Maher Chahine, Nawaa, 29 janvier 2021
Dans la région du Sahel mais aussi dans la capitale, Sfax et plusieurs villes de l’intérieur, la scène est la même. Des jeunes en colère, par moments violents et casseurs, occupent l’espace et prennent la parole. Les émeutes en Tunisie, comme ailleurs dans le monde depuis des années, sont violentes et bousculent l’ordre social en faisant redécouvrir la réalité des inégalités sociales, du chômage, de la vulnérabilité, de la discrimination, et de la violence policière.
Vite suivis par des étudiants, des militants politiques, des activistes de la société civile et internautes mobilisés sur l’avenue Habib Bourguiba, et au Bardo en plein jour et non pas la nuit, pour appuyer l’indignation des jeunes des quartiers, casser leur isolement et montrer le vrai visage de la crise. Une crise politique et socio-économique qui ne peut guère être gérée par la répression, et puisqu’elle est politique, nous sommes tenus de la comprendre et de l’analyser comme telle.
C’est un moment de jonction entre une majorité qui n’est pas engagée politiquement, mais frondeuse, avec des groupes de jeunes politisés, des activistes et des proches de la société civile et des partis de gauche, qui est en fait l’autre message de ces émeutes.
De son côté, la réponse gouvernementale a conjugué la voie répressive et les sorties médiatiques ratées : celle du chef du gouvernement et celle du ministre de la Défense. Des dirigeants nahdhaouis proposant quant à eux le déploiement de partisans islamistes comme forces de sécurité parallèles. Encore une fois, l’élite gouvernante manifeste ses limites dans son approche d’appréhender les mouvements de contestations juvéniles.
Une couverture médiatique abondante insiste sur les images de pillages et de violence pour conclure sur le caractère déviant et ‘’psychopathologique‘’ des jeunes selon des différents chroniqueurs. Encore une fois, une stigmatisation par ignorance ou délibérée, qui accentue la rupture entre le monde des jeunes défavorisés et le monde des médias mainstream.
Pourtant, il est temps de comprendre que cette génération née et grandie avec la Révolution est habitée par trois choses : vivre sa vie en dehors de l’ordre moral dominant et répressif, avoir les moyens factuels de le faire, et être reconnue et estimée. Ce que la configuration politique et les choix économiques actuels ne permettent pas et surtout ne veulent pas.
Depuis des mois, voire des années, les alertes qui nous remontent d’en bas, du côté des marginaux, des vulnérables et des invisibilisés, sont récurrentes et que chercheurs, société civile et organisations internationales ne cessent de les faire connaitre et de les relayer, sans succès. Les gouvernants se détournent du problème et n’arrivent ni à le comprendre et ni à le traiter.
Aujourd’hui, le point aveugle de la République, dix ans après la Révolution, est clair : la justice sociale et une véritable cohésion républicaine. C’est en ce moment de commémoration mais aussi d’accompagnement des émeutes des quartiers que s’inscrit cette réflexion sur les dix ans de Révolution et de transition démocratique inachevées.
Toute histoire a un commencement. Pour nous, ce fût en décembre 2010 – janvier 2011. Et depuis, c’est le déclenchement d’un processus révolutionnaire et transitoire. Nous continuons à avancer sur une corde raide, pour certains d’entre nous avec le « pessimisme de la raison », pour d’autres avec « l’optimisme de la volonté ».
C’est suite à un événement historique majeur que notre petit « pays sans bruit »,[1] comme le qualifie J. Dakhlia, s’est mis sur orbite, poussant la communauté internationale à exprimer son admiration pour un peuple si courageux. La Tunisie de 2011 était en effet non seulement une terre de révolution mais un point de départ vers d’autres vagues de contestations dans la région et dans le monde, ne semblant pas s’arrêter, attestant ainsi de la dimension globale du mécontentement et de la révolte des peuples refusant le diktat d’une mondialisation néolibérale injuste. Comme l’écrivait Manuel Cervera- Marzal, « le volcan gronde, rien n’est certain, tout est possible. »[2].
Au début saluée, applaudie de par le monde et suivie dans différents pays, puis récompensée par un Prix Nobel de la Paix en 2015, la Tunisie est ainsi déjà clairement identifiée comme la première terre des révoltes arabes, où la marche vers la démocratisation titube certes mais ne s’arrête pas. Une marche qui souffle le chaud et le froid et nous laisse le plus souvent perplexes, face à un air indéniablement de plus en plus lourd à respirer, chargé d’appels pour une reprise en main d’un Etat fort et autoritaire qui fermerait la parenthèse de la révolution.
C’est pourquoi ces moments de commémoration doivent être autant des moments de mémoire, de bilan que de nouveaux départs. S’assurer du nouveau départ est avant tout croire au changement et vouloir ramer contre vent et marée pour l’atteindre.
Peut-on encore continuer à croire en notre révolution ? Cette question nous interpelle d’emblée lorsque nous faisons le constat de la situation et que nous observons le paysage politique actuel. Les forces progressistes du changement social sont en effet aujourd’hui sous l’effet d’une fragmentation inquiétante : défenseurs de droits de l’homme, féministes de tout bord, mouvement ouvrier, nouveaux mouvements sociaux, artistes et intellectuels libertaires ou de gauche et jeunes sont tous en colère, ils semblent comme une multitude de mouvements hétérogènes et en désarroi, un archipel de micro-résistances désarticulées.
Que faire alors face à ce constat ?
Devant cette crise complexe, il est toujours utile de réfléchir à des voies de sortie, qui ne s’ouvriront qu’avec de nouvelles possibilités de penser et d’agir. Une pensée nouvelle s’impose, pour des horizons permettant de surmonter ce sentiment d’impuissance, et qui ne manquera pas de nous faire retrouver l’enthousiasme pour inverser la tendance déprimante qui commence à assombrir nos jours et à blanchir nos nuits, surtout depuis les résultats des élections de 2019 et une scène politique de plus en plus exécrable à laquelle nous avons affaire. Une bonne partie de la population est, à juste titre, mécontente et ne se reconnait pas en cette classe politique, comme si la résultante arithmétique des urnes n’arrivait pas à dégager une représentation de la société réelle, ou comme si la démocratie représentative démontre ses limites très tôt chez nous, en donnant lieu à des institutions très vite désavouées par la société .
