Louis Imbert, Le Monde, 4 juin 2021
En mai, la résistance des habitants de Cheikh Jarrah et l’intervention de la police sur l’esplanade des Mosquées ont déclenché une guerre du Hamas contre Israël. Ces événements se sont aussi mués en cause commune, mobilisant une nouvelle génération de Palestiniens à Jérusalem, en Cisjordanie, à Gaza et dans les villes arabes israéliennes.
Une victoire du pauvre, un rappel à l’Histoire, ou une tempête parfaite. Chacun peut nommer comme il l’entend les événements de mai, mais quelque chose de nouveau a bel et bien secoué la Palestine. Dès les premiers jours du mois, des émeutes à Jérusalem ont ouvert la voie à une guerre, lancée le 10 mai par le Hamas à Gaza, qui a tué 254 Palestiniens et 12 Israéliens. Ce conflit a attisé des violences d’une ampleur inédite entre juifs et Arabes, dans les villes mixtes d’Israël. A leur tour, elles ont suscité une grève générale des Palestiniens, le 18 mai, de part et d’autre de la « ligne verte » qui avait signé, en 1949, le morcellement géographique de leur territoire.
Il n’y a pas de « normalité » en terre sainte. Nul ciel serein, que le hasard aurait soudain déchiré. Mais dans un quotidien déjà assombri de vexations perpétuelles, la multiplication des brimades infligées par la police aux Palestiniens de Jérusalem – silence imposé à un imam pour que s’exprime le président israélien Reuven Rivlin ; interdiction d’accéder aux lieux saints ; entraves à la circulation à la porte de Damas ; expulsion annoncée de familles dans le quartier de Cheikh Jarrah au profit des colons – ont été perçues comme des insultes à la dignité. Des humiliations rendues plus insupportables encore en ce mois de ramadan, période de ferveur religieuse, mais aussi de retrouvailles familiales indispensables et de solidarité.
Les multiples colères du peuple palestinien ont coagulé en une cause commune, dont la résurgence a surpris la communauté internationale lassée du conflit israélo-palestinien. Pendant ces événements, les jeunes manifestants ne se sont adressés qu’à eux-mêmes et aux opinions publiques internationales, en les interpellant directement sur les réseaux sociaux. Depuis le cessez-le-feu du 21 mai, à Gaza, la fièvre retombe. Mais qui sait la marque qu’elle laissera à long terme ?
Qu’ont-ils en commun, Sirine et Mazen qui ont emprunté les mêmes chemins à Jérusalem-Est, les 9 et 10 mai ? Cette citoyenne arabe d’Israël et cet enfant du camp de réfugiés d’Al-Amari, en Cisjordanie occupée, ont défié les policiers israéliens dans la petite vallée de Cheikh Jarrah. Tard dans la nuit, ils ont couru devant les lourds chevaux andalous de la police montée.
Ils se sont écroulés de fatigue sur les tapis des mosquées de la Vieille Ville – Mazen avec les hommes à Al-Aqsa, Sirine avec les femmes dans le dôme du Rocher –, avant de retourner, à l’aube, faire face aux hommes en uniforme sur l’esplanade des Mosquées. Qu’ont-ils en commun avec Alaa, qui lutte pour que sa famille et ses voisins ne soient pas chassés de chez eux par la justice israélienne, et remplacés par des colons ? Qu’est-ce qui les relie à Ola, psychologue pour enfants à Gaza, épuisée par onze jours de bombardements ? Leurs quatre trajectoires, singulières, convergent pour former la trame d’un récit partagé d’un mois de mai palestinien.
Alaa, 24 ans, l’indignée de Cheikh Jarrah
Depuis qu’elle s’est faite militante, Alaa Salaymeh ne compte plus ses amis. En cette après-midi de la fin mai, cette fille de confiseur de 24 ans franchit un barrage de police pour rejoindre un sit-in, au cœur de Cheikh Jarrah, cette petite vallée où elle vit à Jérusalem-Est. Avec son voile noir, son tee-shirt noir barré du slogan, en arabe, « Nous sommes tous Gaza » et ses lèvres peintes en rouge, Alaa salue ses voisins d’une voix perçante, ignorant une nuée d’enfants de colons juifs qui s’égaillent à son passage.
