JOSEPH CONFAVREUX, Médiapart, 17 avril 2021
Pourquoi a-t-on le sentiment que les urnes expriment désormais davantage des clivages identitaires, culturels, religieux ou ethniques, que socio-économiques ? Éléments de réponse avec le dernier livre de l’équipe emmenée par Thomas Piketty.
« Pourquoi tant de démocraties ont-elles laissé les inégalités socio-économiques se creuser et se sont-elles orientées vers des débats portant sur l’immigration, l’identité nationale ou l’intégration ? »
Telle est l’interrogation centrale d’une équipe composée d’une vingtaine de jeunes chercheur·e·s et coordonnée par Thomas Piketty, Amory Gethin et Clara Martínez-Toledano, à laquelle cherche à répondre le volumineux livre, récemment coédité par l’EHESS, Gallimard et Le Seuil, intitulé Clivages politiques et inégalités sociales. Une étude de 50 démocraties (1948-2020).
Fondé sur une base de données mondiales mise à disposition en ligne, l’ouvrage complexifie, internationalise et désoccidentalise ainsi une question, posée il y a une dizaine d’années dans un livre marquant par l’essayiste américain Thomas Frank, portant essentiellement sur le Kansas : « Pourquoi les pauvres votent à droite ? »
Cette idée que les classes populaires qui se rendent encore dans les urnes y mettraient un bulletin allant à l’encontre de leurs intérêts, réactivée par une large partie du vote Trump, en 2016 comme en 2020, a largement été attribuée à la marginalisation des déterminants socio-économiques au profit d’affrontements sur les valeurs, de guerres culturelles ou de la sur-mobilisation d’identités raciales et ethniques.
Depuis les années 1980, comme l’ont établi notamment les précédents ouvrages de Thomas Piketty, les inégalités de revenus et de patrimoines se sont accrues de façon vertigineuse dans de nombreuses régions du monde. Pourtant, notent les auteurs, ce « renversement de tendance n’a pas conduit à des demandes généralisées de redistribution ou à une résurgence des clivages de classe sur la scène politique ». Au contraire, dans l’arène électorale, ces dernières années ont plutôt été « le théâtre de l’amplification de diverses formes de conflits de type nationaliste ou identitaire ».
Quelle est alors « l’importance relative des facteurs “classistes” et “identitaires” dans la structure des clivages politiques et la détermination des comportements électoraux ? », interrogent les coordinateurs de l’ouvrage. La réponse à cette question décisive « varie considérablement dans l’espace et dans le temps, y compris au sein d’un même pays ».
Ainsi, aux États-Unis, entre 1950 et 1980, le Parti démocrate rassemblait les votes des classes populaires, indépendamment de leurs origines et de leur identité raciale. À l’inverse, au cours de la période 2000-2020, les classes populaires noires et latinos continuent de porter très majoritairement leurs suffrages sur le Parti démocrate tandis qu’une grande partie des classes populaires blanches ont basculé vers le Parti républicain.
L’Europe connaît une transformation similaire dans la mesure « où les clivages liés aux origines et aux identités ethnoreligieuses ont récemment pris une importance inédite et semblent rapprocher le cas européen de celui des États-Unis ».
Dans le même temps, dans d’autres parties du monde, en particulier en Asie, en Amérique latine et en Afrique, « la dimension “classiste” des clivages politiques a au contraire eu tendance dans certains cas à se renforcer au cours des dernières décennies ». En Inde, pourtant sans doute le pays de la planète où la polarisation religieuse s’est le plus intensifiée, alimentée par le nationalisme hindou, « les classes populaires hindoues et musulmanes continuent de voter pour les mêmes partis et coalitions politiques ».
Les coordinateurs de l’ouvrage insistent donc sur le fait que leurs « résultats remettent en cause une vision occidentale consistant à favoriser une lecture étroitement “ethniciste” du conflit électoral dans les démocraties extra-européennes ». Et jugent même qu’en réalité « c’est plutôt l’Occident qui s’ethnicise et se tribalise au moment où d’autres démocraties se classisent ».
Pour prendre à bras le corps la tension entre classe et identité qui structure, et semble souvent saper, les démocraties contemporaines, considérées comme les pays ayant « conduit à un moment donné des élections pluralistes et disputées », le livre se fonde sur les enquêtes électorales ayant accompagné environ 500 élections organisées dans 50 démocraties sur une période de soixante-dix ans : une source précieuse en dépit de ses « imperfections », écrivent les auteurs.
