Christophe Ventura, Mémoire des luttes, 18 juillet 2018
Pour la première fois depuis la transition démocratique (inachevée) de 2000, un président de centre-gauche est élu au sein la seconde puissance d’Amérique latine. L’événement est tectonique et il faut l’apprécier à l’aune d’un contexte bien singulier. Le Mexique n’est pas un pays comme les autres. Proche de la décomposition sociale, institutionnelle et politique, il est l’un des pays les plus violents au monde. Soumis à l’emprise de la corruption généralisée et du crime organisé, il est devenu le royaume des cartels du narcotrafic, directement connecté au plus important marché de consommation de drogues au monde : les Etats-Unis.
Cette campagne électorale 2018 ne s’est pas affranchie des maux qui saignent la société mexicaine. Au contraire, elle en a été le nouveau révélateur tragique. Plus de 130 responsables politiques locaux ont été assassinés dont une quarantaine de candidats. Autour de 600 autres candidats auraient renoncé avant le terme de l’élection pour cause de menaces physiques lourdes, tandis que le pays traverse une recrudescence de la criminalité généralisée. Ainsi, près de 27 000 assassinats ont eu lieu en 2017, soit 80 par jours (200 000 depuis les débuts de la « guerre contre la drogue » lancée en 2006 [3]). Les inégalités sociales sont abyssales : 1 % des plus riches concentrent 36 % de la richesse nationale. La pauvreté, elle, touche 46 % de la population.
Cette victoire est historique. AMLO et sa coalition ont brisé le système bipartite corrompu du pays en reléguant l’improbable coalition formée par le Parti d’action nationale (PAN) – droite – et le PRD – gauche – à 23 % et le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a gouverné 71 ans avant 2000 et six ans entre 2012 et 2018, à moins de 17 %. Cette secousse mexicaine s’inscrit dans une dynamique internationale plus large confirmant, dans un nombre croissant de pays et sous des formes différentes, l’existence d’un puissant mouvement de rejet des partis traditionnels au pouvoir. Insurrection démocratique contre un système oppresseur et ses fondés de pouvoir, le vote en faveur de AMLO – largement porté par la jeunesse du pays – est apparu aux Mexicains comme le moyen d’en finir avant toute chose avec un système politique et une société qu’ils considèrent épuisés par la corruption (entre le monde politique et économique) et le narcotrafic (articulé au phénomène précédent). Cette réaction exprime le souhait de se réapproprier un pays devenu quasi ingouvernable.
Une victoire pour quoi faire ?
Le cœur du projet porté par AMLO est, dans ce contexte, la lutte contre la corruption. Cette dernière coûterait chaque année au pays plus de 10 % du montant de son produit intérieur brut (PIB), soit plus de sept milliards de peso en 2017 [4]. Le pari du nouveau président consiste à affirmer que lutter contre ce phénomène prédateur des institutions publiques et de la démocratie conduit inévitablement à la nécessité d’opérer une transformation des pratiques et du système économiques. Selon Carlos Urzua, futur ministre de l’économie d’ores et déjà nommé par AMLO, ce combat pourrait d’emblée rapporter à l’Etat jusqu’à 2 % du montant du PIB national en 2019 [5].
Réduction drastique des revenus et du train de vie des hauts fonctionnaires et du personnel élu et politique, austérité dans les dépenses de l’Etat pour son fonctionnement, centralisation des achats dans les administrations publiques pour réduire le nombre de guichets, renforcement des règles de contrôle dans l’attribution des marchés publics, audit des pratiques financières dans l’Etat en lien avec des ONG spécialisées, etc., constitueront les premières actions du nouveau gouvernement en la matière.
Plus largement, le projet proposé par AMLO se résume dans une formule prononcée dès le soir de la victoire : « Réconciliation de la nation ». Le nouveau président ambitionne de maintenir et de renforcer l’alliance qu’il a su construire et incarner pendant la campagne entre les secteurs de la gauche politique et sociale démocratique et une fraction des élites économiques (notamment du nord industriel du pays) convaincue qu’il faut éviter une décomposition finale de l’Etat mexicain et de la société dans son ensemble (corruption, narcotrafic, pauvreté, inégalité). Et ce, afin de conserver la confiance minimale des investisseurs internationaux, garantir une sécurité juridique et politique pour leurs investissements et pouvoir développer des activités sur un marché intérieur fonctionnel dans lequel puisse exister une demande tirée par la consommation populaire.
