Cet article en deux parties vise à dresser un portrait de la vision des monnaies alternatives par deux mouvements qui envisagent ces systèmes comme des solutions au néolibéralisme et ses graves conséquences. La 2e partie du texte est disponible ici.

Depuis plusieurs millénaires, les monnaies accompagnent les êtres humains dans leurs échanges commerciaux. Suivant Aristote, on identifie trois fonctions initiales de la monnaie: comme intermédiaire des échanges, réserve de valeur et unité de compte. La monnaie peut également jouer un rôle dans la communication et dans la création de liens sociaux ou de signes d’appartenance à une société. Tout cela étant contrebalancé par le fait qu’elle est aussi synonyme de rapports de force et de marque de distinction1. Outre l’accélération de la crise environnementale à l’échelle mondiale – avec des conséquences telles que les dérèglements climatiques, la destruction du réseau de la vie (biodiversité), la pollution croissante, etc. – les sociétés humaines sont également confrontées à une très grave crise sociale, avec le creusement des inégalités et de la pauvreté. Ce constat d’accroissement des inégalités est notamment appuyé par le Laboratoire sur les inégalités mondiales avec son Rapport sur les inégalités dans le monde2 qui enfonce le clou sur cette question, concluant que ce fait social s’accentue presque partout sur la planète, mais à des rythmes différents, exacerbés récemment par la crise de la COVID-19. Cette terrible et dangereuse réalité est également pointée par de plus en plus d’économistes3,4 comme une conséquence directe du marché autorégulé, des politiques de libéralisme économique agressif et de la puissance du capitalisme financier.

C’est face au constat implacable de ces périls sociaux, environnementaux et économiques qui menacent de destruction tant la biosphère telle que nous la connaissons que de nombreuses communautés humaines, qu’un nombre croissant de militant·e·s, de chercheur·e·s et d’intellectuel·le·s au sein des mouvements de la décroissance et des villes en transition soutiennent l’idée que les monnaies alternatives peuvent jouer un rôle non négligeable dans l’avènement de sociétés enfin en phase avec les limites de la planète, libérées des nombreux démons du système économique dominant. Ce texte présente en premier lieu une brève explication de ce que sont les monnaies alternatives ainsi que des propositions de typologies par quelques spécialistes sur la question pour ensuite introduire les mouvements de la décroissance et des villes en transition afin d’aborder finalement leurs principales convergences et tensions sur la question des monnaies alternatives, tout en suggérant des pistes d’opportunité.

LES MONNAIES ALTERNATIVES: BREF HISTORIQUE ET DÉFINITION

On sait qu’en Nouvelle-France, dans la colonie française en Amérique du Nord, circulait de la monnaie de cartes à jouer afin de pallier la rareté de la monnaie sonnante. Bien que minoritaire, ce type de monnaie aurait été utilisée durant une trentaine d’années (de la fin du 17e au début du 18e siècle) et aurait été autorisée ou tolérée puis interdite par le gouvernement français5. Toutefois, la monnaie de carte n’était qu’une monnaie de remplacement et ne peut donc pas être qualifiée de première monnaie alternative. Il faut remonter à 1934 pour voir l’apparition de ce qui peut être considéré comme la première monnaie alternative institutionnalisée connue, le WIR, un système de monnaie complémentaire indépendant en Suisse, toujours existant et utilisé par des petites et moyennes entreprises. Par la suite, on peut citer la mise en place d’un système d’échange local à Vancouver, au Canada, en 1983, qui n’a duré que 5 ans, mais qui a été suivi par de nombreux autres systèmes alternatifs en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ou encore en Europe. On peut constater une accélération de l’émergence de monnaies alternatives jusqu’à la fin du XXe siècle puisqu’on comptait en 2017, selon l’analyse de Jérôme Blanc, plus de 5 000 systèmes de monnaies alternatives dans plus de 50 pays, ce qui a fait dire au chercheur que le développement continu de ces systèmes peut être considéré comme un « phénomène sans précédent à l’échelle de l’histoire monétaire des sociétés industrielles6». La fin des années 2000 a vu l’émergence du mouvement des villes en transition avec, entre autres, la création de monnaies locales comme outils primordiaux vers la relocalisation de l’économie des communautés7. Au Québec, plusieurs municipalités ou régions ont réussi à mettre en circulation des monnaies alternatives. On peut citer le demi gaspésien8, apparu au printemps 2015 et qui consiste à couper des billets de dollars canadiens en deux moitiés, chaque moitié valant 50 % de la valeur du billet. La ville de Québec a lancé le BLÉ en 20189, une monnaie complémentaire à l’échelle très locale et à parité avec le dollar canadien. BLÉ est l’acronyme de « billet local d’échange ». Par la suite, des monnaies locales ont vu le jour dans la région de Charlevoix, en Abitibi ou encore dans les Laurentides. Enfin, à l’échelle planétaire, le lancement du Bitcoin en 2009, basé sur la technologie blockchain, représente une révolution dans les paiements comme Internet l’a été pour la communication il y a 50 ans10.