Voilà plus d’un mois qu’elle croise ici des activistes venus d’Israël et de Cisjordanie, ainsi que des journalistes accourus du monde entier. Le 6 mai, ils attendaient que la cour suprême israélienne statue sur l’expulsion des Al-Kurd, Jaouni, Qassim et Iskafi, quatre familles palestiniennes de son quartier, au profit de colons. Quand les juges ont décidé de reporter leur verdict, il était déjà trop tard. Le sort de ces familles, et celui de dizaines d’autres menacées à plus long terme, dont celle d’Alaa, s’était imposé comme une cause nationale palestinienne. De manifestations en répressions policières, même le Hamas, au pouvoir à Gaza, a fini par la faire sienne. Après le cessez-le-feu du 21 mai qui mettait fin à onze jours de guerre, l’organisation islamiste a affirmé que les hostilités reprendraient si l’ordre d’expulsion était appliqué.
Alaa n’en espérait pas tant. Cette fille discrète de la petite bourgeoisie de Jérusalem-Est, longtemps apolitique, achève une licence de littérature anglaise à l’université Al-Qods d’Abou Dis, en Cisjordanie, située au pied du mur qui divise les quartiers orientaux de Jérusalem. Ces trois dernières années, elle a séché les cours du mercredi, journée hebdomadaire de manifestations étudiantes, lassée d’attendre dans les locaux que les gaz lacrymogènes se dissipent. Son futur emploi, elle l’imagine dans ce pays qu’elle ne nomme pas « Israël » – elle ne parle que de « l’occupation ». Mais il lui faut encore apprendre l’hébreu.
Alaa est née dans la Vieille Ville, au troisième et dernier étage d’un hosh ottoman bruyant, vétuste et « stratégique ». Une seule pièce à vivre pour onze personnes, enfants et grands-parents mêlés sous un toit qui donne sur le dôme du Rocher. « La police israélienne y grimpe quand des heurts se produisent sur l’esplanade des Mosquées », déplore-t-elle. A partir de 2003, ils y ont été menacés d’éviction « pour extension illégale du bâti » (eux affirment n’avoir modifié que l’intérieur). Alors, quand son père a investi à Cheikh Jarrah, en 2009, elle a sauté de joie. « Nous voulions une vie plus sûre », dit-elle.
Cheikh Jarrah est une vallée enchanteresse, où le consul général britannique et de riches hommes d’affaires de Jérusalem-Est ont leur résidence. Le père d’Alaa y a acquis une demeure en belle pierre calcaire, dotée d’un jardin ombragé par un magnifique figuier. Elle a été construite en 1956 par l’agence des Nations unies auprès des réfugiés palestiniens (UNRWA), avec l’autorisation de la Jordanie, mandataire à Jérusalem-Est avant la conquête de la ville en 1967 et son annexion par Israël. En tout, 28 maisons ont ainsi été érigées pour redonner un toit à des familles arabes dépossédées, qui avaient fui Israël lors de l’exode forcé de 1948.
Cet arrangement a volé en éclats quand une association de colons, active depuis les années 1970, a décidé de faire valoir son « droit de propriété », au nom d’une loi israélienne qui autorise les juifs à demander et à récupérer les terrains qu’ils possédaient avant la guerre. Un droit qu’Israël dénie aux descendants des réfugiés palestiniens. Au fil des ans, les colons ont ainsi obtenu l’expulsion de dix familles de Cheikh Jarrah.
Drôle d’endroit pour grandir. Une nuit de 2011, vers 4 heures, Alaa a été réveillée par les cris de son petit frère : au beau milieu de la cuisine, un colon était en train de fouiller leur frigo. « La police a dit qu’il était dérangé mentalement », soupire-t-elle. L’année suivante, un homme a tiré au pistolet sur la porte du garage : « Un fou lui aussi, selon la police. »
Les Salaymeh ont installé neuf caméras autour de la maison. En novembre 2020, lorsqu’ils ont marié leur fille cadette en Cisjordanie, ils ont confié la garde du foyer à des cousins. « A Jérusalem, politiquement, nous sommes seuls », résume Alaa. Loin de l’Autorité palestinienne, qui n’est pour elle qu’un mirage. Elle n’avait d’ailleurs jamais envisagé de voter aux élections législatives et présidentielle – les premières depuis quinze ans –, que le président Abbas a fini par reporter sine die le 29 avril. « Vous auriez voulu que je vote pour Abbas ? », interroge-t-elle, effarée. Alaa se considère aussi bien loin des citoyens arabes d’Israël, dont l’assurance face aux policiers l’impressionne. Elle n’en revient pas d’avoir su les galvaniser, en faisant de son combat familial une cause politique.
En mars, elle a rejoint l’association de défense du quartier sur Clubhouse, un réseau social. Elle s’est émerveillée de voir leurs textes traduits en 17 langues par des volontaires. Elle décide ensuite « de tout filmer, de tout poster » sur Internet. La jeune femme affiche 20 000 abonnés sur Instagram – loin du 1,2 million de sa voisine, Mouna Al-Kurd.