De ce point de vue, la stratégie de AMLO rappelle celle développée par Lula au Brésil en 2002 pendant son premier mandat : proposer un pacte « gagnant-gagnant » entre le secteur privé productif national et les classes populaires autour d’un intérêt commun : la souveraineté mexicaine. Les premières annonces du futur ministre de l’économie mexicain confirment cette orientation. D’un côté, il affirme qu’aucun équilibre du système économique et financier actuel ne sera remis en cause. L’austérité budgétaire et fiscale sera maintenue afin de conserver l’impératif d’excédents primaires dans le budget de l’Etat, aucune augmentation des impôts n’interviendra, l’autonomie de la banque centrale et du système monétaire flottant entre le peso national et le dollar sera garantie, les accords de libre-échange seront respectés et poursuivis, une nouvelle zone franche avec exonérations fiscales à la frontière avec les Etats-Unis sera prévue, la réforme pétrolière et énergétique de 2013 (privatisation de la société Petróleos Mexicanos, Pemex) ne sera pas remise en cause bien que le gouvernement se réservera le droit de réviser les contrats de concession au cas par cas et d’évaluer les coûts inefficaces.
De l’autre, le nouveau ministre affirme qu’il souhaite augmenter à moyen terme les investissements publics – notamment dans le cadre de partenariats public/privé – à hauteur de 5 % par an pour moderniser, entre autres, le système de santé et les infrastructures. Déclinant les engagements programmatiques de AMLO, il annonce le développement de l’agriculture nationale (en marge des engagements du pays vis-à-vis des accords de libre-échange, notamment de l’Accord de libre-échange nord-américain – Alena), l’augmentation du salaire minimum journalier (qui sera doublé dans la zone frontalière industrielle avec les Etats-Unis), la maîtrise de la hausse des prix de l’essence, l’annulation de la réforme de l’éducation de 2013 et le lancement d’une grande réforme de l’institution permettant une meilleure prise en charge des jeunes issus des milieux pauvres (personnels recrutés par le crime organisé et les cartels de la drogue). La Constitution sera amendée pour inscrire le principe de gratuité de l’enseignement à tous les niveaux, notamment supérieur. Le ministre confirme également une réforme du système de retraite en faveur des bénéficiaires (revalorisation des pensions) et pour l’ouvrir à de nouveaux. Il annonce l’annulation du décret pris par l’actuel président Enrique Peña Nieto prévoyant la privatisation de l’eau. Enfin, l’unification des commandements de police et des organismes de sécurité impliqués dans la lutte contre le narcotrafic est prévue. Selon M. Urzua, l’argent tiré de la lutte contre la corruption et de la réduction du coût de la vie publique permettra de financer nombre de ces orientations.
Cette « réconciliation » de tous ceux qui veulent un changement politique au Mexique tente de sceller, autour de ces orientations parfois contradictoires, un « pacte médian » entre des secteurs aux intérêts divers. Un tel projet, dont plusieurs expériences ont montré qu’il était souvent mis à mal dans les faits, notamment lorsque la conjoncture économique est morose, se confronte de surcroît à des défis d’une tout autre nature au Mexique.
En effet, de nombreux pouvoirs existent dans ce pays en dehors du gouvernement et des institutions officielles. Le narcotrafic, la violence politique, l’existence d’un « Etat profond » alimenté par les intérêts troubles des forces armées et de l’appareil sécuritaire, l’hyperpuissance des pouvoirs économiques et financiers, la pauvreté, les inégalités et la dépendance du modèle économique et de développement national aux chaînes de production et de valeur des multinationales, notamment américaines, se dressent comme autant d’obstacles sur la route du nouveau gouvernement de AMLO. De quelles marges de manœuvre disposera-t-il ? Pourra-t-il s’appuyer sur un mouvement populaire mobilisé ? Plus qu’ailleurs, être au gouvernement au Mexique ne signifie pas détenir le pouvoir dans ce pays, surtout lorsqu’il s’agit d’y mener des politiques à contre-courant des intérêts établis.
