Afghanistan : entre la peste des talibans et le choléra de la guerre civile

Depuis l’accélération du retrait de l’armée américaine, les talibans semblent en passe de vaincre militairement en Afghanistan. Face à cette offensive, l’impuissance de l’armée afghane a poussé les seigneurs de la guerre, qui s’étaient fortement réarmés ces derniers mois, à entrer dans la bataille.
Karla Mary, Orient XXl, 21 juillet 2021
Une partie de la population se mobilise pour se défendre contre les talibans, qui auraient pris le contrôle de 160 des 400 districts du pays, alors que les forces régulières du gouvernement de Kaboul apparaissent vaincues, à la fois militairement et moralement. Laissés à l’abandon sur la ligne de front, attendant désespérément leur solde et un armement correct, peu de soldats souhaitent donner leur vie pour un état-major et un gouvernement corrompus. Les officiers supérieurs amassent eux des milliers de dollars assis derrière un bureau confortable et sécurisé, quelque part à Kaboul.
Aucun plan de bataille ne semble clairement défini, et les forces régulières opèrent des « retraits tactiques » des centres de district, laissant la population civile à la merci des insurgés. Dans les premiers jours de juillet 2021, des milliers de soldats apeurés se sont réfugiés au Tadjikistan pour échapper aux attaques des talibans.
DES INSURGÉS GALVANISÉS
Face à l’armée régulière se dresse une force insurrectionnelle motivée qui sent la victoire proche, encouragée par des chefs donnant trop souvent une image enjolivée de la situation. Ainsi, le 9 juin, un porte-parole des talibans a affirmé devant des journalistes à Moscou que l’Émirat islamique d’Afghanistan avait pris le contrôle de 85 % du pays, ce que le gouvernement a farouchement démenti. Le pourcentage est très exagéré, mais les talibans se sentent galvanisés par la perspective de reconquérir le pouvoir.
Les populations rurales étant laissées seules face à leur destin, les civils sont contraints de prendre les armes et de se regrouper sous la direction des chefs de village ou de district, souvent des seigneurs de la guerre.
À Charkint, un district de la province de Balkh, les habitants mettent leur vie entre les mains d’un des rares leaders locaux féminins, une guerrière hazara, Salima Mazari. Si les miliciens ont réussi à repousser les talibans jusqu’à présent, la question est de savoir combien de temps encore ils pourront tenir.
Les Afghans se regroupent selon des lignes ethniques, car ils ne peuvent avoir confiance que dans leur propre communauté et le pays reste fracturé. Si l’Afghanistan est composé à 38 % de Pashtouns (groupe auquel appartiennent les talibans), il compte également 25 % de Tadjiks, 19 % d’Hazaras et 6 % d’Ouzbeks ainsi que d’autres petites minorités (estimations).
Le gouvernement a promis de fournir des armes à la population afin qu’elle puisse remplir son « devoir » de défense nationale. Il n’est pas certain que l’État soit en mesure de tenir sa promesse, car les forces régulières elles-mêmes se plaignent depuis des mois du manque d’armes et de munitions indispensables pour tenir leurs positions. Une partie de la population s’arme au nom de la défense nationale, plus en opposition aux talibans qu’en soutien aux forces gouvernementales. Avec cette multiplication des acteurs combattants, les Afghans voient resurgir le spectre de la guerre civile.
L’IMPORTANCE DES INFLUENCES ÉTRANGÈRES
Après le départ des Soviétiques de l’Afghanistan en 1989, puis la chute trois ans plus tard du régime du président Mohamed Najibullah, les différents groupes de moudjahidines alors vainqueurs s’affrontaient avec un niveau de violence sans précédent. Bien que les partis politiques de l’opposition à l’invasion soviétique se soient réunis dans le cadre de l’accord de Peshawar de 1992 pour former un gouvernement intérimaire, Gulbuddin Hekmatyar, soutenu par les services secrets pakistanais, ambitionne d’exercer le pouvoir seul. Il bombarde Kaboul en 1992, faisant un grand nombre de victimes civiles, sans aucun résultat autre que le chaos. Alors qu’un gouvernement provisoire peine à prendre forme, les différents partis s’opposent violemment, souvent sur des bases ethniques.
En outre, il ne faut pas sous-estimer les interférences extérieures. Si le Pakistan joue un rôle central en soutenant Hekmatyar puis les talibans, les troupes d’Abdlul Rashid Dostum, un général ouzbek qui a longtemps combattu les moudjahidines mais a fait défection, sont soutenues par l’Ouzbékistan ; le Parti de l’unité islamique, Hezb-e-Wadat, chiite, par l’Iran ; la milice wahabite Ittihad-e Islami par l’Arabie saoudite. Finalement, les talibans prennent le dessus et conquièrent Kaboul en 1996, apportant une forme d’ordre, bien que brutale, au pays. Leur accession réussie au pouvoir est due au soutien massif du Pakistan, d’Oussama Ben Laden et de l’Arabie saoudite.
Pourtant, leur règne n’a jamais été totalement accepté. Plusieurs factions de moudjahidines se rassemblent pour former l’Alliance du Nord. Les chefs de guerre s’unissent sous la direction du déjà célèbre général Ahmed Shah Massoud. Les attaques d’Al-Qaida le 11 septembre 2001 contre New York et Washington signent un nouveau tournant pour la guerre avec l’intervention des États-Unis qui s’impliquent directement. Les talibans sont renversés en 2001.
