Sunnites contre chi’ites : une fausse grille d’analyse

HUSSEIN AGHA et ROBERT MALLEY > 9 AVRIL 2019, Article paru le 11 mars 2019 dans The New Yorker sous le titre « The Middle East’s Great Divide is not Sectarianism ». Traduit de l’anglais par Pierre Prier. Orient XXl, 4 mars 2020.

Le spectre du confessionnalisme hante le Proche-Orient. On le rend responsable du chaos, des conflits et de l’extrémisme. On lui attribue ce qui est considéré comme la principale ligne de faille de la région : sunnites contre chiites. Il a la puissance et l’élégance d’une grande théorie qui semble tout expliquer. Les sunnites, rendus furieux par les ambitions chiites, se radicalisent en grand nombre, rejoignent Al-Qaida ou s’enrôlent dans l’organisation de l’État islamique (OEI). Les chiites, poussés par l’anxiété propre aux minorités, recherchent un pouvoir trop important pour leur nombre réduit.

Les tensions passées et présentes entre les deux principales branches de l’islam jouent incontestablement un rôle dans la dynamique de la région. Mais la vaste majorité des violences qui ont récemment apporté la ruine et la désolation dans une grande partie du Proche-Orient n’a pas grand-chose à voir avec ces tensions. Les conflits les plus sanglants, les plus féroces et les plus significatifs se déroulent exclusivement dans la sphère sunnite. Le confessionnalisme est une fable politique très pratique, qui sert à camoufler de classiques luttes pour le pouvoir, la maltraitance des minorités, et des méthodes totalitaires cruelles.

Malgré tous ses discours anti-chiites, l’OEI, l’acteur sunnite le plus implacable et le plus violent de la région revendique en majorité des victimes sunnites. Les batailles acharnées pour la ville irakienne de Mossoul ou la ville syrienne de Raqqa ont opposé des sunnites à des sunnites. Les attentats de l’OEI en Égypte, en Somalie, en Libye, au Nigeria et ailleurs ont presque toujours pour cibles des sunnites. Il y a peu d’exemples d’assassinats à grande échelle de chiites par le mouvement.

FRÈRES MUSULMANS, NÉO-OTTOMANS, SALAFISTES

Les soulèvements arabes — bouleversement politique le plus important qui ait ébranlé la région depuis une génération — ont généralement donné lieu à des batailles entre sunnites : en Tunisie où les soulèvements ont commencé ; en Égypte, où ils se sont poursuivis ; et en Libye, où ils persistent. Il en a été de même pour la guerre civile extraordinairement brutale et sanglante en Algérie dans les années 1990. Tous ces épisodes de troubles ont été marqués par des affrontements violents et des alliances changeantes entre les Frères musulmans, les néo-Ottomans, les salafistes, les wahhabites (dans leurs versions saoudienne et qatarie) et les djihadistes. Des forces plus modérées — Al-Azhar au Caire, les Hachémites jordaniens et la grande majorité des sunnites pacifiques — sont restées sur le côté en spectateurs impuissants, espérant que le tumulte passerait, et attendant avec impatience l’occasion de faire entendre leur voix.

Dans la tragédie syrienne, le clivage entre sunnites et alaouites est régulièrement présenté comme un sous-ensemble d’une plus large confrontation sunnites-chiites, et comme une donnée centrale pour comprendre la violence. Pourtant, le régime Assad n’est pas exclusivement alaouite, puisqu’il s’est construit autour d’une alliance entre les alaouites, des membres des classes moyennes sunnites et une multitude de minorités religieuses. Il est difficile d’imaginer que le régime ait pu survivre sans au moins un certain soutien sunnite : pendant une grande partie de son histoire, il a compté sur le soutien financier et politique des monarchies du Golfe sunnite, l’Arabie saoudite en tout premier lieu. Au début de l’occupation de l’Irak par les États-Unis en 2003, le régime syrien a permis le transit vers ce pays de combattants islamistes sunnites radicaux qui s’attaquaient aux Américains et surtout aux chiites soutenus par l’Iran.