Qui concèdent également qu’il manque à leurs analyses la prise en charge de l’abstention : « une importante limitation ». Le récent exemple des élections américaines où la majorité de Joe Biden au Congrès s’est, en dernier ressort, construite sur la mobilisation inédite des électeurs en Géorgie – un État traditionnellement républicain – montre en effet, encore une fois, que c’est dans la capacité à faire participer celles et ceux qui ne votent pas ou plus que se construisent les victoires électorales et les renversements politiques.
Le principal constat fait par cet ouvrage collectif est la « transformation considérable du lien entre revenu, diplôme et vote dans les démocraties occidentales ». En effet, alors que des années 1950 aux années 1980 les systèmes de partis occidentaux pouvaient être décrits comme « classistes » dans le sens où les partis sociaux-démocrates réalisaient leurs meilleurs scores auprès des électeurs les moins aisés et les moins diplômés et qu’à l’inverse, les partis conservateurs faisaient leurs meilleurs scores parmi les électeurs les plus aisés et diplômés, désormais « les partis conservateurs continuent de représenter les électeurs les plus aisés, tandis que les partis sociaux-démocrates sont devenus les nouveaux partis des plus diplômés ».
Cette transformation affaiblit en profondeur « la représentation politique des conflits de classe ». Même s’il ne faut pas idéaliser un passé où celle-ci aurait été limpide, puisqu’il existe de nombreux facteurs susceptibles de brouiller cette dernière, notamment les clivages « transversaux » qui « contribuent à inhiber les clivages de classe, car ils conduisent les électeurs à soutenir des partis qui a priori ne représentent pas leurs intérêts socio-économiques ».
Ainsi, dans les pays présentant des clivages religieux ou ethnolinguistiques profonds, comme le Canada, les électeurs les moins aisés ont historiquement beaucoup moins soutenu les partis sociaux-démocrates. L’Italie est ainsi une des nations « où le revenu et le diplôme ont les effets les plus faibles sur le vote » et où la religion a neutralisé les clivages de classe.
On peut également ranger parmi ces clivages transversaux les inégalités spatiales qui ont depuis longtemps leur importance dans la formation des clivages politiques, par exemple avec le fait que les zones rurales ont toujours été plus favorables aux partis conservateurs dans les démocraties occidentales.
Ainsi, encore, des déterminants de genre, marqués par un « renversement complet du vote des femmes dans les démocraties occidentales, qui se sont progressivement détournées des mouvements conservateurs et religieux pour privilégier les partis sociaux-démocrates, socialistes, écologistes ou assimilés ».
Ou bien encore de certaines divergences politiques entre générations qui tendent à atténuer les clivages de classe, notamment lorsque des questions de politique extérieure sont prépondérantes dans le débat politique, comme ce fut le cas pour le Brexit, mais aussi à propos des attitudes à l’égard de la Chine continentale à Taïwan et à Hong Kong, ou bien encore du positionnement vis-à-vis du régime nord-coréen en Corée du Sud.
À propos du déterminant générationnel du vote, les auteurs notent que « contrairement à une croyance commune, rien n’indique que les jeunes électeurs des démocraties occidentales se soient tournés vers les partis de gauche (sociaux-démocrates au sens large) de manière accrue au cours des dernières décennies ». En effet, même si les « partis écologistes obtiennent systématiquement de meilleurs scores auprès de la jeunesse, les partis anti-immigration » en rassemblent également beaucoup.
Le politologue Ronald Inglehart avait, sur ces questions générationnelles, soutenu l’existence d’une « révolution silencieuse » dans les sociétés occidentales, au sens où les priorités politiques des générations de l’après-guerre, du fait de niveaux de vie inédits dans l’histoire, se seraient déplacés du « matérialisme » vers le « postmatérialisme ».
En conséquence, l’espace politique des démocraties occidentales aurait désormais été structuré par deux dimensions dominantes : « [u]ne dimension socio-économique, reflétant la persistance des conflits liés à la distribution des richesses, et une dimension “libertaire-autoritaire” ou “universaliste-particulariste” relative aux identités collectives et aux valeurs culturelles ». Pour beaucoup d’analystes, l’émergence récente de mouvements d’extrême droite et antimigrants constituerait ainsi « une réponse conservatrice à ces changements politiques » en forme de backlash électoral.
