Reporterre, 28 juillet 2021
Pour faire face à l’explosion de la pauvreté et à l’inflation qui rend inabordables les importations, des agriculteurs et activistes développent une filière bio. Encore à une échelle très réduite et largement subventionnée par l’aide internationale, elle suscite néanmoins un intérêt grandissant.
Beyrouth (Liban), correspondance
Sur la terrasse d’une baraque aux murs de terre et de paille, Julia nettoie des semences de salades syriennes. « On les a récupérées à la banque nationale allemande de semences », dit-elle, concentrée sur sa tâche. « Elles font partie des nombreuses semences collectées à travers le monde. Grâce à ces graines, la ferme Buzurna Juzurna (« nos graines, nos racines » en arabe) travaille sur une grande diversité de plantes », ajoute-t-elle en montrant le jardin de la tête. Derrière la maison, poivrons, quinoa, maïs, fleurs ou encore pâtissons se côtoient dans une diversité harmonieuse.
« Tout est écologique, sans aucun produit chimique. Et on réutilise les semences d’une année à l’autre », assure Lucas, un Français qui travaille dans la ferme depuis plusieurs années. Situé dans la vallée fertile de la Bekaa, dans l’est du Liban, le projet Buzurna Juzurna a pris forme en 2016. Dix-huit Libanais, Syriens et Français, agriculteurs et activistes, ont alors formé un réseau informel pour encourager l’utilisation de semences locales. Ils ont créé leur ONG en 2018 : « On souhaite diffuser le savoir en matière de techniques agricoles durables pour favoriser l’autosuffisance », affirme Lucas.
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Les terres cultivées par les membres de Buzurna Juzurna. © Inès Gil/Reporterre
Au Liban, l’intérêt pour l’agriculture écologique a germé il y a une dizaine d’années, après le scandale de l’utilisation de pesticides hautement cancérigènes en 2009. À l’époque, la presse locale avait dénoncé les taux anormalement élevés d’engrais chimiques constatés dans la moitié des fruits et légumes analysés. En 2015, la crise des déchets, durant laquelle la capitale libanaise a été noyée sous des rivières d’ordures, a renforcé l’activisme écologique. Néanmoins, la prise de conscience est restée limitée, selon Lucas : « Quand nous avons commencé, en 2016, nos actions ne trouvaient pas d’écho. Mais, avec l’augmentation des prix à l’importation due à la crise, les gens se tournent de plus en plus vers Buzurna Juzurna. »
Depuis 2018, l’ONG a multiplié la vente de semences par cinq. Dans le supermarché local, on trouve encore les semences dites conventionnelles. Mais, importées, elles sont très coûteuses car elles suivent les prix du marché noir. Les agriculteurs de la région préfèrent donc se tourner vers les semences locales de Buzurna Juzurna : « Nos prix ont très peu augmenté car nous produisons localement », explique Lucas.
Des importations rendues hors-de-prix par l’inflation
Au Liban, l’inflation est très forte depuis 2019. La perte de valeur de la livre libanaise a fait exploser les prix à l’importation. Au taux officiel fixé par la Banque centrale du Liban, un dollar équivaut à 1 500 livres libanaises. Au marché noir, un dollar s’élevait à 24 000 livres à la mi-juillet dernier. Or, l’économie libanaise se fonde sur les services bancaires et le tourisme : le pays produit peu et importe plus de 80 % de ses biens, qui doivent être payés aux prix du marché noir. Pesticides, semences… les produits importés destinés à l’agriculture sont devenus trop onéreux pour nombre de paysans comme Ali Ghazzwi. Originaire de Mansour, dans la Bekaa, il s’endette considérablement avec l’achat de pesticides depuis deux ans : « Je n’arrive plus à joindre les deux bouts », assure-t-il.
