Sonali Kolhatkar, Economy for All, 12 février 2021 (traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Des milliers d’ouvriers d’entrepôt d’une usine Amazon à Bessemer, en Alabama, sont au centre d’un vote syndical [sur la présence d’un syndicat dans l’entreprise] qui pourrait changer la donne en ce moment même. Le 8 février, les travailleurs d’entrepôt [d’Amazon] ont reçu des bulletins de vote par courrier afin de décider, au cours des sept prochaines semaines, s’ils souhaitent adhérer au syndicat des détaillants, grossistes et grands magasins (RWDSU- Retail, Wholesale and Department Store Union). Le simple fait d’en arriver là a été une victoire importante compte tenu de l’antisyndicalisme du plus grand distributeur au monde et du fait que les salarié·e·s travaillent pendant une pandémie. Si les salarié·e·s se prononcent par un oui, ils disposeront du premier entrepôt syndiqué d’Amazon aux États-Unis.
Stuart Appelbaum, le président du RWDSU, m’a décrit dans un entretien les détails choquants de ce qu’il appelle «l’effort antisyndical le plus agressif que j’ai jamais vu», visant les 5800 travailleurs. «Ils font tout ce qu’ils peuvent», a-t-il déclaré. L’entreprise «bombarde les gens avec de la propagande dans tout l’entrepôt. Il y a des pancartes, des banderoles et des affiches partout, même dans les toilettes.»
Selon Stuart Appelbaum, la société envoie également des SMS à ses employé·e·s tout au long de la journée pour les exhorter à voter «non» et les attirer dans des réunions à «audience captive». Il n’est pas surprenant qu’Amazon ait recours au mensonge le plus répandu sur les syndicats, à savoir qu’il en coûtera plus cher aux salarié·e·s d’être syndiqués que de ne pas l’être. Une affiche collée sur les murs de l’entrepôt affirme: «vous savez déjà que le syndicat vous ferait payer près de 500 dollars par an en cotisations». Mais l’Alabama est un État de «droit au travail», [de «right-to-work» : une formule qui renvoie à la novlangue qui déclarerait, par exemple, que «la liberté c’est l’esclavage»]. Autrement dit, un Etat dans lequel les travailleurs opposés à l’adhésion à un syndicat ont le droit de bénéficier des avantages négociés par le syndicat sans en être membres et sans assumer son financement (cotisations).
L’entreprise à l’offensive
Pour compléter ses efforts de lutte contre les syndicats, l’entreprise Amazon a créé un site web bien conçu, DoItWithoutDues.com [Faites le sans payer de cotisations] où des photos de travailleurs heureux, avec leur pouce levé, créent l’impression d’un sentiment de satisfaction au sein de l’entreprise. Sur son site, Amazon offre innocemment sa version des «faits» concernant un syndicat, qui comprend des rappels alarmistes sur le fait qu’adhérer à un syndicat n’offrirait aucune garantie de sécurité de l’emploi ou de meilleurs salaires et avantages sociaux – sans mentionner le fait qu’Amazon ne garantit certainement pas ces éléments.
Sur sa propre liste de «Principes mondiaux des droits de l’homme», Amazon déclare: «Nous respectons la liberté d’association et le droit de nos employés à adhérer, à former ou à ne pas adhérer à un syndicat ou à une autre organisation légale de leur choix, sans crainte de représailles, d’intimidation ou de harcèlement.»
Mais dans une page d’un style propre à Donald Trump et aux républicains, Amazon a tenté d’insister sur le fait que même en plein milieu d’une pandémie mortelle, le vote syndical doit être «effectué en personne, physiquement [donc pas par la poste] ce qui permet aux associés de vérifier et de voter facilement à proximité de leur lieu de travail». Le Conseil national des relations du travail (The National Labor Relations Board: agence indépendante du gouvernement fédéral chargée de conduire les élections syndicales) a rejeté la demande d’Amazon pour une élection physique sur un jour.
Les bulletins de vote ont été envoyés aux travailleurs le 8 février. Le syndicat et ses défenseurs utilisent au mieux la période de sept semaines pour faire campagne et encourager les travailleurs à voter «oui». Mais Amazon poursuit également ses efforts pour contrer le RWDSU. Les syndicalistes, dans la ville de Bessemer, avaient pris l’habitude de contacter les travailleurs alors qu’ils s’arrêtaient à un feu rouge, en quittant l’entrepôt d’Amazon. Mais la compagnie, selon Stuart Appelbaum, «a fait changer le feu de circulation par la ville pour que nos organisateurs ne puissent plus leur parler». (Dans une déclaration des responsables de Bessemer nie cela.)