Dans cette ambiance encore une fois, des « petites voix » de notre propre famille politique s’élèvent encore une fois pour appeler à un bloc anti–islamiste afin de défendre les avancées laïques et les acquis de la première république, et c’est toujours l’héritage « Bourguibien » appelé à être sauvé, sans qu’il soit question d’espérer plus, ni de l’interroger. Encore une fois, des tergiversations nouvelles, d’acteurs qui se définissent tous « centristes modernistes »(!) et qui ne semblent mener nulle part. Et encore une fois, surgissent des noms de leaders autoproclamés, des initiatives politiques et organisationnelles auxquelles aucune personne sensée et avertie ne croit, et pour cause : les diviseurs se proposent comme rassembleurs et les destructeurs comme bâtisseurs, toujours sous ce même mot d’ordre galvaudé qu’est « la nouvelle reconfiguration du camp moderniste ».
Nous tenterons donc par cette réflexion, dix ans après la chute du régime de prendre de la distance vis-à-vis de cette approche et de répondre à une problématique centrale : à quelles conditions une Tunisie non autoritaire, démocratique et juste est-elle possible ? Quelles conditions culturelles, sociales, économiques et institutionnelles permettraient à la Tunisie d’avancer sûrement sur le chemin, forcément long, de sa démocratisation ?
Pour répondre à ces questions, nous reviendrons dans un premier temps à la Révolution comme événement de rupture et d’ouverture, nous nous arrêterons ensuite sur les questions de la démocratie et des libertés, des inégalités et de la dignité. Nous nous attaquons à cette tâche avec un double souci : entrevoir une pratique réflexive et penser un renouvellement de la gauche[3] en Tunisie post-révolution. Tenir tête, et croire encore en notre Révolution, est pour cela la condition préalable.
Au commencement : une révolution au-dessus de tout soupçon [4]
Rappelons pour commencer que notre Révolution, factuelle dans ses faits et dans sa chair, a réellement eu lieu. Avec ses martyrs, ses blessés, le sang qui a coulé et les larmes versées. Toujours vive dans nos esprits, elle a fait naître au fond de nous, une autre manière d’être, une autre sensation de vie, un autre nous-mêmes. Le 17 décembre 2010 était un cri de colère du pays profond et le 14 janvier un jour de rupture réelle de tout un peuple avec ses gouvernants despotiques et corrompus.
En reprenant les mots du sociologue italien F . Taragoni, nous pouvons dire que la situation révolutionnaire dans laquelle nous avons vécu et vivons toujours entremêle des changements de la structure sociale et des significations que les individus confèrent à leur existence. Il est impossible en ce sens, selon ses mots, de dissocier les changements structurels des phénomènes de subjectivation politique, les deux étant tributaires de la spécificité des contextes. Il y a révolution à partir du moment où l’effervescence collective, éphémère contingente, se sédimente dans des régimes spécifiques de subjectivité. Je peux, je m’indigne, je prends la parole, je proteste pour l’ami, le voisin, le citoyen, tout ne sera plus comme avant, sont autant de mots-clés de cette subjectivité qui participent, « par le bas », à la refonte des structures sociales.[5]
C’est à partir de cette effervescence d’en bas, horizontale, qui engage les citoyens et les populations eux-mêmes à partir de leur expérience vécue et dans leurs territoires, que commence notre réflexion sur la Révolution, une réflexion qui prend part et qui se soucie de la destinée de notre processus révolutionnaire qui bégaie par moments, mais qui ne se tait pas.
L’Histoire nous a appris que les révolutions sont des événements d’une densité exceptionnelle, saturées d’espérances, et qui restent longtemps « ouvertes » aux lectures constamment renouvelées que peuvent projeter sur elles les populations .
Les aspirations de notre révolution, publiquement scandées par le peuple insurgé, sont connues : « liberté , dignité et justice sociale », et même si cette notion de peuple demeure ambivalente, il nous est permis de parler d’émotions populaires par lesquelles nous étions portés durant les premiers jours et les premières semaines de la révolte. C’est par ces émotions partagées que le peuple s’est mis en mouvement depuis 2011.
De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout répondait Hugo. « D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui pensent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte »[6]. Et une pareille émeute, nous l’avons vécue. Ses images, ses visages, ses sons, ses odeurs, et ses couleurs sont encore là.
Or il nous reste aujourd’hui l’engagement de garder ces ouvertures de changements possibles, de faire valoir les capacités de la société tunisienne à opérer une reconversion subjective au niveau collectif tel que le promet une révolution qui continue à être vivante et porteuse d’espoirs chez les gens qui y croient encore.
Vouloir la Liberté , revendiquer la démocratie
Le temps écoulé nous est probablement suffisant de revenir sur nos victoires, nos pas franchis avec succès, nos déceptions et nos espoirs. Face un tel tournant historique, surgit le devoir d’honnêteté afin de se donner les possibilités de comprendre où nous en sommes et de rebondir, même s’il faut reconnaitre qu’une fatigue démocratique ralentit nos mouvements, de l’esprit et du corps.
Vouloir la liberté pour les Tunisiens et les Tunisiennes était, avant tout, oser casser la chape de plomb qui verrouillait l’espace public et qui imposait une atmosphère irrespirable. Vouloir la liberté, c’était ainsi vouloir la vie : « Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, Force est pour le Destin de répondre, Force est pour les ténèbres de se dissiper, Force est pour les chaînes de se briser ». C’est cette flamme subversive de notre poète national Abou Kacem Chebbi qui galvanisait la foule, rappelons-nous.
Avec la nouvelle réalité historique, depuis 2011, la vie ne peut plus se limiter à une vie nue ou à une survie : elle est aussi et avant tout liberté. ‘’Thawrat al-hurriyya‘’ est ainsi devenue possible au moment où le peuple l’a voulue et que les jeunes étaient prêts à mourir pour l’arracher.
Or la liberté, dans sa dimension politique, exige des lois, des institutions et de la participation citoyenne, et c’est en ce sens donc que liberté rime avec démocratie.
Par démocratie, nous ne désignons pas seulement un régime politique, un système d’institutions fondé sur la souveraineté du peuple et que l’on oppose à d’autres régimes (monarchique, oligarchique ou totalitaire). La démocratie ne s’accomplit pas seulement par des procédures techniques dans sa substance. La démocratie est d’abord une aspiration morale et inévitablement sociale. En démocratie, les urnes ne remplacent pas la rue.
Deux aspects sont nécessaires pour parler de démocratie en construction : le premier est celui d’un État de droit, protecteur des libertés individuelles, et redevable devant ses citoyens, et le deuxième est la participation active des citoyens à la vie politique et aux affaires de la Res publica.
Le choix délibéré de l’État sous Ben Ali, qui était de « dépolitiser » le lien social et de nier les conflits, a en définitive engendré un effet contraire, à savoir la « surpolitisation » de la sphère privée. Débattre et échanger sur les questions politiques, sur « les jardins secret du Palais », étaient devenu chose courante dans les cercles privés. Le pouvoir en place n’emballait presque personne et la propagande médiatique pour l’embellir n’avait fait qu’accentuer son isolement.