L’Iran et le Hezbollah ont volé au secours de Bachar Al-Assad pour des raisons politiques et stratégiques, et non dans l’effusion d’une identité confessionnelle commune. En effet, en matière d’orientation religieuse, le régime syrien est pratiquement aux antipodes de la République islamique. Dans une large mesure, la guerre en Syrie est devenue une bataille entre des groupes islamistes sunnites aux obédiences et aux parrains variés qui ont consacré plus de temps, de vies humaines et de ressources à se combattre les uns les autres qu’à combattre le régime.

LA SINGULARITÉ DU CONFLIT SYRIEN

En expliquant d’abord le conflit syrien par un affrontement sunnites-chiites, on passe à côté d’autres réalités importantes. Les groupes rebelles sunnites ont visé plus de sunnites que d’alaouites. Les groupes islamistes se sont attaqués aux communautés chrétiennes, ont profané leurs symboles, pillé leurs villages, assassiné leurs chefs religieux et les ont chassés de leurs territoires ancestraux. Lorsque la Russie a sauvé le régime de Damas en tuant un grand nombre de sunnites, les dirigeants arabes sunnites n’ont pas rejeté Vladimir Poutine ; ils se sont plutôt lancés dans des pèlerinages répétés à Moscou, apportant des offres d’achats d’armes, de contrats commerciaux et d’alliances stratégiques.

L’Égypte, le pays arabe sunnite le plus peuplé et où siège le centre d’enseignement sunnite le plus respecté a maintenu des voies de communication avec le régime Assad et gardé ses distances avec l’opposition. Le Caire n’a pas vu de menace chiite ou alaouite de la part du régime, mais une menace islamiste de la part de l’opposition. L’Algérie, le plus grand État du Maghreb, a agi de la même manière. Il n’est pas surprenant qu’à la fin de la guerre, les Émirats arabes unis et le Bahreïn aient décidé de rétablir les relations diplomatiques avec le régime syrien. Tous deux sont préoccupés par la lutte contre la Turquie et le Qatar, et partagent la peur de l’islamisme sunnite. L’Arabie saoudite pourrait bientôt leur emboîter le pas.

L’histoire compliquée du Yémen comporte des aspects confessionnels, mais il serait trompeur de décrire la guerre civile comme une simple division sunnites-chiites. Les houthistes sont persuadés que leur identité est menacée, c’est l’une des causes principales de leur rébellion. La révolution iranienne est un modèle à imiter, et un allié qu’il faut courtiser. Mais au cœur des griefs des houthistes, il y a des revendications sociales. Ils s’indignent de la perte de leur statut et de la négligence croissante dont souffre la partie nord du pays, leur bastion. Ce ne sont pas des conflits identitaires anciens et durables qui ont transformé la guerre en affrontement par procuration entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Après avoir obtenu un soutien limité de l’Iran, les houthistes ont de plus en plus recherché le soutien de Téhéran pour faire face à l’attaque de la coalition saoudienne. Une occasion inattendue pour l’Iran, qui a répondu favorablement. Il s’agit plus de géopolitique que de confessionnalisme, de rivalité stratégique que de concurrence religieuse. Le conflit entre les houthistes et la coalition dirigée par les Saoudiens n’est qu’une guerre parmi toutes celles qui risquent de déchirer le Yémen. Lorsque cette guerre prendra fin, les tensions autour des sécessionnistes du sud, d’Al-Qaida, de l’OEI et des salafistes — tous sunnites — exploseront sans doute, exacerbées par les ambitions, les divergences et la rivalité entre les Saoudiens et les Émiratis.

L’ASSASSINAT DE JAMAL KHASHOGGI

L’acte de violence le plus récent, le plus médiatisé et le plus frappant est le meurtre de Jamal Khashoggi ; c’est également une affaire interne sunnite. Le journaliste assassiné était sunnite. Les assassins étaient des sunnites. La Turquie, le pays où l’assassinat a eu lieu et qui a joué un rôle déterminant dans la fuite d’informations sur les coupables, est lui aussi majoritairement sunnite. La toile de fond de l’assassinat est la lutte acharnée entre les différentes variantes de l’islam sunnite : les wahhabites, ascétiques, les Frères musulmans, militants, et les néo-Ottomans, étatistes, qui se disputent le leadership. L’Iran, le principal pays chiite de la région, est manifestement absent de ce drame surpeuplé.Ett au Liban, les enclaves chiites du sud des deux pays n’ont subi ni attaque ni menace sérieuses de la part de leurs voisins sunnites.