Les tactiques antisyndicales d’Amazon sont si agressives que 50 membres du Congrès des représentants ont envoyé à la firme une lettre d’avertissement disant: «Nous vous demandons de mettre fin immédiatement à ces tactiques musclées et de permettre à vos employés d’exercer librement leur droit d’organiser un syndicat.» Même les propres investisseurs de l’entreprise sont tellement choqués par ces tactiques que plus de 70 d’entre eux ont signé une lettre exhortant Amazon à rester «neutre» lors du vote.
Le chemin de ce vote syndical a été pavé par une inégalité incroyablement élevée. Elle s’est aggravée pendant la pandémie, les travailleurs ayant été privés de leur prime de risque insultante de 2 dollars de l’heure, alors que l’entreprise a réalisé des gains massifs au cours de l’année 2020. PDG et futur «président exécutif» d’Amazon – [Bezos quittera au troisième semestre 2021 sa fonction de PDG et sera remplacé par Andy Jassy qui dirige le secteur plus rentable de la firme: le stockage de données dans le «cloud»] – Jeff Bezos est le deuxième homme le plus riche du monde. Il «vaut» aujourd’hui 188 milliards de dollars et a vu sa fortune augmenter de 75 milliards de dollars rien que l’année dernière, alors que 20’000 de ses employés ont été testés positifs au coronavirus aux Etats-Unis. [Amazon emploie 1,3 million de salarié·e·s à l’échelle mondiale].
L’annonce de Bezos qu’il allait occuper un nouveau poste dans l’entreprise est intervenue le jour même où la Federal Trade Commission a annoncé qu’Amazon avait volé près de 62 millions de dollars en pourboires aux chauffeurs travaillant pour son programme «Flex». Stuart Appelbaum a déclaré que «ce que Bezos essayait de faire à détourner l’attention, tout comme Trump le ferait», et qu’«au lieu de se concentrer sur les 62 millions de dollars qu’Amazon Flex a volés à leurs chauffeurs, les gens parleraient du fait que Bezos allait obtenir un nouveau titre».
Stuart Appelbaum considère le vote syndical historique de Bessemer comme plus qu’une simple lutte ouvrière. «Quatre-vingt-cinq pour cent des personnes qui travaillent dans l’usine sont afro-américaines. Nous considérons qu’il s’agit autant d’une lutte pour les droits civils que d’une lutte ouvrière», a-t-il déclaré.
En effet, les conditions de travail à l’entrepôt sont si choquantes qu’elles ressemblent à une incarnation moderne de l’esclavage, rendue possible par la technologie. «Les gens sont déshumanisés et maltraités par Amazon», a déclaré le président du syndicat. Il a expliqué que «les gens reçoivent leurs missions d’un robot, ils sont disciplinés par une application sur leur téléphone, et ils sont renvoyés par SMS. Chaque mouvement qu’ils font est surveillé».
Les militants des syndicats contrent les brutaux efforts antisyndicalistes d’Amazon en menant leur propre guerre de l’information. En plus des syndicalistes qui s’adressent à chaque occasion aux travailleurs de l’entrepôt de Bessemer, un site web d’information, Bamazonunion.org, diffuse des données provenant de diverses études sur les conditions de travail dangereuses dans les installations d’Amazon. Le site rappelle aux travailleurs et travailleuses que les syndicats peuvent obtenir des contrats dans lesquels les travailleurs ne peuvent être licenciés que pour «juste cause» et non sur un coup de tête des dirigeants; que les plaintes contre l’entreprise peuvent être déposées par le biais de griefs formels; et que les salaires et les avantages sont négociés collectivement.
En tant que fiers membres du syndicat SAG-AFTRA (Screen Actors Guild?American Federation of Television and Radio Artists), mes collègues et moi-même à la radio KPFK Pacifica avons régulièrement bénéficié de telles protections, même contre une petite station de radio publique à but non lucratif qui lutte pour joindre les deux bouts.
Face à une impitoyable société à but lucratif qui a bâti son empire sur le dos d’une main-d’œuvre non syndiquée, les travailleurs et travailleuses d’Amazon sont en première ligne de ceux qui ont le plus besoin des protections qu’un syndicat peut leur offrir.
«Cette élection est la plus importante depuis de nombreuses années, car il ne s’agit pas seulement de cette usine Amazon en Alabama», a déclaré Stuart Appelbaum. «Cette élection concerne l’avenir du travail et des travailleurs, ce à quoi le monde va ressembler à l’avenir. Amazon transforme industrie après industrie, et transforme également la nature du travail», a-t-il ajouté. En effet, l’intensité avec laquelle Amazon a lutté contre la syndicalisation dans un seul entrepôt en Alabama montre à quel point il est important pour l’entreprise que ses travailleurs restent impuissants.