Alaa ferraille avec la censure sur Facebook, dont les algorithmes tolèrent mal les contenus associant « nettoyage ethnique », « crime de guerre » et « Jérusalem ». Le 7 mai, l’une de ses vidéos, documentant l’arrestation de Seif Jeyusi, un adolescent de 16 ans, est devenue virale. Le 10 mai, elle a été brièvement détenue. Son père et son frère ont été assignés à résidence pendant cinq jours. Le lendemain, Alaa s’est pris une giclée d’eau putride de la police. « Je me suis lavée au Dettol [un produit chimique ménager] pendant une semaine. Tous les soirs, je sentais la puanteur dans mes draps », dit-elle.
De ce mois fou, Alaa retient un sentiment de victoire : « Israël n’aura pas le choix, ils devront geler les procédures d’expulsion. » Son combat demeure local, symbolique. Elle, parle de « résistance ». Alaa nourrit aussi une réflexion ambiguë sur la violence. Elle regrette qu’un jeune homme ait précipité sa voiture contre des policiers, le 16 mai, à l’entrée du quartier, en blessant quatre avant d’être abattu. « Nous ne devons pas nous battre ainsi. Cela affaiblit notre mouvement », estime-t-elle. Pourtant, elle n’a rien à redire contre la salve de roquettes que le Hamas a lancée le 10 mai sur Jérusalem : « Nous savons que nous n’aurons pas notre terre sans user de la force. »
Sirine, 25 ans, l’insurgée d’Haïfa
« Tu es trop radicale, Sirine ! » Attablées rue Massada, deux amies s’engueulent dans un quartier branché du cœur d’Haïfa, la grande ville du nord d’Israël. Sirine Jabarin, 25 ans, et Mona Kharboush, 32 ans, ne tirent pas les mêmes enseignements des violences qui ont secoué la ville, début mai. Sirine a scandé au milieu d’une foule de quelques centaines de personnes, tenues à distance d’extrémistes juifs par la police, que « la Palestine est arabe du fleuve à la mer », du Jourdain à la Méditerranée. « C’est quoi, ce slogan ?, s’étonne Mona. Il n’y aura pas d’Etat palestinien sans juifs, c’est complètement irréaliste ! » Sirine ne se démonte pas. Les violences ont prouvé, dit-elle, que la coexistence tant vantée ici, entre juifs et arabes, n’est qu’un écran de fumée. « D’accord, Haïfa est une vitrine idéale. Mais, au moment critique, tu vois bien qu’elle vole en éclats. »
Mona ne la contredit pas. Sa vie paisible a été bouleversée. Médecin urgentiste à l’hôpital du mont Carmel, elle a été réquisitionnée après le refus d’ambulanciers de se rendre dans les quartiers arabes. Elle a soigné dans les rues trois jeunes Palestiniens grièvement blessés par des balles en métal cerclées de caoutchouc, tirées par la police. Le lendemain, son service a admis une soixantaine d’habitants juifs ultraorthodoxes d’un même immeuble, intoxiqués par des fumées. Des caméras de surveillance ont filmé des jeunes incendiant des voitures dans leur parking.
« Ces gangs juifs armés, la police les ménageait ! Ça m’a fait tellement peur… S’ils t’attaquent, tu te dis au fond de toi que personne ne te viendra en aide. Quand tu es Palestinienne, tu découvres cette différence brutale : tu vaux moins qu’un juif. En tant que médecin, ça paraît dingue ! Nous ne voyons pas les choses comme ça à l’hôpital… Mais la police et le “système”, oui. » Le 18 mai, Mona a bravé les consignes de sa hiérarchie, en participant à la grève générale décrétée en Israël et dans les territoires palestiniens.
Depuis 2015, Mona vote avec constance aux législatives pour la Liste unie des partis arabes. Elle y voit un moyen de briser le plafond de verre sous lequel bouillonne sa minorité, qui représente 20 % de la population israélienne. La cause nationale palestinienne, elle la relègue au second plan. Depuis le 2 juin, fait inédit dans l’histoire d’Israël, l’un de ces partis, dirigé par l’islamiste Mansour Abbas, peut contribuer à faire chuter le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, en rejoignant une coalition disparate d’extrême droite, de gauche et du centre.
Poings serrés et regard noir, Sirine n’en a cure. Elle ne vote pas. Cette étudiante en sciences politiques a envoyé bouler en 2020 quatre années de formation d’ingénieure et un avenir pourtant bien tracé. « Je voulais du changement. Quelque chose d’important dans ma vie. Je l’ai trouvé. » Depuis six mois, elle participe dans sa ville natale d’Umm Al-Fahm à un nouveau mouvement qui dénonce une criminalité endémique, face à laquelle la police se montre au mieux impuissante, au pire indifférente.
