Tunisie : où va l’UGTT ?

Crédit photo - Amine Ghrabi CC BY-NC 2-0

Mycea Thebaudeau, stagiaire d’Alternatives en Tunisie

Nous publions ci-dessous les faits saillants d’une étude sur l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) qu’a réalisée Mycea Thebaudeau durant son séjour en Tunisie. Nous joignons le texte en pièce jointe qui fait le point de manière plus complète sur l’histoire de l’organisation, sa place dans la société tunisienne, les combats et les épreuves qu’elle a affrontées et la complexité de la situation dans laquelle elle se trouve. On y trouvera également toutes les références de l’étude. La rédaction


Le rôle d’intermédiaire entre le gouvernement et les travailleuses et travailleurs assumé par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) depuis des décennies est remis en cause par la situation politique actuelle. En effet, l’élection en 2019 du président Kaïs Saïed a soudainement rebattu les cartes pour les mouvements sociaux tunisiens. Le président Saïed ne cache pas son mépris pour le débat démocratique et dédaigne le partage du pouvoir avec la société civile. La position de l’UGTT en Tunisie et sa compétence en matière de coordination et de protection des mouvements sociaux sont mises à l’épreuve.

Depuis son élection, Kaïs Saïed a arrêté toutes négociations avec le syndicat et retiré différents avantages sociaux qui étaient jusque-là accordés aux syndicalistes, notamment la possibilité d’obtenir des congés payés dans le cadre de leur implication syndicale. Il a de plus déclenché une vague d’arrestations de leaders syndicaux, sur des accusations floues et aux fondements discutables de corruption ou d’abus de pouvoir. Ces mesures limitent sévèrement la marge de manœuvre des oppositions politiques et des contre-pouvoirs qui ont historiquement fait pendant à l’État dans ce pays. Elles témoignent d’une dérive autoritaire du gouvernement.

Face à cette situation, l’UGTT semble avoir opéré un repli stratégique : bien qu’elle ait tout de même fait acte de présence dans certaines grandes manifestations, notamment le 1er mai 2024, la centrale apparaît beaucoup moins sur la scène militante. Elle a brillé par son absence lors des célébrations de l’anniversaire de la Révolution le 14 janvier 2024. Cette discrétion inaccoutumée crée un certain vide. Elle soulève des doutes sur la capacité de l’UGTT à répondre adéquatement aux inquiétudes des ouvrières et ouvriers quant à la situation sociale et économique du pays.

La position de l’UGTT dans le paysage politique tunisien, comme sa compétence en matière de coordination et de protection des mouvements sociaux, est également mise à l’épreuve par la mondialisation et les politiques néo-libérales d’ajustements structurels qui l’accompagnent. En effet, le rôle traditionnel de la Tunisie est celui d’une économie extractiviste. Mais autant que ses ressources, c’est aujourd’hui sa main-d’œuvre que la Tunisie brade sur le marché mondial. Cette position peu avantageuse dans la division internationale du travail a entraîné plus d’un heurt entre la Tunisie et les institutions du système financier international.

Des mobilisations sociales ont marqué l’histoire politique du pays, mais aussi son imaginaire. Les subventions sur les produits de première nécessité sont reconnues comme un des éléments importants du pacte social tunisien. Pourtant, ces subventions restent dans la ligne de mire des programmes d’ajustements structurels que le FMI s’efforce de faire implanter en Tunisie. En effet, le FMI exige que des réformes économiques soient mises en œuvre par le gouvernement tunisien. Ces dernières incluraient notamment la levée des subventions sur les produits de base, le gel des salaires dans la fonction publique et la cession d’entreprises d’État (qui actuellement gèrent l’électricité, l’eau, ou les transports). Toutefois, pour être implantées, ces réformes doivent être entérinées par l’UGTT. Or les mesures proposées dépassent la «ligne rouge» décrétée par la centrale.

Le président Saïed rejette également les conditions imposées par le FMI, à savoir «la levée des subventions sur les produits de base et la restructuration d’entreprises étatiques en difficulté». Les pourparlers en vue d’un accord sont donc en suspens depuis 2021, et ce nœud plus politique qu’administratif ne semble pas près de se défaire, alors même que la Tunisie est confrontée à des pénuries massives touchant les produits de première nécessité.

Dans ce contexte incertain, l’UGTT, en tant qu’institution sociale et acteur politique, apparaît dépassée. La centrale a, à plusieurs égards, failli à son rôle de bouclier pour le peuple tunisien, en ne se montrant pas capable de le protéger des effets néfastes de la mondialisation sur l’économie et les conditions de vie de la classe populaire.

Outre les différends entre le gouvernement et la centrale, et sa difficulté à répondre aux priorités économiques actuelles, l’UGTT fait aujourd’hui face à d’importantes divisions à l’interne. En effet, en 2021, en pleine pandémie de COVID-19, le bureau exécutif a convoqué un «congrès extraordinaire» pour discuter de questions de gestion interne. Ce congrès a mené à l’amendement de l’article 20 du règlement de l’organisation, lequel limitait le nombre de mandats que pouvait réaliser un membre de la direction de l’UGTT, traçant la ligne à deux mandats de cinq ans. Après sa modification, l’article 20 n’en limite plus le nombre.

Est-ce que l’UGTT est en train de s’effondrer sur elle-même? C’est la question que se pose une partie de la société civile tunisienne. Malgré les difficultés, il serait prématuré d’annoncer que son heure a sonné. L’UGTT reste une organisation très implantée et a toujours répondu présente, et a participé à redonner son équilibre à la nation quand celle-ci vacillait. Même ses détracteurs reconnaissent qu’«elle seule arrive encore à fédérer quand tout le reste du paysage politique s’est émietté». C’est pourquoi beaucoup considèrent que malgré la phase de division que traverse actuellement l’UGTT, elle devrait rebondir. Reste à savoir comment.

L’UGTT a toujours été étroitement associée aux évolutions politiques en Tunisie. En matière de syndicalisme, le cas tunisien est assez exceptionnel. Elle compte autour de 800 000 adhérent.es. La centrale a joué un rôle de premier plan dans la lutte pour l’indépendance tunisienne. Seule force sociopolitique à conserver avec l’armée une certaine crédibilité auprès de l’opinion publique, l’UGTT s’est imposée comme porte-parole de la société civile. La centrale est largement considérée comme une «force d’équilibre» qui a précipité la chute du régime de Ben Ali en janvier 2011. Sa participation au dialogue national de 2014 lui a valu le prix Nobel de la paix pour avoir contribué à éviter une guerre civile. La centrale a besoin de garantir sa réelle indépendance face au pouvoir, de travailler en commun à la résolution des problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels sont confronté.es les Tunisiennes et les Tunisiens, et de combattre la corruption et la prévalence des intérêts personnels au sein de l’organisation.

Pour lire l’étude complète:

C’est l’histoire d’un parapluie : l’UGTT, plus qu’une centrale syndicale