Nous le savions d’avance, et les faits l’ont confirmé : la négation du pluralisme et de l’altérité empêche une réflexion profonde sur l’accès à la citoyenneté et sur son exercice. En cantonnant les Tunisiens à être des « sujets », des individus renfermés sur eux-mêmes, non des « citoyens », le régime avait creusé sa propre tombe. En Tunisie, les oppositions, les critiques, les dissensions, les colères, les foudres, et les désaccords existaient bien entendu, mais ils étaient interdits du domaine public, contraints en quelque sorte à une privatisation obligée[7] comme l’a résumé B. Hibou.
Et c’est en ce sens que la rupture engendrée par le 14 janvier a tout à fait changé la donne : l’espace public s’est très vite transformé en une agora à ciel ouvert pour nous tous, avec nos différences, nos divergences et les lignes de tension qui nous divisent.
La question qui se pose alors concerne le sens et la nature de la participation à la vie politique de cette Tunisie post-révolution pour savoir si elle s’effectue seulement dans le cadre institutionnel de l’État de droit, et avant tout par le biais du suffrage universel, ou faut-il plutôt évoquer la participation citoyenne dans sa dimension sociale et anthropologique plus large ? Et puisque cette participation ne va pas de soi, elle réfère dans sa réalisation à un contexte, à des situations, à des valeurs, à des idées, à des comportements et à des besoins ou attentes. Toute participation engendre l’ancrage des acteurs.
Il est vrai, en ce sens, que nous n’avons pas eu l’occasion de vivre un Etat de droit avant la chute du régime, mais nous avons par contre traversé, de génération en génération, une longue histoire de résistance, au néo-patrimonialisme, au parti-Etat, pour libérer des territoires de participation citoyenne.
Le totalitarisme isole les citoyens et brise les liens qui peuvent exister entre eux de façon à détruire l’espace public. La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité et l’arriération, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. C’est ce que nous retenons de la critique de H. Arendt du totalitarisme.
Du coup, nous constatons que le régime totalitaire de Ben Ali a pu « assiéger » la population au moment où il a pu maitriser et cadrer la masse des individus, dans une société où ils sont plutôt isolés et méfiants entre eux. Il a réussi à éliminer les liens à l’intérieur des groupes organisés. Il a dans un sens politique empêché la constitution d’une force politique opposante et capable de l’acculer ou de l’obliger à faire des concessions.
Or, c’est à partir du moment où les solidarités ont commencé à se mettre en place, marche après marche, que le pouvoir a commencé à perdre sa domination sur la société. Déroulons brièvement les évènements et la marche patiente pour la dignité pendant la décennie 2000 qui ont fait avancer les résistances collectives : la grève de la faim du journaliste T. Ben Brik, la fondation du CNLT, les luttes de l’Association Tunisienne des Jeunes Avocats, puis la fondation du SNJT. De leurs parts, la LTDH, l’ATFD et l’UGET ont contribué à la sortie d’un long moment d’hibernation. Sur le champ partisan, on a vu la constitution du CPR, du FDLT, la résurrection sous le nom du PDP de l’ancien RSP et l’ancien PCT a pris une nouvelle configuration en devenant Ettajdid. L’initiative démocratique de 2004 autour de la candidature de M. Ali Halouani mobilisait une bonne partie des démocrates. Celle d’A. Brahim en 2009 a mis la pression sur un pouvoir déjà fragilisé. La gauche radicale, quant à elle, se regroupe autour de la Revue Kaws El Karama. Et tente des initiatives de rassemblement.
Sur le plan social, dans la région du Sahel, les ouvriers et ouvrières du secteur du textile sinistré se mobilisent (ICAB, HOTRIFA …), les marins-pêcheurs à Sfax et les ouvriers du Complexe Sucrier de Jendouba en voie de privatisation, font entendre leurs voix. Dans la foulée, d’autres initiatives voient le jour : les pétitions se multiplient, des comités de défense se constituent…[8], sans oublier l’augmentation du nombre des grèves ouvrières prônées par la centrale syndicale, l’UGTT.
Le monde de la culture n’a pas lâché, avec à titre d’exemple les travaux de F. Jaibi et J.Baccar, de T. Jbeli, de R. Ben Ammar pour le théâtre, et J. Sadi pour le cinéma, donnant ainsi au récit de la résistance une dimension esthétique. La culture Hip-Hop et le Rap ont de plus en d’adeptes parmi les jeunes.
Résumons cette décennie par deux moments forts qui ont déstabilisé un pouvoir perçu comme étant inamovible, celle du 18 octobre 2005 et celle de la révolte du Bassin Minier en 2008. Et si la deuxième était une répétition de l’insurrection des subalternes du pays profond, la première était une préfiguration d’un compromis historique aujourd’hui introuvable selon l’expression de H. Abbdessamad[9].
Pendant cette décennie des années 2000, l’articulation du politique et du social se faisait lentement et ne fait que préparer le moment d’une révolution qui couvait.
L’historienne Kmar Bendana va plus loin dans sa proposition de généalogie de résistance. Ces dates ne sont pas seulement des traces de mémoire, elles jouent dans la temporalité subversive un rôle structurant dans les logiques d’action des acteurs. Elles alimentent un ressentiment profond d’injustice et un désir d’aller de l’avant en s’inscrivant dans un continuum d’émancipation, le jour où l’émeute se propage[10] .
C’est en effet au moment où des sentiments d’indignation, de frustration et de colère envers l’ancien système sont partagés, que la nécessité d’un changement radical est devenue une possibilité politique. L’effroi et la peur laissent la place à l’enthousiasme, à la joie, à la colère et à la fierté. En bref, le ressentiment de l’humiliation et de la honte pousse les masses à la révolte totale et à la rébellion.
« Le caractère fortuit d’un événement, ou d’un enchaînement d’événements, et la nature aléatoire de ce déclenchement révolutionnaire[11] n’enlève rien à la véritable révolution populaire ». Au prisme des sciences sociales, nous concluons avec J. Dakhlia que le processus menant à l’insurrection est profondément ancré dans l’histoire de la société, dans ses dispositions structurelles et ses réseaux militants.
Dans ce sens, la chute du régime le 14 janvier ne peut être lue que comme un couronnement des longs combats menés par les Tunisiens et les Tunisiennes pour défendre leurs droits, instaurer le pluralisme ou pour l’institutionnalisation de leurs conflits, selon la définition de la démocratie par Claude Lefort.
