Nous publions une entrevue avec Pierre Rousset, animateur du site Europe solidaire sans frontière (ESSF), sur la crise planétaire et l’internationalisme. Nous publions la première partie qui porte sur la notion de crise planétaire et de ses différentes dimensions. Il met en perspective la dimension écologique dans l’analyse géopolitique. La deuxième partie de l’article porte sur l’invasion russe en Ukraine, la guerre d’Israël contre le peuple palestinien, la Chine et Taïwan, pour terminer avec un coup d’œil sur la situation internationale et l’internationalisme aujourd’hui. L’entrevue a été réalisée par Jaime Pastor du site espagnol Viento Sur le 16 avril dernier et reproduit sur ESSF. NDLR.


Jaime Pastor — Il semble évident que nous nous trouvons dans le contexte d’une crise mondiale multidimensionnelle, dont l’une des caractéristiques est un relatif chaos géopolitique, dans lequel on assiste à une multiplication des guerres et à une aggravation des conflits interimpérialistes, comment définirais-tu cette phase?

Pierre Rousset – Vous vous référez à la « crise mondiale multidimensionnelle » (je dirais plutôt une crise planétaire). Je pense qu’il est important de s’y arrêter, avant d’aborder les questions géopolitiques. Cette crise surdétermine tout et nous ne pouvons plus nous contenter de faire de la politique comme avant. Nous atteignons en effet le « point de bascule » que nous redoutions depuis longtemps, et ce bien plus vite que prévu.

Jonathan Watts, rédacteur en chef sur l’environnement global du Guardian, tire la sonnette d’alarme en titrant son article du 9 avril « Le dixième record mensuel consécutif de chaleur alarme et déconcerte les climatologues. ». En effet, « Si l’anomalie ne se stabilise pas d’ici au mois d’août, « le monde se retrouvera en territoire inconnu », déclare un expert en climatologie. […]. Cela pourrait signifier que le réchauffement de la planète modifie déjà fondamentalement le fonctionnement du système climatique, et ce bien plus tôt que les scientifiques ne l’avaient prévu ».

L’expert cité juge que cette stabilisation d’ici août est encore possible, mais quoi qu’il en soit, la crise climatique fait d’ores et déjà partie de notre présent. Nous sommes dedans et ses effets se font déjà dramatiquement sentir (le chaos climatique).

La crise globale à laquelle nous devons faire face affecte tous les domaines de l’écologie (pas seulement le climat) et leurs conséquences sur la santé (dont les pandémies). Elle concerne l’ordre international dominant (les dysfonctionnements insolubles de la mondialisation néolibérale) et la géopolitique des puissances, la multiplication des conflits et la militarisation du monde, la fabrique sociale intime de nos sociétés (fragilisée par la précarisation généralisée nourrie par tout ce qui précède)…

Qu’y a-t-il de commun à toutes ces crises ? Leur origine « humaine », en tout ou en large partie. La question de l’impact humain sur la nature n’est évidemment pas nouvelle. Quant à la croissance des émissions de gaz à effet de serre, elle remonte à la révolution industrielle. Cependant, cette « crise générale » est étroitement corrélée au développement du capitalisme d’après la Seconde Guerre mondiale et puis à la mondialisation capitaliste. Elle est caractérisée par la synergie entre un ensemble de crises spécifiques qui nous plonge dans une situation sans précédent aucun, à la frontière de multiples « territoires inconnus » et d’un point de bascule global.

Pour la qualifier de façon concise, j’aime le terme de « polycrise ». Il est certes un peu déroutant, étranger au langage du quotidien, mais il souligne, étant au singulier, que nous parlons d’UNE crise aux multiples facettes, qui résulte de la combinaison de multiples crises spécifiques. Nous n’avons donc pas à faire à une simple addition de crises, mais à leur interaction qui démultiplie leur dynamique, nourrissant une spirale mortifère pour l’espèce humaine (et pour une bonne partie des espèces vivantes).

Ce qui s’avère particulièrement révoltant, et pour tout dire hallucinant, est que les pouvoirs établis annulent aujourd’hui les maigrelettes mesures qui avaient été prise pour tenter de limiter un tant soit peu le réchauffement climatique. C’est le cas notamment des gouvernements français et britanniques. C’est aussi le cas des grandes banques aux Etats-Unis, ou celui des compagnies pétrolières. Au moment où il était évident qu’il fallait les renforcer, et diablement. Les très riches dictent leur loi. Ils ne considèrent pas que nous sommes tous dans le même bateau. Des régions entières de la planète sont en passe de devenir invivables, là où les hausses de température se combinent à des taux très élevés d’humidité dans l’air. Qu’à cela ne tiennent, ils iront vivre là où il fait encore bon.

