Robin Bonneau-Patry, correspondant

Ce que plusieurs craignaient s’est produit. Javier Milei a réuni 56 % des voix contre 44 % pour Sergio Massa. Nous présentons l’analyse de notre correspondant, Robin Bonneau-Patry, qui fait le tour de la situation en Argentine avant le premier tour. Il présente l’importance de l’avancée de la candidature de Milei, le candidat de l’extrême droite ultralibéral dans un contexte d’hyper-inflation.

Face à une économie chancelante et des inégalités flagrantes, l’Argentine se trouve à la croisée des chemins. De la dure réalité de l’inflation à la montée fulgurante de l’ultralibéral controversé Javier Milei, le pays navigue en eaux troubles. En toile de fond, l’élection à la présidence s’annonce comme un baromètre pour anticiper les vents changeants qui soufflent sur l’Amérique latine.


L’Argentine est enlisée dans une crise économique qui transcende les mandats présidentiels et ébranle les fondements de sa société. Bien plus qu’une crise passagère, il s’agit d’un malaise structurel qui a tourmenté une série de gouvernements, de Cristina Kirchner à Mauricio Macri, jusqu’à l’actuel président, Alberto Fernández. La brochette de politiques économiques déployée, plutôt que d’attaquer le mal à la racine, n’était en réalité qu’un ensemble de mesurettes1 servant surtout à maintenir sa côte de popularité. Résultat des courses : la situation a atteint un niveau de gravité alarmant ces dernières années. L’inflation galopante et l’érosion du pouvoir d’achat ont creusé les inégalités : actuellement, 42% des Argentin.es vivent en dessous du seuil de pauvreté.2 L’économie nationale est au bord de l’hyperinflation, avec un taux annuel dépassant les 100%, le pire taux en plus de trois décennies.

Mais derrière ces statistiques se cachent les visages humains de cette débâcle économique. La population, exténuée, se démène pour trouver des manières de résister face à la précarité, notamment en jonglant entre divers emplois informels pour joindre les deux bouts. Le jour de paye rime désormais avec jour de courses au supermarché, car l’inflation rend chaque attente – ne serait-ce que quelques jours – coûteuse. Les Argentin.es ont même recours au trueque, un système d’échange parallèle basé sur le troc de biens de première nécessité3, en rupture avec le paradigme néolibéral. Les participant.es à ces échanges ont créé leur propre devise, une monnaie alternative, pour tenter d’échapper à la dépréciation du peso.

Dans ce contexte socio-économique, les questions de pauvreté et d’inflation s’invitent inévitablement au cœur du débat électoral. Il s’agit décidément d’une élection assez particulière, entre autre car ni le président Alberto Fernández, ni la vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner, tous deux en chute libre dans les sondages et confrontés à une crise de légitimité, ne se représentent pas pour un nouveau mandat. Une première qui marque un tournant politique et social pour le pays.

Javier Milei : une menace pour la démocratie

C’est au milieu de ce tumulte politique qu’émerge Javier Milei. À la tête du parti libertarien, il a suscité l’étonnement général en remportant le premier tour des élections présidentielles en août dernier.  Ultralibéral, extrémiste, antisystème : les qualificatifs ne manquent pas pour tenter de définir cet énergumène politique. Au milieu des années 2010, il est rapidement propulsé sur les écrans des chaînes de télévision, où il prône avec ferveur des théories économiques anti-interventionnistes. Fougueux, rageur et souvent grossier, il devient rapidement un incontournable des médias.

Javier Milei avec Santiago Abascal, président du parti d’extrême droite espagnol Vox – Vox España – CC0 – via Wikimedia Commons

Un tel parcours n’est pas un cas isolé chez les figures de proue de l’extrême droite. Il y a bien sûr Donald Trump et le rôle clé qu’a joué l’émission The Apprentice dans le façonnement du personnage politique, notamment à travers la mise en scène d’un leadership factice.4 On peut aussi penser à Éric Zemmour et son rôle de chroniqueur sur divers plateaux de télévisions et de radio, utilisés comme une plateforme pour diffuser ses positions pour le moins controversées. Force est de constater que les médias de masse servent couramment de mode de diffusion privilégié des discours populistes de droite. Ces tribunes, devenues le théâtre de déclarations clivantes, captent inévitablement l’attention du public médusé et contribue, subséquemment, à la construction de figures politiques dangereuses : à la fois négligées par leurs détracteurs et adulées par un nombre croissant d’adeptes.

Ce qui frappe également, c’est le profil particulier de l’électorat de Milei, qui est majoritairement urbain, jeune et masculin. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet engouement singulier. La pandémie de COVID-19 a engendré une vague d’opposition aux mesures de santé publique, et Milei, avec son discours contestataire antisystème, a su capter l’attention de ces mécontents. Parallèlement, une partie de la jeunesse argentine – autrefois fortement à gauche – est désormais désabusée par les candidats d’héritage péroniste et cherche à rompre avec le statu quo politique.5

Les polémiques entourant Milei sont nombreuses : une position nébuleuse sur la traite des enfants6, un rejet de l’avortement – même en cas de violences sexuelles7, un déni total des changements climatiques, et une colistière négationniste de la dictature argentine.8 Et pourtant, malgré ces controverses et ses positions choquantes, Milei a hautement remporté les primaires. Il reste inflexible et poursuit sa campagne en mettant en avant sa proposition phare : la dollarisation de l’économie argentine.

