Manifestation du 8 mars 2020 à Paris lors de la Journée internationale des droits des femmes (CC BY 2.0 par Jeanne Menjoulet)

La diffusion du documentaire ALPHAS sur Télé-Québec, combinée à la conférence de l’UPOP sur l’antiféminisme et le masculinisme, met en lumière un phénomène sociétal préoccupant: la résurgence d’un discours antiféministe dans l’espace public québécois. Ce retour du bâton contre les avancées féministes ne se limite pas au Québec, mais semble s’inscrire dans une dynamique mondiale.

Doit-on normaliser l’antiféminisme ?

Le visionnement d’ALPHAS témoigne le réveil d’une bête longtemps restée en sommeil. Ce documentaire aurait presque mérité d’être diffusé en noir et blanc, tant il fait écho à des débats d’un autre âge. Je suis stupéfaite de constater, en 2024, la résurgence d’un débat public qui semble tout droit sorti d’un livre d’histoire. Aussi hallucinant que cela puisse paraître, certains hommes continuent de promouvoir des rôles genrés stricts, où l’homme est cantonné à celui de « provider » (pourvoyeur) et la femme à celui de « nurturer » (nourricière). Simon Coutu a fait preuve d’un grand sang-froid face à des individus qui veulent éduquer une future génération d’hommes qui écraseront les femmes de tout genre.

Au nom de la liberté d’expression, doit-on normaliser un discours dégradant et misogyne ? La question a été ressassée sur les divers plateaux télés ces dernières semaines. La réponse est pourtant claire : non. Alors que les hommes traversent ce que le professeur Francis Dupuis-Déri qualifie de « crise de la masculinité », la légitimation de l’antiféminisme dans l’espace public constitue un danger croissant. Ce discours, sous couvert de liberté, menace les progrès réalisés en matière d’égalité des genres et risque de nourrir davantage les tensions sociales. Le documentaire le montre bien : ces pseudo-influenceurs ont déjà touché une partie de la jeune génération d’hommes, en quête de projet personnel. Il est temps de renvoyer ces hommes-là où ils doivent rester : la salle de sport.

Antiféminisme, synonyme de conservatisme ?

Coïncidence, le sujet de la conférence UPOP du 13 novembre dernier était « Antiféminisme et masculinisme : Anatomie d’une idéologie ». La rencontre entre la rhétorique populaire et académique s’inscrit dans un panorama d’avis diversifiés qui reflètent la complexité de cet enjeu contemporain. À UPOP, Diane Lamoureux a mis un point d’honneur à définir l’antiféminisme et le masculinisme. La professeure émérite de l’Université de Laval conçoit l’antiféminisme comme une opposition au féminisme et à ses objectifs de transformation des rapports sociaux. Le mouvement a pris ses racines dans les idéologies misogyne (mépris ou haine des femmes, souvent confondues avec l’antiféminisme) et sexiste (système sociétal structurant les inégalités entre hommes et femmes).

Pour Diane Lamoureux, la tuerie de Polytechnique en 1989 constitue un tournant marquant dans l’histoire de l’antiféminisme au Québec. Cet acte de violence a exposé la virulence des discours antiféministes. Pourtant, la reconnaissance publique de cet événement comme un acte antiféministe a été longue et difficile, illustrant la réticence à aborder de front la violence inhérente à l’antiféminisme.

L’antiféminisme s’inscrit naturellement dans le cadre du discours conservateur. Diane Lamoureux propose une analyse des caractéristiques fondamentales du conservatisme, mettant en lumière les liens étroits entre ces deux courants. Le conservatisme repose sur des principes tels que la valorisation des hiérarchies sociales, la méfiance envers les transformations rapides et une forte adhésion aux traditions. Il s’oppose à l’individualisme, privilégie une liberté encadrée par des normes morales, et accorde une importance centrale à la propriété privée.

Mais ce qui rattache fondamentalement les deux courants, c’est leur vénération du modèle familial traditionnel. Ce lien, mis en évidence par Diane Lamoureux, explique à la fois le combat mené contre l’avortement et l’opposition aux unions homosexuelles sur les deux fronts. Alors que le monde change et évolue vers une reconnaissance accrue des diversités familiales et des droits individuels, les antiféministes et les conservateurs s’accrochent à une nostalgie idéalisée d’un passé où les rôles genrés étaient rigides et incontestés.

Un phénomène international ?

Qu’en est-il du reste du monde ? La haine des féministes est-elle aussi présente ? Il serait pertinent d’effectuer un parallèle entre le conservatisme, qui nourrit les discours antiféministes, et l’autoritarisme qui impose sa vision masculiniste rigide. Tandis que le conservatisme véhicule des valeurs traditionnelles, l’autoritarisme agit de manière coercitive pour légitimer un contrôle accru sur les femmes. On pourrait presque dire qu’il en est le grand frère dans ce sens, amplifiant et imposant, par la force ou la contrainte, les principes que le conservatisme diffuse de manière plus insidieuse.

Le paysage international est inquiétant, entre Milei en Argentine qui affiche publiquement ses positions anti-avortement, les talibans qui interdisent les femmes de parler entre elles et l’Iran qui continue d’emprisonner les femmes au nom des mœurs. Le degré d’autoritarisme peut varier, mais le constat est universel : les femmes sont systématiquement les premières victimes des régimes autoritaires. Des exemples de répression féminine, je pourrais en citer plein. Mais le fondement même de ces politiques autoritaires découle de l’absence des femmes dans la sphère politique. Cette exclusion favorise un monopole masculin des décisions, où les droits des femmes ne sont ni représentés ni défendus. Au 1er octobre 2024, seulement 30 femmes occupaient le poste de cheffe d’État ou de gouvernement dans 29 pays, soit une proportion de 15,5 % des 193 États membres des Nations Unies

Les femmes sont alors perdantes dans les deux hémisphères. Au Nord, elle est confrontée à la montée de politiciens extrémistes qui exploitent sa dévalorisation pour mobiliser un électorat conservateur et populiste. Au Sud, ses droits fondamentaux sont constamment remis en question, oscillant au gré des régimes autoritaires qui jouent au yoyo avec des acquis essentiels. Dans les deux cas, elle devient l’otage de systèmes qui capitalisent sur leur marginalisation pour renforcer leurs idéologies et asseoir leur pouvoir.

Bien que la diffusion d’ALPHAS ait rouvert des blessures profondes, je garde l’espoir de voir émerger une prise de conscience collective. Ce documentaire, en mettant en lumière des réalités souvent ignorées ou minimisées, a le potentiel de provoquer un électrochoc et d’inciter chacun à réfléchir aux implications des discours misogynes et des dynamiques de pouvoir inégalitaires. C’est dans ces moments d’inconfort que naissent les transformations les plus profondes.