Grâce à ces acquis démocratiques et à cette ouverture de l’espace public, la génération Révolution aspire à prendre toute sa place dans cette nouvelle Tunisie en mutation. Nous mesurons sans peine, comme l’a écrit Fernand Dumont, l’extraordinaire portée sociologique et culturelle de la transition qui a conduit à transformer la vie dans la Cité où le pouvoir lui-même et les valeurs ont été livrés aux débats publics. Et si, aujourd’hui, les jeunes contestent, s’ils prennent la rue et occupent les places, ce n’est pas par un plaisir déroutant, mais c’est parce qu’ils veulent se faire entendre, ils revendiquent la visibilité. Pour eux et, comme le concluent de nombreuses enquêtes sociologiques, occuper l’espace public est en fait l’occuper comme groupes sociaux, comme classes, comme communauté comme corps collectif, et non pas comme monades ou individus isolés et égoïstes. Voilà ainsi la nouvelle configuration que prend la société de résistance[12]. Elle est un véritable sillon de citoyenneté participative.
Cette génération, née et grandie avec la Révolution, cherche des repères. Elle conteste pour s’affirmer, pour se valoriser, et elle a ses caractéristiques propres : désir de vivre et de se réaliser pleinement. Comment peut-il en être autrement dans la mesure où, la plupart, à la sortie de l’école et des universités, se trouvent sans possibilités d’inclusion de mobilité sociale et de participation ?
Plus clairement, les jeunes défavorisés contestent la faillite de la démocratie institutionnelle, l’indifférence et l’impuissance des décideurs politiques face aux grands défis à savoir le chômage, les droits à l’éducation, à la santé, au développent régional, à l’accès aux loisirs, au droit à la mobilité sociale, à désirer être comme les autres.
Contester est donc pour eux défier toute rigidité idéologique, lutter contre la léthargie de chaque institution, remettre en question les logiques de domination, suivre le mouvement d’une révolution culturelle et sociale latente mais qui se veut profonde et qui désire ancrer les principes de liberté et de justice.
Contester signifie aussi débattre, vouloir participer à la délibération publique. La contestation s’accompagne par une analyse réflexive, un esprit critique, une métamorphose intellectuelle, discursive, expérimentale et éclectique. Et aussi par des expressions artistiques et militantes originales et colorées. Un tel effort intellectuel est aujourd’hui pris à bras le corps par une pléiade de jeunes chercheurs, et intellectuels organiques qui prennent la recherche et l’écriture comme un ’’sport de combat’’[13]. L’espace public n’est plus réservé aux élites, il n’est plus bourgeois mais devient inclusif des plus précaires, des vulnérables et des marginaux, comme le suggère Nancy Fraser dans sa critique de l’espace public chez Habermas. Ainsi, la contestation n’est pas seulement celle des corps rassemblés et liés par les affects de solidarité, elle tend à s’acquérir d’une force de persuasion et d’émotions démocratiques.
Pour mieux comprendre l’ampleur de ses émotions démocratiques, un bref retour sur l’histoire courte peut nous être bénéfique. En effet, l’histoire contemporaine de l’Etat tunisien démontre que son organisation et sa réorganisation, et son rapport avec la société, se sont établis difficilement, tantôt dans le conflit et tantôt dans le dialogue. Le propre de la révolution est donc d’ouvrir en premier lieu des perspectives politiques pour les conflits du présent, afin d’instaurer de nouveaux rapports Etat–société, et aussi de jeter les bases d’une véritable citoyenneté sociale.
Selon la typologie de Marshall, la citoyenneté s’articule en trois dimensions : une citoyenneté civile qui s’exprime dans l’exercice des droits, garantie par un État de droit dans lequel la justice est indispensable pour la garantie de ces libertés, une citoyenneté politique qui se définit par l’exercice des droits politiques, et la citoyenneté sociale qui s’exprime dans les droits à la protection sociale, la santé, l’éducation et au travail garantis par les institutions et la législation de l’État-providence.
Le projet de société pour lequel nous continuons à nous battre dans la Tunisie nouvelle ne met donc pas l’accent sur une citoyenneté en marginalisant une autre. Cette voie de lutte est à nos yeux la voie de la gauche dans ses expressions culturelles, sociales mais aussi et essentiellement politiques.
Lutter contre les inégalités, ou les infatigables mouvements sociaux
Si nous faisons défiler aujourd’hui les évènements majeurs de cette décennie, ainsi que les sacrifices et les souffrances qui perdurent, pour faire le bilan sur le plan économique et social, pourrons-nous dire que la véritable révolution dans sa dimension sociale n’a pas eu lieu ? Plus clairement, si la révolution comme évènement historique de rupture et d’ouverture du possible a eu lieu, peut-on dire en même temps qu’elle n’a pas engendré un véritable changement social ?
La réponse est oui et non : oui parce que réellement les politiques économiques ne sont pas en train de changer et les anciens rapports sociaux entre favorisés et défavorisés ne semblent pas bouger mais bien au contraire, les lignes de clivages sont plus marquées. Pour certains dominants, « il faut que tout change pour que ne rien ne change‘ » comme disait T. Lampedusa dans son roman le Guépard.
Selon le professeur Sami Aouadi[14], il n’y pas eu changement ni du modèle de développement macroéconomique global ni du modèle de développement régional[15]. On le sait, à présent, la chute de la tête du régime n’a pas fait place à la fin des inégalités criantes et les espoirs de transformation sociale profonde semblent, pour certains, s’éloigner.
La réponse est aussi oui, la révolution est bel et bien en marche. Les revendications sociales se font entendre sur l’arène publique et les luttes pour une société juste et équitable se multiplient[16]. Dans cette perspective, la transition devient un catalyseur d’une dynamique sociale qui déborde les compromis incomplets des élites. C’est dans le mouvement irréversible enclenché lors de la démocratisation que se jouera la consolidation, et avec elle, la consolidation institutionnelle, sociale et culturelle de la démocratie.
Plus clairement, la complexité du monde social et l’effervescence des revendications met à mal toute normativité pensée d’avance sur les séquences et les conditions d’une transition établie, comme le présentent les politistes et experts de la transitologie. Ce qui rend légitime de s’interroger sur la pertinence de la transition des transitologues présentée comme science modélisée.
Une telle complexité de la réalité sociale mise à jour après 2011 a donné lieu à une diversité des moyens de lutte, ce que Charles Tilly appelle « le répertoire de l’action collective ». Par les faits de réussir une mobilisation, organiser une protestation, chercher des soutiens, un mouvement social apprend à maîtriser son répertoire de l’action collective[17].