Ici et à Haïfa, elle a déjà assisté à trois fusillades, en pleine rue. « Chacun connaît les grandes familles mafieuses, mais ces violences sont surtout le fait de jeunes gens isolés. La police laisse faire tant qu’ils tirent sur des Arabes et pas sur des juifs », dénonce-t-elle. A la différence de nombreux Arabes israéliens, Sirine ne réclame pas davantage de moyens pour les commissariats. Au contraire : avec ses camarades du hirak (« le mouvement »), elle milite pour leur fermeture. Les détentions, en partie « préventives », à la suite de lynchages à Lod, à Bat Yam, la préoccupent. Le 1er juin, la police a annoncé avoir arrêté, en une semaine, 2 100 personnes, des Arabes à près de 90 %. A peine 150 ont été inculpées. Les Palestiniens d’Israël dénoncent une répression massive, visant à les museler.
Boycott, autonomie revendiquée, sécession… Ces thèmes ont conduit Sirine à se rapprocher de la branche nord du Mouvement islamique, issue des Frères musulmans et qui refuse de participer au jeu électoral israélien, interdite dans le pays depuis 2015. Cette militante laïque aux longues boucles brunes, volontiers autoritaire avec ses camarades, reconnaît la puissance de cette organisation bien rodée à Umm Al-Fahm. Dès la fin avril, la jeune fille a récolté des dons pour convoyer, avec l’aide des islamistes, des activistes et des lycéens à Jérusalem, au cœur de l’action.
Le 8 mai, en ce mois saint de ramadan et alors que les fidèles s’apprêtent à célébrer la nuit du Destin, les images d’un tel convoi font le tour du monde. Des bus, dont l’un a été affrété par le hirak, sont arrêtés par la police sur l’autoroute 1. « Ils ont confisqué des drapeaux palestiniens et des keffiehs, puis ils ont refusé que nous reprenions la route », raconte Sirine. Une chaîne humaine se forme alors pour permettre aux manifestants de rejoindre le bas-côté, bloquant au passage la voie opposée, en direction de Tel-Aviv. Spontanément, des Palestiniens de Jérusalem viennent à leur rencontre, pour les conduire à destination. Embouteillage monstre. La police rouvre la route.
Sirine arrive elle aussi dans la Ville sainte. Après une nuit d’affrontements avec la police à Cheikh Jarrah, elle dort seule dans sa voiture, rue Saladin. Puis elle s’établit dans le sanctuaire d’Al-Aqsa. « Ce n’est pas difficile de lancer une pierre, constate-t-elle. C’est une expression de colère. Les chebab [jeunes garçons] rigolent quand ils me voient faire. Ils n’ont pas l’habitude qu’une fille se joigne à eux. »
Après cette période tumultueuse, elle est rentrée à Umm Al-Fahm, ivre de fatigue. Dans la belle maison d’architecte de ses parents, située en contrebas d’une vaste mosquée, sur les hauteurs de la ville, elle analyse en famille les événements de mai. L’une de ses quatre sœurs, Leyal, 21 ans, n’est pas retournée dans sa fac de droit, à Bar-Ilan, depuis deux semaines : elle n’est pas politisée, mais elle redoute des violences. Leur père, Mohammed, formé à la médecine à Brescia, dans le nord industriel de l’Italie, a participé à la grève générale palestinienne du 18 mai. La demi-douzaine de centres de radiologie qu’il possède en Israël sont restés fermés. Ils accueillent d’ordinaire des Israéliens de toutes obédiences, dont des juifs ultraorthodoxes. Un contrat les lie aussi à l’armée, qui leur envoie des soldats, entre 19 heures et 22 heures.
La famille de Sirine est originaire d’Haïfa. Le grand-père paternel y possédait un supermarché et une usine à papier, avant la création de l’Etat d’Israël. Il s’est réfugié à Umm Al-Fahm lors de la Nakba, l’exode forcé de 700 000 Palestiniens en 1948. Ayant vécu le régime militaire imposé aux Arabes d’Israël jusqu’en 1966, « il avait peur de toute forme d’engagement et en a découragé ses enfants », dit Mohammed Jabarin. « Pour ma part, poursuit-il, je préfère accompagner celui de mes filles. Au moins leurs manifestations se déroulent à la vue de tous, sur les réseaux sociaux. Ça les protège. A mon époque, vous disparaissiez en prison sans que personne le sache. » Cela ne l’empêche pas de craindre le renseignement intérieur et la police, dont il juge les pratiques « criminelles ».