« Pourquoi les pauvres n’exproprient-ils pas les riches dans les démocraties ? »
Cependant, l’avènement « de ces nouvelles divisions ne signifie cependant en aucun cas la fin des clivages de classe ». En dépit de l’existence de nombreux facteurs désalignant la structure des inégalités sociales et celle des clivages politiques, notamment dans les pays où l’affaiblissement des clivages traditionnels s’est accompagné d’une « hausse de la volatilité électorale et de l’importance croissante des facteurs de court terme », la question demeure donc de savoir « pourquoi les pauvres n’exproprient-ils pas les riches dans les démocraties ? ».
Logiquement, toute hausse d’inégalité devrait conduire une majorité de citoyens à voter pour une redistribution accrue… Mais les auteurs identifient trois éléments expliquant qu’en pratique de nombreuses démocraties n’ont pas réagi à la montée des inégalités des dernières décennies.
D’abord, les « croyances collectives » qui font que les citoyens ne sont pas toujours favorables à la réduction des inégalités socio-économiques, même quand cela correspond à leur intérêt économique immédiat.
Ensuite, les « inégalités de représentation politique » qui font que, « même si une majorité de citoyens considèrent que les inégalités devraient être réduites », les institutions politiques ne répondent pas à leurs demandes. Notamment parce que les plus fortunés ont « un pouvoir considérable sur les prises de décision politique par le financement de la politique, le lobbying ou d’autres modalités d’influence ». Mais aussi parce que les électeurs les plus défavorisés sont plus nombreux à ne pas voter, ce qui limite la propension des élus à répondre à leurs attentes et à voter des mesures de redistribution.
Enfin, les « idéologies et conflits pluridimensionnels », dans la mesure où les « partis et coalitions politiques ne traduisent pas seulement les intérêts particuliers de manière mécanique » mais sont eux-mêmes des acteurs du changement politique pouvant « subir des transformations idéologiques parfois indépendantes de celles de leur électeurs ».
Parmi lesquels on peut notamment repérer certains processus mondiaux de diffusion idéologique tels qu’ils ont par exemple été reflétés par la hausse et la baisse consécutive de la progressivité fiscale effectuée de façon simultanée dans la plupart des pays occidentaux et non occidentaux au cours du XXe siècle.
Cela souligne l’importance de « l’offre politique », c’est-à-dire « les mécanismes par lesquels les partis représentent et construisent les clivages politiques ». Les politistes Geoffrey Evans et James Tilley, dans leur ouvrage The New Politics of Class: The Political Exclusion of the British Working Class (Oxford University Press, 2017), ont ainsi montré comment le déclin du vote de classe en Grande-Bretagne était en grande partie lié à la désaffection du Parti travailliste et des médias traditionnels à l’égard des problématiques de classe, en dépit de de la forte persistance des inégalités et divisions sociales dans la société britannique.
On peut alors juger, selon la formule des chercheurs Peter Achterberg, Dick Houtman et Jeroen van der Waal, qu’à maints égards « la classe sociale n’est pas morte : elle a été enterrée vivante ».
Les clivages de classe qui se structurèrent dans les démocraties occidentales au tournant du XXe siècle n’étaient pas, soulignent les auteurs, de simples divisions entre « riches » et « pauvres ». En effet, « les partis sociaux-démocrates et socialistes issus du mouvement ouvrier parvinrent à rassembler une part significative des salariés les plus modestes, mais ils échouèrent presque toujours à s’attirer le soutien des paysans pauvres et des travailleurs indépendants ».
Toutefois, la transformation des systèmes de partis traditionnels en « systèmes d’élites multiples » dans lesquels les partis sociaux-démocrates sont devenus les partis des plus diplômés, tandis que les partis conservateurs demeurent les partis des élites économiques, a redistribué en profondeur les clivages politiques liés aux inégalités sociales.
Au fur et à mesure que « les individus situés au sommet de la hiérarchie sociale (…) dissocièrent leur vote pour soutenir des coalitions différentes », l’érosion des « clivages de classe perçus » s’est fait toujours plus sentir.
Si l’émergence de ce système a eu lieu dans la quasi-totalité des démocraties occidentales, il a toutefois connu des rythmes et des intensités variables. En Norvège, Suède et Finlande, le renversement du clivage éducatif ne s’est pas complètement achevé et les partis sociaux-démocrates continuent de disposer d’une part significative du vote des électeurs à faible niveau d’éducation.