Il y a, bien sûr, un fossé entre sunnites et chiites. L’Arabie saoudite et l’Iran l’utilisent constamment pour mobiliser leurs partisans respectifs dans la lutte pour l’influence régionale. Al-Qaida et l’OEI attaquent également les chiites en Irak, au Pakistan et en Afghanistan pour fomenter des conflits confessionnels dont ils espèrent tirer profit. Mais ce sont des tactiques de guerre, pas des causes. Pour une région et une religion dont les jours de gloire appartiennent au passé, l’histoire est un remontant puissant pour mobiliser les masses. Les dirigeants politiques évoquent des querelles lointaines pour raviver les souvenirs de jours meilleurs. Incapables de faire appel à des valeurs plus élevées comme la liberté et la tolérance, ils ont recours à des récits de conflits anciens pour susciter la ferveur et la loyauté.

Il y a une raison pour laquelle les combats se déroulent plus souvent entre sunnites qu’entre sunnites et chiites. Les sunnites savent qu’ils représentent une majorité incontestable, environ 80 % de la population de la région, et qu’ils ne risquent guère d’être envahis par leurs frères chiites. Les chiites ont compris depuis longtemps qu’ils resteraient une minorité dans une région majoritairement sunnite. Les sunnites de diverses obédiences se disputent la suprématie et le contrôle de leur branche de l’islam ; dans cet affrontement, il y a peu à gagner à combattre les chiites.

MAUVAIS DIAGNOSTIC, MAUVAIS REMÈDES

En faisant une mauvaise analyse des luttes qui ravagent le Proche-Orient, on est conduit à employer des remèdes inappropriés. Parler d’« États arabes sunnites modérés », une tradition remarquablement enracinée dans les cercles de la politique étrangère américaine, c’est de la stupidité. Ceux qui prônaient un soutien militaire à l’opposition armée syrienne en ont généralement fait valoir la nécessité pour éviter de s’aliéner « le monde sunnite ». Mais la décision d’armer et d’aider l’opposition syrienne ne revenait pas à soutenir des sunnites contre des non-sunnites ; cela voulait dire participer à une lutte acharnée entre sunnites. C’était un choix fondé sur la conviction erronée que les sunnites syriens ordinaires espéraient la victoire de l’opposition islamiste face au régime Assad, en raison des atrocités perpétrées par ce dernier.

L’interprétation erronée de l’Occident a également conduit à ne pas prévoir que l’Iran, l’État chiite le plus puissant, et la Turquie, l’État sunnite le plus puissant, parviendraient à se mettre d’accord malgré leurs très réelles divergences. Cette erreur de perception a conduit à une mauvaise appréciation de la dynamique qui sous-tend les relations entre les chiites iraniens et irakiens, motivée moins par la solidarité confessionnelle que par une commune anxiété quant au rôle des États-Unis. Si les troupes américaines se retiraient d’Irak, les différences entre le nationalisme iranien et le nationalisme irakien et entre les variantes iraniennes et irakiennes dominantes du chiisme se manifesteraient probablement. Washington a également mal évalué l’impact du soutien de la Russie au régime syrien. Loin de nuire à ses relations avec les États arabes sunnites, Moscou a rétabli et légitimé sa présence dans toute la région.

Aujourd’hui, le prisme sunnite-chiite engendre des stratégies illusoires. La tentative d’établir une OTAN arabe, destinée à réunir les États arabes sunnites contre l’Iran, s’est enlisée dans des chamailleries entre États du Golfe. Les sunnites de la région perçoivent toujours l’Iran comme une menace stratégique. Mais les États-Unis croient pouvoir rassembler les Arabes sunnites dans une alliance anti-iranienne grâce à une rhétorique américaine belliqueuse au moment même où les régimes sunnites sont de plus en plus absorbés par le défi posé par la Turquie. Le rêve néo-ottoman représente une concurrence bien différente de celle de l’Iran. Les racines historiques de la lutte entre Ottomans et Arabes remontent à des centaines d’années : l’empire ottoman a régné sur La Mecque et Médine pendant quatre siècles ; la Perse ne l’a jamais fait. La nostalgie d’un passé resplendissant ne s’estompe pas facilement. L’adoption de théories simplistes a de réelles conséquences. Elle passe à côté des véritables luttes qui façonnent l’avenir du Proche-Orient.