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Tony Al Bouti est ingénieur agricole. Il conseille le centre sur les techniques écologiques à utiliser pour le jardin du centre. © Inès Gil/Reporterre
Peu d’agriculteurs ont recours à la certification bio, jugée inefficace et surtout très onéreuse en ces temps de crise : « Plusieurs centaines de dollars par an », assure Samer Azar, un agriculteur installé près de Tripoli. Mais les techniques écologiques, qui permettent de cultiver sans avoir à importer des produits chimiques, sont de plus en plus prisées par le monde agricole. Dans la localité de Marj, dans la Bekaa, Salim Alazwak, un agriculteur originaire de Syrie membre de Buzurna Juzurna, a misé dessus il y a plusieurs années. Spécialisé dans la culture de roses, il est aujourd’hui très satisfait de ce choix : « Je n’utilise aucun produit chimique et je réutilise les semences des fleurs que je plante chaque année », dit-il. « Je n’achète pas de produits importés, c’est une vraie chance. »
Ce phénomène n’est pas cantonné au monde agricole. Avec les confinements successifs dus à la crise sanitaire et surtout à cause de la crise financière violente qui frappe le pays, une vague de « retour à la terre » semble traverser le Liban. Le phénomène est difficile à quantifier, mais certains éléments montrent l’ampleur de l’intérêt suscité par l’agriculture écologique chez les particuliers. En janvier 2020, un groupe d’ingénieurs agroalimentaires et d’activistes environnementaux a créé Izraa إزرع (« Plante ») pour fédérer une communauté de Libanais autour du partage de connaissances sur l’agriculture écologique. Le groupe Facebook, très actif, compte aujourd’hui près de 128 000 membres.
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Les membres de la ferme ont planté des aromates sans produits chimiques. © Inès Gil/Reporterre
Avec l’inflation de la monnaie libanaise, les prix à la consommation ont augmenté de plus de 150 % entre le printemps 2020 et le printemps 2021. Plus de la moitié de la population libanaise vit sous le seuil de pauvreté et le taux d’extrême pauvreté est passé de 8 % à 23 % entre 2019 et 2020. L’alimentaire est devenu une préoccupation majeure pour la population. Ziad Abi Chaker l’a bien compris en fondant l’entreprise Cedar environmental. L’ingénieur environnemental propose d’installer chez les particuliers des fermes verticales dont les bacs, créés à base de produits recyclés, sont destinés à la plantation de fruits et légumes écologiques.
La demande augmente, car les Libanais sont préoccupés par leur survie alimentaire : « Je viens d’installer une ferme pour un père de famille. Il a six enfants et craint de manquer de moyens pour acheter des aliments. C’est un investissement pour que sa famille ait de quoi se nourrir dans les prochaines années. » Selon Ziad Abi Chaker, cette technique peut être une bonne réponse à la crise : « Les matériaux sont recyclés, le coût est donc faible. » L’entreprise a installé six fermes en un an : « Nous pouvons répondre aux besoins de l’ensemble de la population si nous installons ces bacs sur les toits des grandes villes. »
Ce type de projets est principalement porté par des entreprises locales ou des ONG soutenues par des bailleurs de fonds internationaux. « Les autorités publiques se sont effondrées », dit Ziad Abi Chaker. « On ne peut compter que sur nous-mêmes. » Le budget consacré à l’agriculture est en effet dérisoire. Selon Chadi Mohanna, directeur du développement rural et des ressources naturelles au ministère libanais de l’Agriculture, « il est compris entre 0,25 et 0,30 % du budget national. »
Dans le village de Bkeftine, dans le nord du Liban, le centre Wahat al-Farah a développé une ferme agroécologique en 2019 : « Le projet est financé en grande partie par GIZ, l’agence allemande de développement », dit Loulou Amiouny Rouayheb. La directrice du centre sillonne le jardin de 3 800 m² : « Du compost naturel, des herbes mortes pour faire fuir les nuisibles. Tout est pensé pour créer un écosystème sain, sans produit chimique », dit-elle, « rien n’aurait vu le jour sans l’aide internationale. »
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Les employés font des confitures à base de mûres récoltés dans le jardin. © Inès Gil/Reporterre