Quant au Portugal ou à l’Irlande, ils constituent des exceptions dans les démocraties occidentales, puisqu’ils n’ont connu quasiment aucun renversement du clivage éducatif et que « les partis de gauche continuent d’être davantage classistes ».
Les États-Unis demeurent, à l’heure actuelle, le seul pays dans lequel un renversement complet de l’effet du revenu sur le vote pourrait être enclenché, puisqu’en 2016 et 2020, les 10 % d’électeurs les plus aisés y ont été plus enclins à voter pour le Parti démocrate que les 90 % les moins aisés, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Au contraire, dans les démocraties non occidentales, les « électeurs les moins diplômés et les moins aisés ont tendance à voter pour les mêmes partis ou coalitions ».
L’explication traditionnelle du renversement du clivage éducatif, avec le revirement des électeurs les plus diplômés à gauche et, inversement, celui des électeurs les moins diplômés à droite, « associe ce processus à l’émergence de nouveaux conflits identitaires à la suite de la révolution culturelle des années 1960 et 1970 et plus récemment à l’importance croissante des questions migratoires ».
S’il est vrai que ce processus a contribué à « renforcer les systèmes d’élites multiples, dans la mesure où le niveau de diplôme constitue bien la variable primordiale distinguant les partis écologistes des partis d’extrême droite », cette explication doit toutefois être complétée.
D’abord, la transformation du système traditionnel des partis n’est pas propre aux années 1960 ni aux années 2000. Elle correspond davantage à un processus très progressif, qui a commencé dès les années 1950 et s’est poursuivi à un rythme stable tout au long de la seconde moitié du XXe siècle.
En outre, « cette évolution n’est pas caractéristique des pays avec d’importants partis anti-immigration puisqu’elle a eu lieu avec la même ampleur dans des pays où ces derniers sont relativement faibles, tels que l’Australie ou la Nouvelle-Zélande ».
Un autre mécanisme qui pourrait contribuer à expliquer cette trajectoire de long terme, même en l’absence de clivages identitaires, est le « processus d’expansion éducative ». En effet, avec « la progression des études supérieures, les partis sociaux-démocrates ont été perçus de manière croissante comme les défenseurs des vainqueurs de la compétition éducative, contribuant à un ressentiment croissant au sein des classes populaires ».
À cela il faut encore ajouter un autre mécanisme possible, à savoir l’abandon de toute perspective de transformation du système économique et de dépassement du capitalisme, notamment à la suite de la chute du communisme et de la révolution conservatrice des années 1980.
« La modération des programmes politiques des partis de gauche traditionnels ainsi que leur adhésion dans certains cas aux politiques néolibérales » ont ainsi, écrivent les auteurs, « contribué au déclin des clivages de classe, à l’effondrement de ces partis et à la montée en puissance des conflits identitaires ».
L’importance de l’offre politique – ou en l’occurrence des impasses d’une pensée unique et d’une proposition programmatique monotone – est d’autant plus sensible dans les démocraties post-communistes comme la Hongrie et la Pologne où la collaboration des anciens partis communistes et socialistes au pouvoir au processus de libéralisation des marchés a participé à la désillusion de leur électorat, à leur quasi-disparition et à l’émergence de nouvelles coalitions de droite.
À l’inverse, le cas du Portugal ou de l’Irlande, pays dans lesquels les problématiques économiques continuent de structurer les conflits, suggère que « le renversement du clivage éducatif n’est pas une transition inéluctable ou mécanique ».
« La nostalgie pour la structure classiste du conflit électoral n’est pas bonne conseillère »
Dans cette configuration renouvelée du mode de politisation des inégalités sociales, du moins dans les démocraties occidentales, comment se sont réalignés les électeurs en fonction de l’augmentation parallèle de conflits socio-culturels ?
Autrement formulé, dans les pays présentant un groupe minoritaire défavorisé, parmi lesquels les auteurs rangent les immigrés et électeurs musulmans des démocraties occidentales, quels cadres contextuels contribuent ou, à l’inverse, contrarient l’alignement du vote des minorités avec celui des classes populaires ?
« Le vote afro-américain pour le Parti démocrate aux États-Unis, le vote maori pour les partis travaillistes et verts en Nouvelle-Zélande et le vote musulman pour les partis sociaux-démocrates dans les démocraties occidentales » correspondent à des « clivages socio-culturels alignés avec les clivages de classe ».