Les groupes militants ont diversifié, depuis des années, leur répertoire de formes protestataires. Ils savent utiliser le sit-in, le blocage des routes, la grève, la manifestation, la campagne sur la toile, le graffiti, les arts de rue etc… En fonction des situations et de la nature des acteurs, le répertoire est plus ou moins riche ou limité selon le mouvement et les acteurs. Il se nourrit des expériences historiques, des luttes jumelles et de l’observation des différentes mobilisations de par le monde, la désobéissance civile et pacifique peut devenir une manière de revendiquer ses droits[18].
Dix ans après la chute du régime, il n’y a pas plus évident encore que de parler des inégalités en Tunisie. Les rapports officiels[19], ceux de la société civile[20] ou des instances internationales[21] sont unanimes sur la fracture sociale qui déchire le pays. Les inégalités de revenus, de patrimoine, de niveaux de vie, ou territoriales crèvent les yeux et nous dévoilent une Tunisie d’en bas, souffrante et laissée pour compte : celle des régions intérieures et des quartiers populaires.
Les statistiques de l’année 2015 indiquent que l’incidence de la pauvreté dite extrême, ou taux de pauvreté extrême en Tunisie en 2015 était de 2,9 %. La population qui est dans cette situation de pauvreté extrême atteint près de 321.000 personnes.
Le taux de pauvreté multidimensionnelle[22] est de 15,2%, soit environ 1.694.000 personnes . Plus en détail, le taux de pauvreté oscille entre 6,3% et 12,6% dans la bande côtière, alors qu’il atteint 17% au Sud-ouest et culmine à 30,3% au Centre-ouest.
Plus de 700 mille chômeurs, risquant de se rapprocher de la barre d’un million après la crise sanitaire du Covid 19, ne voient pas le bout de Tunnel. La Tunisie compte 285 mille familles démunies et 622 mille familles au revenu modeste. 40% des 950 mille retraités perçoivent des pensions en dessous du SMIG. Ajoutons à ces chiffres les dizaines de milliers d’ouvrières agricoles en situation précaire qui constituent 70% de la main-d’œuvre agricole.
Pour avoir une idée claire sur les inégalités sociales qui divisent le pays, le rapport « New World Wealth » (2019) estime que 19.676 individus en Tunisie (soit 0.16 % de la population) disposeraient d’une richesse supérieure à 500.000 dollars. Ce nombre aurait augmenté de 5% durant les cinq dernières années. Près de 20.000 Tunisiens sont multimilliardaires. Leur richesse totale se compterait en dizaines de milliards de DT, tandis que le PIB de la Tunisie était de 115 milliards DT en 2018. Ce qui attise le sentiment d’injustice fiscale.
Concernant les inégalités de dépenses en comparant celles des 10% les plus riches aux 40% les plus pauvres en Tunisie, on trouve que les 10% les plus riches ensemble dépensent 1.5 fois plus que la totalité des 40% les plus défavorisés[23].
L’autre dimension d’inégalités, celle des inégalités socio-spatiales, se manifeste dans les régions enclavées et les quartiers péri-urbains du Grand Tunis et des grandes villes. De ce point de vue, l’émergence des quartiers en tant qu’acteurs politiques produit un élargissement à la fois des modalités d’action disponibles aux classes populaires et de l’espace. Ils feront entrer ainsi dans le champ politique une réalité sociale que l’on doit désormais prendre en compte et penser autrement.
De son côté, le déclassement de la classe moyenne constitue une menace à la fois pour elle et pour la cohésion sociale globale. Son rétrécissement augmente les frustrations et élargit la base des mécontents. Cette classe moyenne formée par les fonctionnaires de l’Etat, les corps sociaux professionnels libéraux et les entrepreneurs des PME, n’arrive plus à se maintenir, alors qu’elle constituait auparavant un élément de stabilité sociale et une garantie d’un éventuel processus démocratique.
Cette classe moyenne a été très engagée par moment, surtout aux premières années de la décennie révolutionnaire, avec un élan de patriotisme et de dignité retrouvés, et la croyance forte dans la dynamique nouvelle pour un Etat démocratique respectueux des droits humains et des libertés individuelles. Elle est aujourd’hui désabusée par les désillusions de l’action partisane et politique, alors que son retour sur l’arène de la résistance civile est salutaire pour le projet démocratique national. Il lui apporte une base non seulement importante de par le nombre, mais également de par la diversité et l’ancrage dans divers groupes et milieux pouvant être actifs et mobilisateurs, allant des artistes aux fonctionnaires, et passant par une partie de l’élite économique attachée à l’ascenseur social et refusant aussi bien une économie de rente[24] que les privilèges accordés au capital offshore, sur lesquelles est basée le modèle économique de la Tunisie de Ben Ali qui perdure. Cette classe demeure néanmoins, animée par la volonté de libérer les énergies et de briser le plafond de verre.
Concluons à ce niveau, également, que les injustices et les discriminations ne sont pas seulement factuelles mais aussi vécues et ressenties[25] et que les sphères de la justice à conquérir comme le suggère Waltzer sont multiples. Comprendre donc les sentiments d’injustice qui traversent des pans larges de la population, c’est aussi dévoiler les raisons de la colère et du désenchantement[26].
Ainsi, l’usage du mot « démocratie » est largement partagé. Néanmoins, elle reste désincarnée et déconnexée. Un hiatus se creuse tous les jours entre l’idéal démocratique et la vie réelle, et menace de saper les fondations de notre vie possible en société. Car lorsque les murs s’érigent entre les groupes, il est difficile de construire un commun social : la frontière, disait le sociologue allemand Georg Simmel, n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale. En effet, entre les régions côtières et l’arrière-pays, mais aussi à l’intérieur des villes à multiples vitesses, entre quartiers défavorisés et quartiers structurés, les frontières se mettent en place, s’ossifient et maintiennent à distance des groupes altérisés et en conflit latent. Chose qui fragilise le lien citoyen national et crée les conditions de la décohésion sociale.
La fragmentation de la société en îlots d’intérêts et de certitudes bornées, est bel et bien une réalité, et du coup le vrai changement social ne peut se faire sans lutte contre l’égoïsme et l’individualisme, sans valorisation du solidarisme et du sens du commun.
Continuer donc à vivre en démocratie, c’est prendre soin de décrypter les sentiments de l’autre, et renforcer sa légitimité à agir en son nom et défendre ses droits. Sur cette base, l’écueil fondamental que rencontre l’édification d’une démocratie viable se rapporte à la nécessité de différencier les demandes de justice.