Nous sommes entrés de plain-pied dans l’ère des pandémies. La destruction des milieux naturels a créé les conditions de promiscuités favorables à la transmission inter-espèce de maladies dont Covid est devenu l’emblème. La fonte du permafrost sibérien est annoncée et pourrait libérer des bactéries ou virus anciens contre lesquels n’existe ni immunisation ni traitement. En ce domaine nous risquons aussi d’entrer en territoire inconnu : la crise climatique est porteuse d’une crise sanitaire multidimensionnelle.

La catastrophe était prévisible et a été prévue. Nous savons maintenant que les grandes compagnies pétrolières avaient commandité dès le milieu des années 1950 une étude qui avait décrit avec une précision remarquable le réchauffement climatique à venir (dont elles ont néanmoins nié des décennies durant la réalité).

Nous n’avons pas fini de faire le tour des milles et une facettes de la « polycrise », mais il est peut-être temps d’en tirer quelques premières implications.

C’est autour des pôles que l’impact géopolitique du réchauffement climatique est le plus spectaculaire, surtout dans l’Arctique. Une voie de navigation interocéanique s’ouvre au nord, ainsi que la perspective d’exploitation des richesses du sous-sol. La compétition inter-impérialiste dans cette partie du monde prend une dimension nouvelle. La Chine n’étant pas un pays riverain de l’Antarctique, elle a besoin de la Russie pour y opérer. Elle fait payer à Moscou à l’est du continent eurasiatique le prix de sa solidarité sur le front ouest (Ukraine) en assurant son libre usage du port de Vladivostok.

En termes de géopolitique mondiale, je voudrais pointer l’importance de deux sujets qui ne sont pas mentionnées dans les questions qui suivent.

L’Asie centrale tout d’abord. Elle occupe une place pivot au cœur du continent eurasiatique. Pour Vladimir Poutine, elle fait partie de la zone d’influence privilégiée de la Russie, mais pour Pékin, c’est l’un des passages clés du versant terrestre de ses nouvelles « routes de la soie » en direction de l’Europe. Une partie complexe est actuellement engagée dans cette partie du monde, mais fort peu intégrée à nos analyses.

Par ailleurs, le réchauffement climatique nous rappelle l’importance cruciale des océans qui couvrent 70% de la surface du globe, jouent un rôle décisif dans la régulation du climat, abritent des écosystèmes vitaux, le tout étant menacé par la hausse de température des eaux. La surexploitation des ressources océaniques est, comme on le sait, un enjeu majeur, ainsi que l’extension des frontières maritimes qui ne posent pas moins de problèmes que les frontières terrestres. Une réflexion géopolitique globale ne peut faire l’impasse sur les océans, ainsi que sur les pôles.

Un autre aspect clef de la « crise multidimensionnelle » à laquelle nous sommes confrontés concerne évidemment la mondialisation et la financiarisation capitalistes. Elles ont abouti à la formation d’un marché mondial plus unifié que jamais dans le passé, afin d’assurer la liberté de mouvement des marchandises, des investissements et des capitaux spéculatifs (mais pas des personnes). Plusieurs facteurs sont venus perturber cette « mondialisation heureuse » (pour les grands possédants) : une stagnation des échanges marchands, l’ampleur prise par la finance spéculative et les dettes, la pandémie Covid qui a révélé les dangers de la division internationale des chaines de production et le degré de dépendance de l’Occident vis-à-vis de la Chine, contribuant à la modification rapide des relations entre Washington et Pékin (de l’entente cordiale à la confrontation).

Ce sont les grandes entreprises occidentales qui ont voulu faire de la Chine l’atelier du monde, afin d’assurer une production à faible coût et de casser le mouvement ouvrier dans leurs propres pays. C’est l’Europe qui a été à la pointe de la généralisation des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à laquelle Pékin a adhéré. Elles étaient toutes convaincues que l’ancien Empire du Milieu leur serait définitivement subordonné, et il aurait pu en être ainsi. Si ce ne fut pas le cas, c’est que l’aile marchante de la bureaucratie chinoise, une fois les résistances populaires brisées dans le sang (1986), a réussi sa mutation capitaliste, donnant naissance à une forme originale de capitalisme d’Etat.