On pourrait faire une analyse similaire pour le Parti des travailleurs au Brésil, plus populaire chez les électeurs afro-brésiliens que chez les Blancs. À l’inverse, en Turquie, l’AKP constitue un exemple clair de « parti social-exclusif » soutenu par les Turcs défavorisés mais pas par la minorité kurde.
Il existe aussi des exemples où les minorités ethniques ou socio-culturelles ne sont que légèrement enclines à voter pour des partis spécifiques. Ainsi, au Costa Rica ou en Colombie, la politisation des questions raciales a été faible, de même qu’au Botswana ou au Sénégal où les clivages ethniques n’ont guère été transcrits politiquement.
La diversité des situations à travers le monde laisse ainsi entendre que la montée des clivages identitaires n’est jamais une fatalité. Même si les auteurs concèdent que « si les conflits se rapportant à l’intégration des immigrés et des minorités ethnoreligieuses persistaient à s’accentuer dans le futur, les partis sociaux-exclusifs pourraient continuer à gagner encore en importance dans de nombreuses démocraties contemporaines ».
Dans les pays à forte diversité socio-culturelle, la situation est encore plus contrastée. Au Pakistan, au Nigeria, au Ghana, les clivages identitaires et les clivages de classe se recouvrent, voire se renforcent. Le Congrès des progressistes du Nigeria est ainsi le parti des électeurs musulmans des régions pauvres du Nord, mais conserve un soutien important au sein des électeurs chrétiens défavorisés du sud du pays.
L’Inde constitue un cas intermédiaire puisque « les clivages de caste ont une dimension socio-économique importante » mais insuffisante pour expliquer l’évolution des clivages de classe, qui ont effectivement décru au cours des dernières décennies, dans un contexte où « les divisions de caste, et surtout religieuses, ont restructuré de manière croissante les conflits politiques ». L’Indonésie offre quant à elle un exemple de « faible politisation des clivages ethniques aux élections nationales ».
Le tour du monde proposé par le collectif permet cependant de noter que les « clivages de classe tendent à être d’autant plus marqués que les clivages transversaux liés à la religion ou aux appartenances socioculturelles sont faibles ». Même s’il n’existe pas d’exemple « où les clivages socio-économiques seraient complètement insignifiants », à l’exception peut-être de l’Irak dont le système politique est fondé sur une institutionnalisation extrêmement forte des différences confessionnelles. En Corée du Sud ou à Taïwan également, on repère une « faible politisation des inégalités », car les problématiques liées à la politique extérieure structurent les clivages politiques.
Toutefois, « dans de nombreuses autres démocraties du monde, on observe une tendance croissante des conflits identitaires à prévaloir sur les clivages de classe existants », qu’il s’agisse du clivage entre hindous et musulmans en Inde ou des clivages nativistes dans les démocraties occidentales, qui émergent à la fin du XXe siècle, concomitamment à la formation et à l’attraction croissante des partis antimigrants.
Mais dans la mesure où de « nombreuses démocraties passèrent d’une configuration à une autre au cours de leur histoire parfois à la suite de bouleversements décisifs, parfois au cours de lents réalignements provoqués par des transformations sociales profondes », la tendance actuelle n’est pas irréversible.
Pour s’en défaire, jugent toutefois les auteurs, « la nostalgie pour la structure classiste du conflit électoral occidental des Trente Glorieuses n’est pas bonne conseillère ». D’abord parce que cette époque où « l’opposition rassurante entre partis sociaux-démocrates (et assimilés) et partis conservateurs (et assimilés) est révolue », liée à des circonstances politico-idéologiques et socio-historiques « qui ne reviendront pas, du moins sous cette forme ».
Ensuite, parce qu’elle allait aussi de pair, au sein des États-Nations européens, avec une « homogénéité des origines et des identités ethno-religieuses qui ne doit pas être idéalisée », même s’il est certain que le « monde post-communiste et post-colonial de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle met en jeu d’autres clivages, et exige la construction d’autres plateformes de transformation sociale et économique permettant de rassembler des personnes issues d’origines diverses et métissées ».
À quoi il serait encore possible d’ajouter des nouvelles formes de fonctionnement du champ politique en imaginant par exemple « un univers démocratique structuré par de nouvelles formes de clivage, à commencer par la question de l’environnement et des conditions d’une cohabitation durable entre l’homme et la nature… ».