Martin Lukacs, extrait d’une enquête publiée dans The Breach, 29 juin 2021
La nouvelle stratégie militaire canadienne en cours depuis quelques années inclut la construction de bases étrangères permanentes que l’armée qualifie de « hubs » pour minimiser ce changement susceptible ‘attirer la critique. Trois sites ont été localisés pour réaliser cette opération, au Koweït, au Sénégal et en Jamaïque. Selon des documents obtenus sur la Loi d’accès à l’information, le gouvernement cherche à élargir son rôle dans la « guerre sans fin » orchestrée par les États-Unis, soi-disant pour lutter contre le « terrorisme ». Les États-Unis qui disposent partout d’un vaste réseau de bases voient d’un bon œil ce changement qui leur permettrait de mieux « utiliser » l’intervention de leurs alliés-subalternes dans des zones de conflits. Jerome Klassen, un politicologue canadien basé à l’Université du Massachussetts, oberve cette évolution : « ces nouvelles bases sont une manière de démonter l’engagement en faveur de la stratégie militaire américaine. Ces bases vont faciliter la multiplication des opérations militaires canadiennes à l’étranger, selon les besoins des États-Unis ».
Ce virage avait été amorcé sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, mais il occupe une grande place dans les orientations du gouvernement actuel pilotées par Justin Trudeau et le ministre de la Défense Harjit Sajjjan. À l’époque sous Harper, une telle base avait été établie dans les Émirats arabes unis pour soutenir la participation militaire canadienne à la guerre contre l’Afghanistan. Elle permettait le recyclage d’une armée traditionnellement vouée à la défense de l’Europe contre l’URSS en la réorientant vers les « nouvelles guerres » contre les menaces à l’hégémonie américaine. Pour le Canada, ce virage n’était pas simplement « théorique », mais devait mener à un formidable réinvestissement dans le domaine militaire. En lignée avec Harper, le gouvernement Trudeau a promis 50 milliards de dollars (étalés sur 20) ans pour investir dans des avions de combat, de navires de guerres, des véhicules blindés, des gros avions de transport des troupes. « C’est un changement qualitatif » selon Klassen, qui inscrit le Canada dans une stratégie à long terme des États-Unis pour procéder à qu’on appelait à l’origine une opération de « réingénierie » du Moyen Orient.
Selon les document obtenu par the Breach, les trois « hub » ou bases seront nécessaires pour accélérer les transformations en cours. Pour le moment, la base au Koweït a servi les besoins de l’armée canadienne en Irak, investie dans la guerre contre Daesh aux côtés d’une armée irakienne très critiquée pour ses pratiques criminelles contre la population irakienne. Depuis l’arrêt de la participation des avions canadiens dans les combats, le support canadien se décline par des opérations de formation pour « améliorer les services de police et de contre-insurrection. Une centaine de militaires canadiens sont présents en permanence pour réaliser ces activités. Parallèlement, le gouvernement canadien cultive les « bonnes relations » avec le Koweït. Le ministre Sajjan s’est déplacé à plusieurs reprises pour rencontrer le gouvernement prédateur de ce pays, tant pour continuer les opérations dans le hub que pour vendre des équipements militaires à la pétromonarchie.
Quant à la base de Dakar, elle s’inscrit dans un vaste redéploiement de l’armée américaine qui multiplie les bases et la participation au combat dans plusieurs pays dont le Mali. La présence militaire canadienne se fait en liaison permanente avec l’AFRICOM (commandement militaire américain en Afrique). L’intervention canadienne au nord du Mali était une des composantes de cette stratégie. Il faut noter que les importants investissements miniers du Canada au Mali, ne sont pas non plus étranges à cet intérêt pour « maintenir la sécurité » dans ce pays traversé de multiples rébellions (la dernière ayant mené à la marginalisation du gouvernement proche de intérêts occidentaux).
Pour Klassen, cette transformation qui passe généralement sous les écrans-radar de médias et de l’opinion, vont dans le sens d’une intégration mieux organisée du Canada dans un vaste redéploiement destiné à protéger les intérêts américains dans un continent riche de ressources et en même temps fragile sur la dimension politique.