Nous sommes ainsi de plus en plus confrontés à des situations dans lesquelles les demandes de reconnaissance de certains citoyens se traduisent généralement par des effets de dépréciation ou de stigmatisation pour d’autres. Continuer à se nier et à refuser mutuellement les demandes de justice sociale et de dignité pour tous, c’est en effet bloquer la marche démocratique et légitimer la société atomisée et inégalitaire. C’est en bref s’inscrire dans la théorie thatchérienne «There Is no society» : la société, ça n’existe pas, il n y a que des individus.
Contrairement à ce dogme néolibéral, nous défendons une société de droit, ou les différences concrètes ne sont pas effacées par l’égalité abstraite des citoyens constitutionalisées dans le cadre formel d’une république démocratique, où les inégalités injustes ne sont pas tolérées.
Il est très instructif d’insister fortement sur l’antagonisme entre d’un côté la République, qui vient d’en haut, incarnant l’État sacralisé et la bureaucratie savante détentrice de la vérité absolue, de l’autre la démocratie, qui germe dans les attentes d’en bas. Pour certains, les volontés démocratiques d’en bas sont illégitimes, voire menaçantes pour l’ordre, et mettent la République et ses acquis en péril. Un tel message ne peut avoir pour conséquence que le détachement du monde d’en haut qui, en abandonnant le bien commun, plongera la société globale dans le chaos de la société des egos contre celle des égaux. La rupture du lien, y compris conflictuel, entre le haut et le bas, nous fait basculer dans la non-société et ouvre la boite de Pandore sur l’imprévisible. Or de notre côté, nous continuons à croire que l’effervescence sociale de la Tunisie profonde est nécessairement porteuse d’espoir.
Sur le plan politique, la crise de la représentation, l’atomisation des mouvements sociaux, la citadellisation des élites et des classes favorisées d’une part ainsi que l’acharnement à stigmatiser[27] et à invisibiliser les marginaux, les précaires, de nier leurs souffrances et leur luttes d’autres parts, sont autant de signes de crise d’une transition politique qui ne fait plus vibrer la Tunisie d’en bas, puisqu’elle ne s’opère pas sur la base des droits économiques et sociaux et sur la reconnaissance et la fin de la Hogra[28]. La distance que prendra le peuple par rapport à la marche vers la démocratie videra cette dernière de toute substance, et dans le cas contraire, son adhésion ne peut que la consolider.
Prenant appui sur cette démonstration et en suivant cette analyse, du côté de l’hémisphère gauche, nous pourrons avancer l’hypothèse que la gauche[29] ne se remettra jamais debout si elle n’arrive pas à franchir les frontières que nous venons d’énumérer et sans pouvoir tenir un discours et une pratique d’émancipation qui s’adressent à la fois aux classes moyennes déclassées et aux classes populaires. Il s’agit en effet d’isoler l’oligarchie rentière corrompue et la désigner comme handicap devant l’avancée de la démocratie, de dévoiler son avidité, donc la désigner comme adversaire social et politique et de déconstruire son idéologie. Il s’agit aussi de renégocier notre rapport avec l’Union européenne afin de préserver notre économie nationale et éviter de fragiliser d’avantage le bras social de l’Etat par des politiques d’endettement et d’austérité devenu suicidaires.
Sur la base du principe de la justice sociale, il sera vain de ronronner autour de l’intersubjectivité comme éthique morale quand le malentendu et la défiance sont flagrants. Au contraire, parler d’intersubjectivité comme adage normatif dans ces conditions, c’est escamoter la lutte sociale. Pour bien saisir, c’est ce que Marx entend par l’opposition entre une conscience qui ne représenterait rien de réel et une conscience de la pratique existante. La gauche doit raisonner avec la pensée sociale assoiffée de justice. La philosophe et psychanalyste C. Fleury nous rappelle à ce stade les effets politiques d’un ressentiment d’injustice quand elle écrit : « Le ressentiment est produit par un écart entre des droits politiques reconnus et uniformes et une réalité d’inégalités concrètes. Cette coexistence d’un droit formel et de l’absence d’un droit concret produit le ressentiment collectif ». Un récit d’une nouvelle gauche qui ne prend pas soin de ce ressentiment achèvera sa fin comme alternative intellectuelle et politique puisque il ne résonnera pas avec les attentes démocratiques du peuple d’en bas ».
Dignité pour toutes et tous
Il est imprudent de réduire les causes de la révolution tunisienne à un déterminisme fonctionnel. Elle reste une expression de mutations opérées au niveau du système mondial. Selon A. Touraine, elle est un mouvement social pour la liberté et la dignité, la résultante du dysfonctionnement d’un système dont les contradictions ne s’expriment pas seulement dans les syndicats, les partis politiques mais dans l’indignation imprévisible et indéterminée du sujet collectif.
L’indignation collective est selon le sociologue français une réponse extrapolitique et extraparlementaire aux effets pervers de la mondialisation. Ainsi, la non-reconnaissance de la liberté et de la dignité sont autant de valeurs pour lesquelles les jeunes révoltés tunisiens étaient poussés pour s’exposer à la mort, selon lui.
Le primat de cette catégorie, de ce sentiment, c’est de manifester dans le fait de nous unir et de nous donner le désir de faire corps, quand nous avons adhéré au même « moment révolutionnaire ». « Etre digne » pour le Tunisien a pris son sens anthropologique et politique au moment où l’obéissance volontaire et le consentement ont pris fin, au moment où l’assujettissement faisait honte.
Dans l’Allemagne du 19ème siècle Marx avait critiqué le sens commun de ses concitoyens. Il disait que « la honte est une sorte de colère, une colère rentrée. Et si toute une nation avait tellement honte, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir[30] ».
C’est donc le sentiment d’une incontournable honte cachée en nous tous, révélant la présence sinistre d’un vide au milieu de l’ordre social établi et contrôlé, qui nous a poussés à bondir et à nous unir à travers un slogan, « Dégage ». En appelant Ben Ali « le despote » à dégager, la foule solidaire et forte par son unité ne fait en réalité que dégager sa honte et exprimer son refus de continuer à être gouvernée par la peur et dans l’humiliation.
En définissant l’indignation come haine envers celui qui a fait du mal à autrui, Spinoza nous aide ici à comprendre l’insurrection des Tunisiens et Tunisiennes, puisque quand ce sentiment d’humiliation s’est propagé et quand il a gagné la multitude, il y a eu révolution. « Si la multitude, nous enseigne Spinoza[31], s’accorde naturellement et accepte d’être conduite par un seul esprit, elle ne le fait pas sous la conduite de la raison mais par la force de passions communes, espérance, crainte ou désir de tirer vengeance d’un dommage subi en commun ». Subir l’humiliation et enfouir la honte n’a fait qu’incuber les germes de la révolte qui couvait. Ce que le despotisme a pu faire aux plus faibles et aux vulnérables silencieux, il l’a subi en retour.