BRÈVE DÉFINITION

L’utilisation dans cet article du qualitatif « alternatives » pour parler des monnaies au sens général du terme permet de décrire les monnaies qui visent à « transformer les territoires et faire société », pour reprendre le sous-titre français de l’ouvrage de Marie Fare paru en 201611. Selon Jérôme Blanc, les monnaies alternatives sont avant tout des dispositifs monétaires qui sont conçus dans une perspective de transformation socio-économique. L’utilisation de l’adjectif socio-économique implique pour Blanc (2018) que « ces dispositifs assemblent une variété d’outils et de règles pour guider les pratiques des utilisateurs afin de réaliser un projet éthique12 ». Bien sûr, il existe d’autres qualificatifs dans l’univers des monnaies à vocation de transformation socio-économique, on peut mentionner le terme de monnaie complémentaire soulignant l’auxiliarité à côté de la monnaie nationale (ou monnaie fiduciaire), de monnaie communautaire s’il existe un intérêt social et économique à l’échelle d’une communauté ou encore de monnaie sociale ou monnaie citoyenne afin d’indiquer dans ce dernier cas le fait qu’un tel système monétaire est le résultat d’une implication citoyenne formelle. Dans ce texte, le terme de monnaies alternatives englobe toutes les spécificités existantes et dans lesquelles on retrouve l’idée d’offrir des alternatives aux systèmes monétaires nationaux ou multinationaux.

LES MOUVEMENTS DE LA DÉCROISSANCE ET DES VILLES EN TRANSITION

Dans les sections précédentes nous venons de brièvement présenter les monnaies alternatives ainsi que des définitions et des typologies proposées par quelques chercheur.e.s. Comment les mouvements de la transition et de la décroissance s’emparent de ce sujet et des questions socialement vives inhérentes à ces systèmes monétaires alternatifs? Dans les sections suivantes, nous proposons dans un premier temps de revenir sur les origines de ces deux mouvements pour ensuite détailler leurs visions des monnaies alternatives.

Certains auteurs et autrices proposent de faire remonter les idées de la décroissance dans des écrits du début des années 1970. Dans un ouvrage publié en 2016, l’économiste Serge Latouche, considéré comme le père de la décroissance en France13, a identifié une soixantaine d’auteurs dont les œuvres peuvent être rapprochées de certaines idées de ce mouvement. Au début des années 2000 en France, un appel est lancé par plusieurs intellectuel.le.s pour une « décroissance durable », l’idée principale de ce coup de clairon étant le refus de la course à la production de biens et une critique radicale de la religion de la croissance, une attaque frontale du « sacré » selon l’économiste Serge Latouche14.

L’appel du début du 21e siècle s’inscrit dans une critique du capital tout comme dans une reconnaissance des limites inhérentes au fait de vivre sur une sphère et des dégradations environnementales et sociales liées à la croissance. En effet, tout en poursuivant une critique forte du capitalisme et de son économie, du productivisme, de la technologie aliénante et du mythe du progrès, les «  objecteurs de croissance », comme ils aiment à se nommer, nous alertaient sur les liens de plus en plus évidents entre l’impératif de croissance économique et les limites planétaires, ainsi que sur le renforcement des inégalités sociales, inhérentes selon eux à une «  société industrielle à la capacité productive excessive » (FILIPO et SCHNEIDER, 2015, p. 32)15.