Jabarin vote utile. Pour le Meretz, un parti de gauche sioniste qui a intégré, le 2 juin, la coalition de gouvernement. Cela fait hurler de rire ses filles, qui le jugent naïf. « La jeune génération risque de gâcher tous nos efforts. Nous nous sommes intégrés !, s’exclame-t-il. Nous avons travaillé dur et nous avons réussi, malgré Israël. Nous avons été forcés de vivre, de travailler et d’étudier dans un Etat juif, mais ça n’était pas pacifique. Nous avons été contraints d’adopter une identité israélienne. Les villes mixtes explosent aujourd’hui parce que les gens ont été forcés à vivre ensemble. » Il désire encore une solution à deux Etats, palestinien d’un côté, israélien de l’autre, mais doute que ce dernier soit un jour pleinement démocratique.
Mazen, 24 ans, le déçu de Ramallah
« Mazen, fais attention où tu marches ! » Un commerçant du camp de réfugiés d’Al-Amari, qui ouvre boutique ce 29 mai, s’étonne de croiser Mazen Ramadan en pleine rue : il sait le jeune homme recherché par la police palestinienne. Depuis quelques jours, Mazen évite sa maison familiale, bâtie à la lisière du camp, quasiment dans Ramallah, le centre politique de la Cisjordanie occupée. Il limite ses déplacements aux venelles étroites du cœur d’Al-Amari, un mouchoir de poche de 1 kilomètre carré où les policiers ne pénètrent qu’avec réticence.
A 24 ans, Mazen est une tête dure. Pas un délinquant, ni un opposant politique, mais un enfant de ce camp miséreux, où, près du centre social, deux pyramides commémorent les combattants du quartier tués lors de la première Intifada et les auteurs d’attentats-suicides de la seconde, dont la première femme kamikaze palestinienne, Wafa Idriss. A l’âge de 17 ans, Mazen a été condamné à trois ans de prison en Israël, pour avoir jeté un cocktail Molotov sur des soldats qui procédaient à une arrestation, de nuit, dans son quartier. Très actif au sein du syndicat de l’université de Bir Zeit, où il étudie les sciences politiques, il est fier d’appartenir au mouvement de jeunesse du Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas.
Depuis plusieurs semaines, pourtant, il ne comprend plus ses dirigeants. Il a été déçu par l’annulation des élections palestiniennes, qui avaient pourtant créé une réelle attente en Cisjordanie. Il n’a pas vu un seul cadre du Fatah dans les manifestations en soutien à Gaza, pendant la guerre de mai. Le silence de M. Abbas, quand les habitants de l’enclave étaient sous les bombes, l’a désolé. L’Autorité palestinienne et le Fatah sont à la traîne. Invisibles. Inaudibles. Mazen trépigne. Cela le met en délicatesse avec les autorités.
Le 7 mai, dernier vendredi du mois de ramadan, la télévision d’Etat palestinienne diffusait encore de la musique traditionnelle plutôt que des images des manifestations à Jérusalem. L’accès aux lieux saints a été fermé par Israël aux Palestiniens de Cisjordanie depuis le début du mois. Qu’importe. Mazen a foncé tête baissée. Avec cinq camarades, il a traversé les champs près de Midya, là où le mur israélien n’est qu’un grillage. De l’autre côté, des amis les ont récupérés en voiture, puis les ont fait entrer sur l’esplanade des Mosquées pendant la prière de l’aube. « C’était la deuxième fois de ma vie [que j’entrais dans l’enceinte d’Al-Aqsa], se souvient Mazen. J’ai presque pleuré. J’avais l’impression que mes pieds ne touchaient pas terre devant le dôme du Rocher. Je me sentais comme un enfant. »
A Al-Aqsa, Mazen a dormi trois nuits et vécu deux opérations policières d’une grande brutalité, les 7 et 10 mai, au cours desquelles près de 700 Palestiniens et 40 policiers israéliens ont été blessés. La seconde est gravée dans sa mémoire : son lever aux petites heures du jour, l’attente de l’entrée des policiers sur l’esplanade, par la porte des Maghrébins et la porte de la Chaîne. Les cris de la foule appelant le Hamas à rejoindre la lutte, à Gaza. Acculé contre l’enceinte orientale, sur un vaste espace pavé où, d’ordinaire, les enfants jouent au ballon, il est blessé par une balle antiémeute. Un inconnu lui fait remarquer qu’il saigne. Il s’effondre.
Pris en charge par le Croissant-Rouge puis soigné à l’hôpital du Mont-des-Oliviers, Mazen rentre à Al-Amari le jour même, avec un amer sentiment de défaite. Le lendemain, 11 mai, il apprend au réveil que le Hamas a lancé des roquettes sur Jérusalem. Il se sent immensément fier. « Mohammed Deif [le chef de la branche militaire du Hamas] est le vrai leader des Palestiniens ! », s’enthousiasme-t-il.