Le capitalisme d’Etat a une longue histoire en Asie orientale, sous l’égide du Kuomintang (Guomindang) en Chine ou à Taïwan, en Corée du Sud… De par son histoire, la formation sociale chinoise est évidemment unique, mais elle combine assez classiquement le développement d’un capital privé et l’appropriation capitaliste des entreprises d’Etat. Nous n’avons pas à faire à deux secteurs économiques séparés (une économie fondamentalement duale) ; ils sont en effet étroitement liés par de multiples coopérations, ainsi que par le biais de clans familiaux présents dans tous les secteurs.

Sous l’égide de Deng Xiaoping tout d’abord, la Chine convertie au capitalisme a discrètement amorcé son envol impérialiste et a pu bénéficier de l’éloignement géographique des Etats-Unis, longtemps incapables de réaliser leur recentrage sur l’Asie (il n’a été assuré que par Joe Biden, dans la foulée de la débâcle afghane).

En conclusion de ce point, notons que :

  • La situation géopolitique internationale reste dominée par le face-à-face entre un impérialisme établi (les Etats-Unis) et un impérialisme montant (la Chine). Ce ne sont bien entendu pas les seuls acteurs du grand jeu mondial entre puissances, petites et grandes, mais aucune autre ne pèse d’un poids comparable aux deux « super-puissances ».
  • Ce conflit a pour particularité un degré très élevé d’interdépendance objective. Certes, la crise de la mondialisation néolibérale est patente, mais son héritage est toujours là. Il n’y a plus de « mondialisation heureuse », mais il n’y a pas non plus de « démondialisation (capitaliste) heureuse ». Les conflits géopolitiques sont à la fois le symptôme de cette situation de crise structurelle et en accentuent les contradictions. Dans une certaine mesure, nous sommes ici aussi entrés en « territoires inconnus », sans précédent.
  • Tout en restant la principale « super puissance », l’hégémonie des Etats-Unis a subi un déclin relatif. Ils ne peuvent continuer à gendarmer le monde sans l’aide d’alliés fiables et efficaces qui manquent à l’appel. Ils sont affaiblis par la crise politique et institutionnelle provoquée par Donald Trump et ses conséquences diplomatiques durables (perte de confiance de leurs alliés). On peut dire qu’il n’y a plus d’impérialisme « classique », vu l’ampleur de la désindustrialisation qu’a connue le pays. Joe Biden mobilise aujourd’hui des moyens financiers et légaux considérables pour tenter de redresser la barre en ce domaine, mais ce n’est pas une tâche facile. Rappelons qu’un pays comme la France était incapable, même face à une urgence vitale (Covid), de produire du gel hydroalcoolique, des masques chirurgicaux et des FFP2, des blouses pour le personnel soignant. Cela ne relève pourtant pas de la technologie de pointe !
  • La Chine était, en ce domaine, en bien meilleure position. Elle avait hérité de l’ère maoïste une base industrielle autochtone, une population au taux d’alphabétisation élevée pour le tiers monde, une classe ouvrière formée. Devenue atelier du monde, elle a assuré une nouvelle vague d’industrialisation (en partie dépendante, mais pas seulement). De gros moyens ont été investis pour assurer la production de technologies de pointe. Le parti-Etat a pu organiser le développement national et international du pays (il y avait un pilote dans l’avion). Ceci dit, le régime chinois est aujourd’hui plus opaque et secret que jamais. On sait comment la crise politico-institutionnelle affecte l’impérialisme US. Il est bien difficile de savoir ce qu’il en est en Chine. Cependant, l’hypercentralisation du pouvoir sous Xi Jinping, devenu président à vie, semble bien être maintenant un facteur de crise structurelle.
  • Le déclin relatif des Etats-Unis et la montée en puissance inachevée de la Chine ont ouvert un espace dans lequel des puissances secondaires peuvent jouer un rôle significatif, au moins dans leur propre région (Russie, Turquie, Brésil, Arabie saoudite…). Ainsi, je pense que la Russie n’a pas cessé de placer la Chine devant une succession de faits accomplis aux frontières orientales de l’Europe. En agissant de concert, Moscou et Pékin étaient largement maîtres du jeu sur le continent eurasiatique. Cependant, il n’y a pas eu de coordination entre l’invasion de l’Ukraine et une attaque effective sur Taïwan.