Sur cette base, Salah Mosbah élabore une lecture réflexive sur l’évènement tunisien : « Il y a eu le geste désespéré de ce jeune tunisien (l’immolation de Bouazizi), un phénomène de ‘prise de parole’ de la part d’un subalterne. Son acte de parole radical est entendu ». Le réseau préexistant de la résistance était en mesure de lui faire écho, de compléter et finalement de prolonger à travers des actes révolutionnaires dont le rayon d’action a dépassé, tout en l’englobant, la seule catégorie que l’on peut définir par le terme «subalterne».[32]
La longue histoire de la bataille pour la « Karama » nous renvoie en poursuivant cette lecture historique au mouvement national, social, au mouvement de gauche, et aussi au mouvement le plus récent des droits de l’Homme. Le désir de « Karama » a traversé toutes ces temporalités sociales chaudes. Cette dignité, nous la voulions, nous l’avons arrachée. Dignité nationale en face du colonialisme et post-colonialisme, dignité sociale et dignité humaine.
Un besoin d’histoire caractérise le discours des révolutionnaires et la révolution a été aussitôt appréhendée comme aboutissement dans une longue marche du mouvement politique et social venant du passé. Rappeler avec euphorie les souvenirs du mouvement étudiant (1967, 1972, et 1988) pour certains, la grève générale de janvier 1978 pour les syndicalistes, le parcours du féminisme indépendant (avec le club Tahar Haddad et la création de l’ATFD et de l’AFTURD ), la cyberdissidence des jeunes, les émeutes du pain de 1984 et enfin le soulèvement de Redeyef et du Bassin Minier de 2008, alimentait la production discursive sur la fierté d’un peuple qui s’est battu pour sa liberté et sa dignité.
Les jeunes qui se sont soulevés en 2010-2011 n’ont fait que continuer le chemin de leurs aînés héroïsés dont ils sont toujours fiers d’être les porteurs de flambeau.
Que veut donc dire être Tunisien et être digne aujourd’hui ?
La notion de dignité est polysémique : digne d’être musulman, d’être arabe, d’être maghrébin, qui se défait du complexé du colonisé, digne d’être homme et femme libre, capable d’élire celui qui le gouverne, digne de penser, digne de jouir de son corps, digne d’une vie décente dans des villes et des villages décents, digne de vivre de son travail, digne de créer et de faire aimer les arts et la culture, digne d’être soigné, éduqué et de grandir dans une société bienveillante.
Il est vrai que les Tunisiens se sentent différents et que leur pays se détache de l’histoire dominante de la région (la fameuse : exception tunisienne). Cependant, nous nous trouvons face à une nouvelle vérité, chacun engloutit en lui un inconnu, le moment de la révolution était un moment de délivrance pour que chacun pénètre en soi-même et desserre cet inconnu, le fasse parler sans peur. Peut-on dire qui est le Tunisien ? Existe-t-il « un » Tunisien ? Est-il conservateur ou libéral ? Est-il individualiste ou solidaire ? Est-il violent ou pacifique ? Est-il un mélange de tous cela ? La réponse est moins nette : le Tunisien est toutes ces doubles négations qui n’ont pas produit de synthèse. Mais qui s’efforcent à vivre en paix civile.
C’est dans ce sens que la révolution peut nous servir comme expérience de vie digne en nous rappelant qu’il ne peut y avoir une vraie vie dans une vie fausse : la dignité que nous voulons est celle qui ne fait pas l’éloge du « Moi » mais qui reconnaît la dignité de l’autre. En suivant Levinas, disons que le Moi n’est pas premier, il faut briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même nous prend en otage. Ce qui est premier, c’est l’Autre, d’où toute relation à l’autre sera subjectivité, affect, réceptivité, amour.
Ceci est un message humanisant que la gauche peut porter, du coup irriguer en permanence la sensibilité envers les souffrances des autres est un apprentissage. C’est l’empathie et la résonnance, plus que la pitié, qui créent le commun, qui ouvrent des voies et jettent des ponts.
Dans le contexte tunisien, dans l’intensité du présent que nous vivons, parler de dignité pour tous c’est penser en premier lieu la dignité comme fondement moral de la protection des plus vulnérables parmi nous et c’est aussi la penser comme moteur de la promotion des droits fondamentaux.
Conclusion
Pour conclure, et sur la base de ce tableau que nous venons de dresser, nous pouvons dire que les formes de malaise et de regrets que peuvent exprimer différents groupes sociaux sont compréhensibles après tout ce temps perdu sans pouvoir allez au fond de choses : réformer l’Etat, mettre les bases d’une société juste et consolider les libertés.
Néanmoins, si nous observons la scène plus attentivement l’inquiétude donnera place à la motivation d’agir. La résistance n’a pas failli, jeunes, femmes, dynamiques citoyennes et mouvements sociaux étaient infatigables durant dix ans. Les éléments d’un mouvement de changement social sont là, avec leurs référentiels, humaniste, démocrate et progressiste. Les acteurs d’une autre gauche sont en mouvement. Ils agissent, laissent des traces, et creusent des sillons.
Ils ont besoin de se rapprocher, de penser au pluriel, de converger et surtout de s’ouvrir sur les nouvelles idées et sur les nouvelles formes de mobilisation et d’organisation. Ils ont besoin de comprendre le potentiel de chacun et de chacune, d’intégrer un leadership nouveau, jeune et féminin et de favoriser leur ascension et pleine participation dans les formes et les champs d’engagement dans lesquelles ils s’expriment le mieux. Encourager l’horizontalité est un impératif catégorique.
Ce que nous pouvons faire en tant que militants et plus largement en tant que citoyens est de persévérer à garder bien vivante notre démocratie, nous ne réussirons pas à atteindre nos objectifs si nous restons spectateurs de la démocratie à attendre que d’autres s’en occupent à notre place. Ils ne le feront pas. L’avenir est entre nos mains. Mettons-nous au travail a dit un jour le camarade Bernie Sanders.