Vendredi 14 mai, décrété « jour de colère », il file avec ses camarades jusqu’à la base militaire israélienne de Beit El. Ce jour-là, Tsahal tire à balles réelles sur les manifestants, faisant 10 morts en Cisjordanie – le bilan le plus meurtrier depuis 2002, pendant la seconde Intifada. L’Autorité palestinienne laisse faire les jeunes contestataires jusqu’au 21 mai, quand Mazen descend avec une petite foule dans les rues de Ramallah, à 2 heures du matin, pour célébrer le cessez-le-feu et la « victoire » du Hamas. « Même mes enfants voulaient y aller », grommelle son ami Rami Enabi, grand costaud de 31 ans, roux et albinos, qui fait mine de ne pas comprendre pourquoi l’Autorité palestinienne a sifflé ce jour-là la fin des réjouissances.
Mazen affirme que quatre de ses camarades ont depuis été arrêtés et que d’autres se cachent. Selon des défenseurs des droits humains, une vingtaine ont été détenus, et d’autres interrogés pour des écrits en ligne et pour avoir participé à des manifestations. « Des cadres de l’Autorité s’inquiètent que d’autres factions nous utilisent pour menacer leur pouvoir », estime le jeune homme.
Ce destin palestinien, Mazen le doit, pour le meilleur et pour le pire, à son père. Munther Ramadan n’est pas né ici : il est syrien, issu d’une famille sunnite aisée de Damas. A 16 ans, par solidarité arabe, il s’est engagé dans l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ne laissant qu’une lettre derrière lui. Il a combattu aux côtés de factions palestiniennes contre les forces israéliennes au Liban à la fin des années 1970, avant de s’installer en Irak. Après les accords de paix d’Oslo, en 1994, il a rejoint ses camarades de l’OLP à Ramallah et intégré les forces de sécurité nationale. Il a épousé la fille de son commandant dans le camp d’Al-Amari et pris sa retraite en 2008, avec le petit grade de major et un aigle à l’épaule.
Nostalgique de la Syrie, Munther a regagné Damas avec sa famille. Mazen, alors adolescent, découvre fasciné cette capitale arabe auprès de laquelle les collines désordonnées de Ramallah paraissent si provinciales. Il devient syrien, damascène. Mais la révolution, qui éclate en 2011, et la guerre civile contraignent une partie de sa famille à l’exil. Lui et les siens rentrent à Al-Amari en 2012. « Je voulais retrouver mes racines. J’ai dû me résigner à reconstruire ma vie ici », déplore-t-il.
« La Syrie est ma patrie, la Palestine ma cause » : Mazen a fait sien le mantra de ce père distant, avec lequel il parle peu. A 58 ans, Munther demeure un Syrien, un étranger à Ramallah. Les aventures de son fils risquent de lui faire du tort. Dans sa cavale, Mazen n’a d’autre choix que de chercher protection auprès de l’homme fort du camp, Jihad Toumaleh, un parlementaire en froid avec le pouvoir, qui distribue dans les salles de sport les mannes de l’opposant en exil Mohammed Dahlan.
Mazen ne se fait pas d’illusions. « Je finirai bientôt à Jéricho », lâche-t-il, en référence au complexe sécuritaire de sinistre réputation où l’Autorité palestinienne enferme les prisonniers politiques. Le jeune homme se prend à rire : il y a déjà été détenu un mois, en décembre 2020. Son ami Rami aussi. « La sulta [« l’Autorité »], raille-t-il, n’aime pas que l’on exprime son opinion. »
Ola, 32 ans, la désespérée de Gaza
Un soir comme celui-là vous rappelle que « Gaza la malheureuse » pourrait être belle : une ville arborée, ouverte sur la mer. Quatre jours après le cessez-le-feu du 21 mai, non loin de la plage bondée, Owaïs, 3 ans, file à bord d’un kart décoré de fleurs rouges en plastique. Sono crachotante accrochée à l’essieu, klaxon à plein régime, le garçonnet s’étourdit de plaisir, lui qui, dans son immeuble, sursaute encore au moindre bruit après onze jours de bombardement.
Sa mère, Ola Abou Hasaballah, l’admet : le petit est fragile. Comme elle. Comme tout le monde dans cette enclave, astreinte à un blocus israélo-égyptien depuis 2007 et qui, après les opérations israéliennes « Plomb durci » (2008-2009), « Pilier de défense » (2012) et « Bordure protectrice » (2014), sort exténuée de cette quatrième guerre, au cours de laquelle le Hamas a tiré plus de 4 300 roquettes sur Israël. Un an plus tôt, Ola a plongé dans la dépression. Six mois de traitement.
