasion historique de lui permettre de se construire et de jouer un rôle de premier plan à ses débuts, à la fin de l’année 2011 et en 2012. Si cette opposition, qui affichait alors un visage démocratique et laïque, avait été soutenue fermement par les États-Unis et leurs alliés européens, s’ils lui avaient donné les moyens de s’organiser et de se battre contre Assad plutôt que de la rendre dépendante de la Turquie, du Qatar et des Saoudiens, la situation aurait certainement été très différente aujourd’hui. Pas seulement en Syrie d’ailleurs, mais dans l’ensemble de la région. En effet, le retournement de la vague révolutionnaire en phase contre-révolutionnaire au printemps 2013 a commencé avec le passage du régime syrien à la contre-offensive avec le soutien direct de l’Iran. On a alors assisté au renversement de la vague populaire inaugurée en décembre 2010 par le soulèvement tunisien et qui avait entraîné la chute de plusieurs régimes arabes à la manière de dominos. C’est la résistance du domino syrien qui a inversé la tendance. Depuis 2013, un contre-choc a été observé partout, avec le retour de l’Égypte à un gouvernement d’ancien régime encore plus répressif, ainsi qu’avec les guerres civiles de Libye et du Yémen.

Si les gouvernements occidentaux avaient été fidèles à leurs valeurs proclamées et avaient soutenu ceux qui représentaient ces valeurs en Syrie, le désastre actuel n’aurait pas eu lieu. L’administration Obama n’ayant pas voulu s’engager dans le conflit, elle s’en est remise aux États du Golfe et à la Turquie. Toutefois, ni l’émirat du Qatar, ni le royaume Saoudien, n’ont la moindre affinité avec une révolution démocratique et laïque : ce sont des valeurs radicalement opposées à ce qu’ils représentent eux-mêmes. C’est bien pourquoi ils se sont livrés à une surenchère dans le financement de groupes intégristes qui ont dévoyé ce qui était un combat démocratique en bataille sunnite intégriste et confessionnelle. Ces groupes ont provoqué l’éclatement de l’Armée libre syrienne (ALS) formée en 2011. C’est ainsi que s’est produite la dégénérescence de l’opposition armée : au lieu d’une force armée unifiée sous une bannière démocratique et laïque, on a vu proliférer des groupes représentant tout l’éventail de l’intégrisme islamiste, des Frères musulmans jusqu’à Daesh. Cela a été une catastrophe non seulement pour la Syrie, et non seulement pour la région dans son ensemble, mais aussi pour le monde entier, puisque la situation a débordé bien loin des frontières de la Syrie ou de l’Irak. Quant à la représentation politique de l’opposition, elle est naturellement devenue de plus en plus chétive, minée par des conflits d’influence entre le Qatar et le royaume saoudien qui l’ont corrompu et lui ont fait perdre tout crédit. L’opposition syrienne n’est plus en mesure de constituer une alternative au régime. C’est pour cela que tous les grands acteurs internationaux se sont rangés à l’idée d’une représentation de l’opposition au sein d’une coalition qui agirait dans le cadre d’un régime syrien maintenu. Il n’est plus question de renverser ce régime. Pour Washington, il n’en avait d’ailleurs jamais été question : c’est seulement la question de la présidence d’Assad qui était posée. Aujourd’hui, tous disent être prêts à s’accommoder de cette présidence, ne serait-ce qu’à titre provisoire.

Comment voyez-vous l’avenir de la région ?

Nous nous trouvons aujourd’hui devant la perspective de plusieurs années, voire plusieurs décennies, de grande instabilité. Le point d’ébullition atteint en 2011 dans la région a débouché sur un bouillonnement qui continuera longtemps encore, et qui ne s’arrêtera que si un changement démocratique, entraînant un déblocage radical de la situation économique, parvenait à s’imposer au niveau de la région. Tant que ce ne sera pas le cas, la région va connaître crise sur crise, et risque malheureusement de connaître de plus en plus de tragédies.

Propos recueillis par Mathilde Rouxel

 

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