Depuis quelques années, on peut constater une forte poussée dans la médiatisation des idées mouvement ainsi qu’une très importante augmentation des publications scientifiques en lien avec la décroissance. Ainsi, l’économiste écologique français Timothée Parrique a réalisé en 2020 une compilation des articles scientifiques publiés dans des revues à comité de lecture depuis 2007. Selon son analyse, 424 articles ont été publiés sur une période de 13 ans, avec une augmentation constante de 3 articles en 2007 à près de 70 en 2020. La liste mise à jour est disponible sur son blogue personnel16.

Le mouvement des villes en transition trouve quant à lui ses origines dans l’initiative de Rob Hopkins, un enseignant britannique en permaculture qui, en 2004 à Kinsale (Irlande), lance le concept de « ville en transition », repris l’année d’après à Totnes dans la région du Devon. Hopkins voulait en premier lieu engager les communautés dans des discussions et des actions visant à réduire leur dépendance au pétrole abondant et aux énergies fossiles en général, tout en faisant la promotion de modes de vie « postpétrole » à travers des initiatives à l’échelle locale, comme les monnaies locales, la mobilité active, la permaculture, etc.17. De plus, le mouvement s’articule très rapidement dans une perspective de résilience des communautés18. En 2008, Rob Hopkins lance Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale ((Le titre original de la version anglophone étant « The transition handbook. From oil dependency to local resilience »)), une sorte de vademecum des bonnes pratiques et qui deviendra la bible du mouvement qui sera nommé « The transition initiative »19. Cinq ans après son lancement en Europe, le mouvement aura essaimé dans plus de 300 communautés et fin 2021, le site internet Transition Network comptabilisait 1 076 groupes de transition auto-inscrits et 25 hubs à travers la planète. Il est important de mentionner que les initiatives peuvent concerner des communautés, des quartiers, des villages, des régions et même des îles, comme l’île de Wight au Royaume-Uni ou encore La Palma en Espagne.

Enfin, le concept de relocalisation de l’économie est au cœur du mouvement. Cependant, cela impose aux communautés d’être parfois en tension, la localisation de l’économique et du  social étant pris entre un besoin d’autonomie fonctionnelle et une institutionnalisation de la prise de décision, tout en ajoutant la nécessité d’interagir avec les gouvernements locaux20. Le relocalisation de l’économie vise avant tout à renforcer les communautés et à les rendre plus résilientes face à la mondialisation et aux problèmes environnementaux, tout en donnant la primauté au social au lieu du technique21. Dans le contexte décrit précédemment, les monnaies locales sont utiles pour construire des communautés résilientes, cette forme de monnaie étant plus responsable devant les communautés qu’elle sert.

Article publié originellement sur le site de l’organisme Polémos : La vision des monnaies alternatives par les mouvements des villes en transition et de la décroissance. Entre convergences et tensions. (février 2023). CC BY-SA 4.0

BIBLIOGRAPHIE
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  11. Fare, M. (2016). Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société. Paris : Charles Léopold Mayer []
  12. op. cit. []
  13. Abraham, Y-M. (2019). Guérir du mal de l’infini : Produire moins, partager plus, décider ensemble. Montréal : Écosociété []
  14. op. cit []
  15. Filipo, F et Schneider, F. (2015). Preface. Dans D’Alisa, G., Demaria, F. & Kallis, G. (Eds.). Degrowth : A vocabulary for a new era. (p. 32). Londres : Routledge, Taylor & Francis Group []
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  21. Alexander, S. & Rutherford, J. (2018).  The ‘Transition Town’ Movement as a Model for Urban Transformation. Dans Moore, T., de Hann, F., Horne, R., & Gleeson, B. J. (Eds.),  Urban Sustainability Transitions. New York : Springer Berlin Heidelberg []

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