Cette spécialiste de la psychologie infantile de 32 ans, riche, autonome, divorcée et mal remariée, porte, sur elle comme sur les autres, un regard sans complaisance. La veille, dans le taxi qui la conduisait vers l’appartement où est gardé son fils en attendant la réouverture des crèches, le chauffeur s’était mis à parler : « Il m’expliquait qu’un type avait été tué ici, puis que, là, un enfant avait été écrasé sous un mur… Il s’exprimait comme si c’était une conversation normale… Ça m’a paru fou ! J’ai besoin de silence, le temps de reprendre un semblant de contrôle sur ma vie. »
Ola a suivi les évènements de Cheikh Jarrah dès le mois d’avril, à travers « des influenceurs » sur Facebook et Instagram. Mais jamais plus de cinq minutes à la fois : « Ce qui se passait à Jérusalem n’était pas mon affaire. Mes propres soucis me suffisaient. » Un jour, elle voit dans une vidéo une foule rassemblée devant la mosquée Al-Aqsa appelant le Hamas à rejoindre la lutte, en scandant « Allez Gaza ! Gaza ! Pour le bien d’Allah ! » « J’ai ri. Qu’étions-nous censés faire ? A part recevoir des bombes sur la tête. Il n’y a pas de face-à-face possible à Gaza avec les soldats [israéliens] », dit-elle.
La jeune femme s’attend alors à des manifestations à la frontière de l’enclave, à une réédition de la « marche du grand retour » de 2018. L’armée israélienne l’avait réprimée (270 morts et près de 30 000 blessés), sans que cela ne suscite de manifestations de solidarité ailleurs en Palestine. Cette fois, il lui aura fallu trois jours de bombardements « pour sortir du déni » : la guerre est de retour.
Ola rembourse chaque mois 1 000 dollars pour l’appartement qu’elle a acheté en 2017 à Rimal, « l’âme de la ville » : un quartier commerçant prisé aux larges avenues. Elle s’y sentait en sécurité parce qu’il avait été épargné lors de la guerre de 2014. Pas cette année. Le 16 mai, quand des frappes aériennes font s’écrouler, sur 42 civils, plusieurs immeubles de la rue Al-Wehda, elle sent le sol trembler.
Pendant les bombardements, elle s’abrite dans un étroit couloir, entre deux murs porteurs, loin des fenêtres. Outre son ordinateur, branché sur une grosse batterie électrique UPS, elle garde auprès d’elle un sac avec les passeports, de l’argent, le stylo Parker hérité de son grand-père, des vêtements pour son fils et une photographie de sa mère, morte en 2013. Elle y mange, joue et dort avec Owaïs et son nouveau mari, Mohammed, médecin de dix ans son aîné et qui n’en finit pas de la quitter.
Elle vit la guerre à travers les chaînes de télévision qatarie Al-Jazira et saoudienne Al-Arabiya. Lorsque le réseau Internet décroche, elle allume un petit poste rouge, branché sur Sawt Al-Chaab, une radio locale. Elle en connaît tous les présentateurs, pour avoir travaillé avec eux dans une autre vie – elle lisait à l’antenne des poèmes et des nouvelles de l’écrivain palestinien Ghassan Kanafani. Après chaque bombardement, Ola se rue avec son fils vers le réfrigérateur pour engloutir en désordre du chocolat, de la pizza, des fruits… Puis s’accorde une cigarette L & M légère, fumée à la fenêtre de la cuisine, qui donne sur une cour intérieure.
Le cessez-le-feu signé entre Israël et le Hamas, le 21 mai, a permis à Ola Abou Hasaballah et son fils de ressortir de chez eux après onze jours de bombardements. Le garçon fait du kart sur le front de mer. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
Ola n’est pas tout à fait indifférente à ce qui se déroule ailleurs en Palestine. Comme nombre d’habitants de Gaza, sa famille est originaire du vieux port de Jaffa, devenu banlieue pauvre de Tel-Aviv. Elle a suivi de près la répression des émeutes qui ont éclaté là-bas, les incursions de groupes juifs armés, les représailles de mafieux arabes locaux. A la télévision, elle reconnaît dans l’accent des gens de Jaffa celui de son grand-père, pharmacien, qui a fui la ville pendant la Nakba. Entre quatre murs à Gaza, Ola a grandi dans le fantasme, couleur sépia, de cette ancienne capitale culturelle de la Palestine, où sa grand-mère portait des jupes au genou, « à la mode du Caire », pour aller au cinéma.