L’ÉCHEC DES DÉSARMEMENTS
Les anciens combattants de ces guerres n’ont jamais mis l’arme au pied. Quatre tentatives de désarmement fondées sur la démobilisation et la réintégration des anciens combattants ont été lancées sous le contrôle des Occidentaux. Ces programmes n’ont jamais été efficaces car mal adaptés au contexte : les Afghans n’avaient pas suffisamment confiance dans le gouvernement nouvellement établi par les États-Unis pour renoncer à leurs moyens de défense. La démilitarisation du pays est un défi de longue haleine et ne sera probablement possible que lorsque le gouvernement se sera montré capable de protéger l’ensemble de la population du pays, ce que le pouvoir de Kaboul a été incapable de faire durant les deux dernières décennies. Depuis quelques mois, les seigneurs de la guerre sont revenus sur le devant de la scène, car le gouvernement recherche ouvertement – ou du moins accepte – leur soutien pour repousser les talibans.
Ce sont donc d’historiques chefs moudjahidines, des anciennes familles influentes et des hommes forts qui mènent le combat. Aucun leadership national ne se dégage. Chaque milice se consacre à la défense de son propre village, de sa communauté, de son district. Le numéro un de la communauté hazara (chiite et persanophone) est le célèbre seigneur de guerre Abdul Ghani Alipoor. Pendant la guerre civile, il était commandant du Parti de l’unité islamique. Il a participé au programme de désarmement en 2004. Mais, avec le retour en force des talibans et autres groupes extrémistes, il a repris les armes en 2014 pour défendre sa communauté.
Les Hazaras ont longtemps été une cible de premier choix pour les talibans – et aussi de l’Organisation de l’État islamique (OEI) qui opère en Afghanistan depuis janvier 2015 – en raison de leurs appartenance religieuse (chiite) et de leur appartenance ethnique. Les Hazaras sont régulièrement enlevés ou tués sur la route numéro 2 de la vallée de Maidan, surnommée la vallée de la mort. Alipoor et sa milice contrôlent actuellement plusieurs districts de la province de Wardak et son influence s’étend jusqu’à Bamiyan. On pense qu’il a rassemblé environ 2 000 combattants.
LE RETOUR DE LEADERS TRADITIONNELS
Quant à la minorité ouzbèke, beaucoup se sont regroupés sous la direction du maréchal Abdul Rashid Dostum, pour rejoindre les moudjahidines avant de devenir vice-président entre 2014 et 2020. Il a une réputation particulièrement brutale et a été accusé de graves abus et de crimes de guerre, notamment de viols, de tortures et de pillages. Des rapports de journalistes étrangers ainsi que de Human Rights Watch le tiennent pour responsable de l’enlèvement et du viol d’un dirigeant rival en 2016. Il se présente aujourd’hui comme le libérateur du Nord.
Atta Mohammed Noor, ancien gouverneur et chef de guerre des moudjahidines tadjiks a juré de libérer sa terre natale de Mazar-e-sharif. Il appelle à la mobilisation nationale alors que sa province de Balkh tombait aux mains des talibans. De même, Mohammed Ismail Khan, un autre dirigeant tadjik et ancien gouverneur s’engage à libérer sa province.
Ce ne sont là que quelques exemples, les milices fleurissent dans tout le pays. Les gens se mobilisent pour se protéger derrière des leaders traditionnels qui ont déjà prouvé leur compétence militaire durant la guerre contre l’Union soviétique.
Si ces leaders peuvent apparaître comme la dernière barrière à l’avancée des talibans, leur action pose pourtant de sérieuses questions. Ils ont trop souvent acquis leur pouvoir et leur réputation en gérant d’énormes réseaux de trafic de drogue et d’autres entreprises illicites. De plus, ils ne montrent aucune réticence quant à l’usage de la violence. Bien que le gouvernement s’en félicite, l’émergence des milices met en évidence l’incapacité de l’État à protéger sa population. Le gouvernement est devant le fait accompli et doit se plier aux volontés des milices car il ne peut se permettre d’ouvrir un nouveau front. Combattre les talibans semble un défi suffisant, le gouvernement n’a donc pas beaucoup d’autres choix que d’accueillir la contre-insurrection. Dans certains cas, il est même allé jusqu’à l’armer.
Cependant, la montée en puissance des milices engendre bien des inquiétudes. Beaucoup craignent qu’il ne s’agisse que d’une solution à court terme et qu’elle signifie le retour à la guerre civile. Les milices ont combattu aux côtés de l’armée officielle mais en tant que forces indépendantes. Si l’ennemi commun est vaincu, désarmeront-elles ? Ou bien réclameront-elles le pouvoir, s’estimant légitimes du fait des sacrifices endurés durant les combats ? Ainsi, une fois les Soviétiques chassés d’Afghanistan, les groupes d’insurgés ont entraîné le pays dans le chaos en luttant pour le pouvoir, un chaos dont le pays tente toujours de se remettre vingt ans plus tard.
Alors que les civils prennent les armes dans certaines régions pour se défendre, deux réalités se dessinent. Premièrement, la majorité de la population n’est pas favorable à un retour au pouvoir des talibans ; les souvenirs de leur brutalité passée sont dans toutes les mémoires. Mais d’un autre côté, l’État est incapable de maintenir son contrôle sur l’ensemble du territoire sans s’appuyer sur des acteurs non gouvernementaux tels que les seigneurs de la guerre. Le destin du pays est dans la balance, retour des talibans au pouvoir ou guerre civile prolongée ?