Notes :
[1] Dakhlia Jocelyne, Tunisie, le pays sans bruit, Actes Sud, 2011,
[2] Selon cette lecture, 2011 peut être perçu comme une tentative d’activation du frein à main. « Une vague de contestations déferla à cette occasion sur les cinq continents. La conjonction des révolutions arabes, des révoltes sud-américaines, d’Occupy Wall Street, des grèves dans l’industrie chinoise et des Indignés européens résonne telle une répétition générale. Globalement, ces soulèvements populaires ne sont pas parvenus à leurs fins. Mais ce cycle contestataire n’a t-il pas donné le coup d’envoi d’un assaut généralisé contre les structures de l’injustice et les arcanes de la servitude ? Le volcan gronde. Rien n’est certain, tout est possible » voir (Autonomie ou barbarie, La démocratie radicale de Cornelius Castoriadis et ses défis contemporains, dir Manuel Cervera-Marzal et Éric Fabri, introduction, Le passager clandestin 2015 )
[3]La catégorie de gauche est utilisée par facilité de langage. Elle fait référence aux différentes gauches
[4]La chronologie des épisodes révolutionnaires survenus dans le monde arabe depuis le XIXe siècle permet de redonner toute son épaisseur historique aux Printemps arabes des années 2010-2012. Alors partie intégrante de l’Empire ottoman, le monde arabe est d’abord touché par les mouvements Jeunes-Ottomans, à partir des années 1850, puis Jeunes-Turcs, qui militent pour une modernisation et une libéralisation radicale des structures politiques de l’Empire, jusqu’à obtenir, en 1876, une Constitution censée encadrer le pouvoir autocratique du sultan. En 1908, la révolution Jeune-Turque enflamme de nombreuses grandes villes méditerranéennes et débouche sur la déposition du sultan ottoman et le rétablissement de la Constitution de 1876. En Tunisie, ce bouillonnement politique emprunte des voies détournées : une Constitution d’inspiration libérale est négociée dès 1861 entre les dignitaires locaux et les puissances consulaires, mais les hausses d’impôt conduisent la population à se révolter. Les épisodes de 1861 et de 1864 resteront ainsi une référence politique forte. Lors de l’instauration de la deuxième Constitution tunisienne par Bourguiba en 1959 et il en sera de même en 2013, lorsque le pays débat intensément de sa troisième Constitution, promulguée finalement en février 2014. (Voir Révolutions, quand les peuples font l’histoire Felix chartreu, Maud Chirio, Mathilde Larére, Vincent Lemire; Ehgiena Paliearki : Ed Belin 2017 )
[5] Fréderico Taragoni ; Enigme révolutionnaire, Librairies ordinaires, Paris 2015 p13
[6].Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1986, chapitre « Les bouillonnements d’autrefois » et chapitre « Le 5 juin 1832 » cité par A. Allal « Trajectoires révolutionnaires en Tunisie
Processus de radicalisations politiques 2007-2011 Presses de Sciences Po | « Revue française de science politique » 2012/5 Vol. 62 | pages 821 à 841
[7] . Béatrice Hibou, La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, p. 250-251.
[8] Pour un retour sur l’histoire, Voir Sadri Khiari ; Tunisie Coercition, consentement, résistance. Le délitement de la Cité. Karthala 2003.
[9] H. Abdessamad a résumé ce moment « si la grève est bien l’une des actions les plus éclatantes de l’opposition tunisienne contre l’ordre autoritaire, elle ne se constitue nullement une condition de possibilité de Révolution qui adviendra cinq ans après certes les devenirs révolutionnaires des différents acteurs se touchent, interférent même, mais il serait illusoire de chercher un lien de causalité là ou il n’y a que des proximités ou des convergences », La gauche et l’Islam politique ou le conflit suspendu, retour sur le mouvement du 18 octobre en Tunisie, Nirvana 2017.
[10] Voir K Bendana, « Entrer dans l’histoire de la révolution tunisienne, Année du Magrheb 10 – 2014
[11] Jocelyne Dakhlia, Tunisie. Le pays sans bruit, Arles, Actes Sud, 2011, p. 88-89.
[12] M. Hanin ; La société de résistance post islamisme, post bourguibisme, post marxisme ; Mots passants ed Nachaz 2019 (en arabe)
[13] Voir à titre d’exemple le dernier ouvrage de S. Jaballah, F. Gorbelli, et R Abedelmoula « 3arajin El Gadhab » en arabe Mots passants, Nachaz 2020
[14] La Presse 25 -11 – 2020 https://lapresse.tn/79705/sami-aouadi-professeur-deconomie-a-luniversite-de-tunis-el-manar-il-faut-briser-lisolement-des-regions-interieures/, voir aussi www.itceq.tn étude avec OIT ; la discrimination positive 2017
[15] Déséquilibres régionaux et inégalités sociales en Tunisie, FES, 2018, https://library.fes.de/pdf-files/bueros/tunesien/14418.pdf
[16]https://ftdes.net/rapport-annuel-des-mouvements-sociaux/
[17]https://orientxxi.info/magazine/tunisie-les-mouvements-sociaux-amorcent-une-nouvelle-revolution,4400
[18] « La désobéissance civile nait sous sa forme moderne avec Henry David Thoreau au milieu du 19ème
siècle. Elle est développée ensuite au 20e siècle par Gandhi, puis Martin Luther King. À partir
des années nonante, elle continue d’évoluer sous l’impulsion des mouvements altermondialistes et anticapitalistes (faucheurs d’OGM, manifestation/occupation lors des G8 /G20, mouvements des places, ZAD, climate camp, climate games, actions de 350.org, Nuit debout, TIPP Game Over, etc.) », La Désobéissance civile pour retrouver le chemin de la démocratie, Jérôme Pelenc, Baricade culture alternative 2016
[19] IDR ICTEQ http://www.itceq.tn/wp-content/uploads/files/notes2019/indicateur-de-developpement-regional-2019.pdf
[20]https://www.oxfam.org/fr/tunisie-les-inegalites-extremes-en-chiffres
[21]https://www.afd.fr/fr/ressources/les-inegalites-en-tunisie
[22] Au-delà de ces chiffres voir l’analyse A. Mahjoub ; Pandémie COVID 19 en Tunisie : Les inégalités, les vulnérabilités à la pauvreté et au chômage, FTDES 2020.
[23] ALERT, une jeune association de lutte contre l’économie de rente voir www.antirente.tn
[24]Imed Melliti, Hayet Moussa, Quand les jeunes parlent d’injustice. Expériences, registres et mots en Tunisie https://journals.openedition.org/sejed/9913
[25]https://nawaat.org/2017/05/11/regards-croises-sur-le-mal-etre-de-la-jeunesse-tunisienne/
[26]https://nawaat.org/2020/11/25/mouvements-sociaux-en-tunisie-les-protestataires-ont-ils-detruit-une-route/
[27]https://journals.openedition.org/anneemaghreb/3410
[28]Karl Marx – Correspondance, Lettres à Arnold Ruge (1843)
[39] Spinoza Ethique III, traduction P-F Morau Paris, 1979
[30] S. Mosbah, D’un printemps qui peine à venir… la révolution tunisienne dans l’horizon de la globalisation capitaliste, contre- temps n°20, 2014