La dollarisation : un dangereux retour vers le futur

Javier Milei a promis d’abandonner le peso argentin au profit du dollar américain en tant que monnaie nationale. Cela n’est pas sans rappeler le plan de convertibilité, mis en œuvre dans les années 1990 sous la présidence de Carlos Menem. Dans le but de mettre fin à l’hyperinflation qui ravageait alors le pays, le plan a établi une parité fixe entre le peso argentin et le dollar américain, à un taux d’un pour un. Le plan s’inscrivait dans un contexte plus large de promotion de la vision néolibérale et de privatisation des entreprises. Il est vrai que le plan de convertibilité a réussi à initialement réduire l’inflation et à stabiliser l’économie argentine. Or, à long terme, la dépendance vis-à-vis du dollar a conduit à une accumulation importante de dettes extérieures et a exacerbé la grave crise économique de 2001. L’incapacité du pays à contrôler sa propre politique monétaire a conduit à une perte de compétitivité, à un chômage élevé et à de nombreux problèmes sociaux, dont les séquelles retentissent encore aujourd’hui.

Si le souvenir des années 1990 et du plan de convertibilité reste encore vif dans les mémoires, certains voient tout de même dans la dollarisation une lueur d’espoir pour stabiliser l’économie. Pourtant, les implications d’une telle décision sont lourdes : une dévaluation massive, une libéralisation radicale des marchés et, de manière presque inévitable, la fin de la Banque centrale argentine.9 En bref, l’expérience de l’implosion du plan de convertibilité, comme le souligne l’économiste Pierre Salama, montre combien ce système est néfaste.

En outre, en adoptant le dollar comme monnaie nationale, l’Argentine se dirigerait vers une renonciation de sa souveraineté monétaire. Car la dollarisation implique nécessairement un renforcement de l’influence économique et politique des États-Unis en Argentine. Or, le lourd passé d’influence politique et économique des États-Unis en Amérique latine, au détriment des intérêts locaux, porte en lui des échos historiques. Que ce soit via le soutien à des dictatures militaires ou l’imposition de politiques économiques par des institutions comme le FMI, l’Argentine a souvent ressenti le poids de l’ingérence américaine. Les actions américaines dans la région ont façonné une mémoire collective où la défense de la souveraineté nationale et la résistance à l’influence étrangère sont centrales. Dans ce contexte, la dollarisation transcende la simple perte de souveraineté monétaire. Elle symbolise, en réalité, une capitulation flagrante du pays face aux intérêts des puissants.

Vers un triomphe de l’extrême-droite?

Il est indéniable que la scène politique argentine se redessine. L’ascension fulgurante du libertarien Javier Milei dans les sondages altère significativement l’orientation du paysage politique. Les deux autres candidat.es ayant de réelles chances de l’emporter lors des élections sont la conservatrice Patricia Bullrich et Sergio Massa, péroniste de droite.

Ce dimanche 22 novembre, le triomphe de la droite est presque assuré, et celui de l’extrême-droite de Javier Milei est des plus probable.  Ainsi, l’Argentine risque peut-être de devenir le prochain épicentre d’une inclinaison vers l’extrême droite dans la région, avec les conséquences délétères que cela implique.


 

  1. « Après les primaires en Argentine : une note de Pierre Salama – ContreTemps la revue », 16 août 2023, https://lesdossiers-contretemps.org/2023/08/16/apres-les-primaires-en-argentine-une-note-de-pierre-salama/ []
  2. ICI.Radio-Canada.ca, « Argentine : survivre avec 100 % d’inflation », Radio-Canada.ca, consulté le 19 octobre 2023, https://ici.radio-canada.ca/reportage-photo/5743/argentine-survivre-inflation. On peut aussi consulter ce reportage plus récent de la société d’État: https://www.youtube.com/watch?v=slzqYl62Mhc&ab_channel=Radio-CanadaInfo []
  3. ICI.Radio-Canada.ca, « Argentine : survivre avec 100 % d’inflation », Radio-Canada.ca (Radio-Canada.ca), consulté le 19 octobre 2023, https://ici.radio-canada.ca/reportage-photo/5743/argentine-survivre-inflation. []
  4. Stuart Heritage, « You’re Hired: How The Apprentice Led to President Trump », The Guardian, 10 novembre 2016, sect. Opinion, https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/nov/10/trump-the-apprentice-president-elect-reality-tv. []
  5. « De la gauche au libertarisme de Javier Milei, la grande glissade de la jeunesse argentine », 18 octobre 2023, https://www.pourleco.com/idees/radicalisme-lutte-contre-linflation-comment-javier-milei-seduit-la-jeunesse-argentine. []
  6. « Qué respondió Javier Milei cuando le preguntaron si está a favor de la venta de niños », infobae, 28 juin 2022, https://www.infobae.com/politica/2022/06/28/que-respondio-javier-milei-cuando-le-preguntaron-si-esta-a-favor-de-la-venta-de-ninos/. []
  7. Página|12, « El plan no tan secreto de Javier Milei para intentar eliminar el aborto legal | Una asesora detalló cómo harán para desfinanciar la IVE si llegan a la Rosada », PAGINA12, 1694385599, https://www.pagina12.com.ar/586773-el-plan-no-tan-secreto-de-javier-milei-para-intentar-elimina. []
  8. Carlos Schmerkin, « Le négationnisme de Javier Milei imprègne la campagne électorale en Argentine », Mediapart, consulté le 19 octobre 2023, https://blogs.mediapart.fr/carlos-schmerkin/blog/161023/le-negationnisme-de-javier-milei-impregne-la-campagne-electorale-en-argentine. []
  9. « Après les primaires en Argentine : une note de Pierre Salama – ContreTemps la revue », 16 août 2023, https://lesdossiers-contretemps.org/2023/08/16/apres-les-primaires-en-argentine-une-note-de-pierre-salama/. []

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