Jaffa, c’est le rêve d’Ola et une part de son malheur. Il y a dix ans, lorsqu’il a fallu la marier pour la première fois, son père lui a déniché un vague parent dont le seul mérite était d’être, lui aussi, descendant de cette ville. « Mon père est un homme éduqué, employé par une agence des Nations unies. Mais il voulait à tout prix conserver un lien avec ses origines. » Ola n’a vu cet homme qu’une fois avant de l’épouser. Dépendant au tramadol, un puissant antalgique opioïde, il s’est révélé violent. Une nuit, il a fini par la jeter dehors. Après ce geste, la famille d’Ola a accepté le divorce.
A Gaza, une femme divorcée est forcément suspecte. Ses voisins la jugent « instable », « agressive ». Elle ne cause que « des problèmes ». Ola s’en moque. L’enclave se résume selon elle à un gigantesque « problème humanitaire ». Depuis le cessez-le-feu, la psychologue pour enfants a recontacté ses anciens patients. Elle a vu ceux que la guerre a déplacés. Elle a compté les morts. Les plus âgés ont aujourd’hui 16 ans. Ils ont déjà connu la guerre de 2014 et, récemment, l’épidémie liée au Covid-19 : des malheurs qui s’ajoutent à ceux de leurs parents. Les cent fois où elle a songé à partir, Ola s’est souvenue que ce métier « donne du sens à [sa] vie. Et puis, à Gaza, je suis encore en Palestine », même suspendue dans le vide.
Une victoire du pauvre, un rappel à l’Histoire, ou une tempête parfaite. Chacun peut nommer comme il l’entend les événements de mai, mais quelque chose de nouveau a bel et bien secoué la Palestine. Dès les premiers jours du mois, des émeutes à Jérusalem ont ouvert la voie à une guerre, lancée le 10 mai par le Hamas à Gaza, qui a tué 254 Palestiniens et 12 Israéliens. Ce conflit a attisé des violences d’une ampleur inédite entre juifs et Arabes, dans les villes mixtes d’Israël. A leur tour, elles ont suscité une grève générale des Palestiniens, le 18 mai, de part et d’autre de la « ligne verte » qui avait signé, en 1949, le morcellement géographique de leur territoire.
Il n’y a pas de « normalité » en terre sainte. Nul ciel serein, que le hasard aurait soudain déchiré. Mais dans un quotidien déjà assombri de vexations perpétuelles, la multiplication des brimades infligées par la police aux Palestiniens de Jérusalem – silence imposé à un imam pour que s’exprime le président israélien Reuven Rivlin ; interdiction d’accéder aux lieux saints ; entraves à la circulation à la porte de Damas ; expulsion annoncée de familles dans le quartier de Cheikh Jarrah au profit des colons – ont été perçues comme des insultes à la dignité. Des humiliations rendues plus insupportables encore en ce mois de ramadan, période de ferveur religieuse, mais aussi de retrouvailles familiales indispensables et de solidarité.
Les multiples colères du peuple palestinien ont coagulé en une cause commune, dont la résurgence a surpris la communauté internationale lassée du conflit israélo-palestinien. Pendant ces événements, les jeunes manifestants ne se sont adressés qu’à eux-mêmes et aux opinions publiques internationales, en les interpellant directement sur les réseaux sociaux. Depuis le cessez-le-feu du 21 mai, à Gaza, la fièvre retombe. Mais qui sait la marque qu’elle laissera à long terme ?
Qu’ont-ils en commun, Sirine et Mazen qui ont emprunté les mêmes chemins à Jérusalem-Est, les 9 et 10 mai ? Cette citoyenne arabe d’Israël et cet enfant du camp de réfugiés d’Al-Amari, en Cisjordanie occupée, ont défié les policiers israéliens dans la petite vallée de Cheikh Jarrah. Tard dans la nuit, ils ont couru devant les lourds chevaux andalous de la police montée.
Ils se sont écroulés de fatigue sur les tapis des mosquées de la Vieille Ville – Mazen avec les hommes à Al-Aqsa, Sirine avec les femmes dans le dôme du Rocher –, avant de retourner, à l’aube, faire face aux hommes en uniforme sur l’esplanade des Mosquées. Qu’ont-ils en commun avec Alaa, qui lutte pour que sa famille et ses voisins ne soient pas chassés de chez eux par la justice israélienne, et remplacés par des colons ? Qu’est-ce qui les relie à Ola, psychologue pour enfants à Gaza, épuisée par onze jours de bombardements ? Leurs quatre trajectoires, singulières, convergent pour former la trame d’un récit partagé d’un mois de mai palestinien.