Eviter l’effondrement de l’Etat et du système institutionnel, reconstruire et consolider la souveraineté du Mexique sur les plans politique, économique et géopolitique. Telle est, quoi qu’il en soit, la perspective dessinée par le nouveau pouvoir plébiscité par les Mexicains.
Sur le plan géopolitique, cette orientation se vérifiera dans l’évolution des relations avec les Etats-Unis de Donald Trump. Au poste de ministre des affaires étrangères, AMLO a choisi Marcelo Ebrard (d’origine française), dont l’action en faveur de Hillary Clinton pendant l’élection présidentielle américaine a été intense. M. Ebrard a notamment organisé le mouvement « Voto latino » en faveur de la candidate démocrate et s’est plusieurs fois exprimé publiquement contre Donald Trump et son projet de mur à la frontière avec son pays.
De son côté, AMLO a pris les devants vis-à-vis du locataire de la Maison Blanche en lui proposant, dès le lendemain de son élection, l’ébauche d’un nouveau cadre de relations et de coopération, tandis que la renégociation de l’Alena est, de facto, suspendue et renvoyée à la prochaine mandature du Congrès américain. Dans ce contexte, le nouveau président mexicain – favorable au maintien de l’Alena et dont les équipes intégreront celle actuellement en charge de la négociation – lui a soumis l’idée « d’explorer un accord intégral, des projets de développement qui créent des emplois au Mexique, et à partir de là, qui réduisent la migration et améliorent la sécurité ».
De son point de vue, ces propositions doivent répondre à une plus grande exigence d’autonomie et de souveraineté du Mexique. Le nouveau président mexicain s’est déjà exprimé sur le dossier sensible de l’immigration en rejetant le projet de mur de Donald Trump et en refusant sa demande consistant à ce que le Mexique gère directement l’immigration centre-américaine (El Salvador, Guatemala, Honduras) vers les Etats-Unis à sa frontière sud. Il s’est opposé à ce que son pays fasse le « sale travail » pour les Etats-Unis. Les contrôles se maintiendront à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique a fait savoir AMLO.
Le 13 juillet, une rencontre avec le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo s’est tenue à Mexico. AMLO, MM. Ebrard et Urzua ont confirmé leur orientation en abordant trois sujets avec le chef de la délégation américaine : l’Alena, le développement économique et la question migratoire. Qualifiée de « cordiale », cette rencontre aurait permise, selon M. Ebrard, d’aborder avec un « un optimisme raisonnable » la perspective d’« améliorer la relation avec les Etats-Unis ».
Quelles seront les marges réelles du nouveau gouvernement élu face à un pays qui lui assure près de la moitié de son PIB par ses importations (agriculture, pétrole, pièces détachées liées aux chaînes de production des entreprises américaines, 80 % des exportations mexicaines se dirigent ainsi vers le marché nord-américain) ? Les Etats-Unis qui, de surcroît, se lancent dans une guerre commerciale majeure contre la Chine dans laquelle ils pénaliseront les alliés de Pékin, dont la présence est croissante au Mexique aux côtés de l’Union européenne, autre adversaire de Washington ? Jusqu’ici, les deux puissances renforçaient leurs investissements et leur présence au Mexique pour pouvoir exporter plus facilement aux Etats-Unis. Quant à lui, confronté à une politique de répression commerciale et migratoire de la part de Washington depuis 2016, le Mexique a soigné le renforcement de ses relations avec ses nouveaux partenaires.
La stratégie de Washington vis-à-vis du nouveau président du Mexique consistera certainement à lui offrir la possibilité d’une nouvelle alliance, mais aux conditions fixées par Donald Trump. AMLO sera sommé de choisir entre tous ces acteurs. Dans ce contexte, il devra également répondre à une autre question : quelle sera, dans ces conditions, son projet pour l’Amérique latine ? Souhaitera-t-il – ce qu’il n’a pas démontré jusqu’à présent – assumer un rôle de leader régional ? Quelles positions prendra-t-il dans les dossiers chauds de la région : Venezuela, Brésil, intégration régionale ? Autant de sujets sur lesquels ses positions ne sont pas encore connues aujourd’hui.
Mais pour l’heure, sur l’autoroute Mexico-Tuxpan, un rayon de soleil vient revitaliser le mur décrépi du « Super Motel Titanic », quelque part entre Acolman et les pyramides de la cité des dieux de Teotihuacan.