Le Soudan au cœur des appétits des puissances régionales et étrangères

Drapeau soudanais @ Aerra Carnicom, CC BY-SA 4.0 via WikiCommons
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Clément Basnier, correspondant basé à Paris

Si la dynamique de la guerre au Soudan reste interne, le conflit est puissamment façonné par les ambitions des puissances régionales et de certaines plus lointaines. Les pays du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), occupent une place centrale dans ce jeu complexe, où se mêlent or, sécurité maritime, terres agricoles et routes commerciales.

Or, mer Rouge et terres agricoles

Au cœur de ces enjeux, l’or a supplanté le pétrole comme principale ressource stratégique du Soudan. Contrairement au pétrole, l’or est une richesse facilement empilable et exportable par des réseaux opaques, ce qui attise l’appétit des puissances extérieures. Les Émirats arabes unis se sont imposés comme la principale plaque tournante de l’or soudanais, et semblent soutenir Hemetti et ses Forces de soutien rapide (FSR, ou RSF) via des livraisons d’armes transitant notamment par le Tchad et la Libye, malgré leurs démentis officiels. Des rapports de spécialistes de l’ONU et d’organisations de recherche ont à plusieurs reprises signalé ces flux d’armes et de « gold for guns », contribuant à prolonger un conflit déjà dévastateur.

Au-delà de ce commerce illicite de l’or, Hemetti a aussi capitalisé sur les intérêts stratégiques des pays du Golfe autour de la mer Rouge. L’Arabie saoudite et les EAU redoutent depuis longtemps un encerclement iranien du détroit d’Ormuz à Bab el-Mandeb. Ces inquiétudes se sont accrues avec le soutien de Téhéran au mouvement houthi au Yémen, qui a déclenché en 2015 l’intervention militaire d’une coalition dirigée par Riyad. Dans ce cadre, Hemetti a envoyé des milliers de combattants soudanais au Yémen en échange de millions de dollars versés par l’Arabie saoudite et les EAU.

Si la majorité des forces armées des FSR sont désormais rentrées du Yémen, l’escalade de la violence en mer Rouge, marquée par les attaques des Houthis contre les navires de commerce en réaction à la guerre d’Israël contre Gaza, a relancé les inquiétudes sécuritaires de Riyad. L’Arabie saoudite, de concert avec les États-Unis, a pris l’initiative d’organiser des pourparlers à Djeddah pour tenter d’arracher un cessez-le-feu entre les FAS et les FSR. La « déclaration de Djeddah » de mai 2023, censée protéger les civils et instaurer une trêve de courte durée, a toutefois été violée à plusieurs reprises, illustrant les limites de cette médiation centrée sur les élites militaires plutôt que sur la société civile.

Parallèlement, l’Arabie saoudite et les EAU ont consolidé leur empreinte militaire dans la Corne de l’Afrique : Riyad dispose d’installations à Djibouti, tandis qu’Abou Dhabi a établi une base en Érythrée et cherche à s’implanter dans le nord de la Somalie. Mais la compétition pour l’influence autour de la mer Rouge dépasse largement ces deux États.

Le Qatar, la Turquie et la Russie ont, eux aussi, renforcé leur présence politique et sécuritaire et se disent prêts à installer des bases militaires au large de la côte soudanaise. Le littoral soudanais devient ainsi un espace de rivalités où chaque puissance cherche un accès stratégique aux couloirs maritimes et aux ports de la région.

L’intérêt des États du Golfe pour le Soudan est également structuré par des objectifs économiques de long terme. Dans la perspective de la diversification de leurs économies post-pétrole, ils considèrent l’Afrique comme un espace privilégié d’investissements, et le Soudan comme une porte d’entrée sur un continent riche en ressources. Les EAU ont ainsi poussé un ambitieux projet de développement portuaire sur la côte soudanaise de la mer Rouge.

En 2022, Khartoum aurait accordé à Abou Dhabi un contrat d’exploitation d’une partie de Port-Soudan, assorti d’un investissement annoncé de six milliards de dollars. Mais, en 2024, les autorités soudanaises ont annoncé la suspension de ce projet, accusant les EAU de soutenir militairement les FSR, preuve que les choix économiques sont désormais directement imbriqués dans le champ de bataille politique.

Les terres agricoles du Soudan constituent un autre pilier de ce tropisme du Golfe. Dans le cœur agricole du pays, la Gezira, les investissements des États du Golfe, estimés à plusieurs milliards de dollars, ont été facilités par des politiques néolibérales qui ont surendetté et fragilisé l’agriculture paysanne. Une grande partie des terres louées par les investisseurs a été convertie en projets agro-industriels à grande échelle, coupant les routes traditionnelles des troupeaux et absorbant des parcelles autrefois dédiées à l’agriculture de subsistance pluviale. La paupérisation des populations agricoles et rurales soudanaises a nourri le succès du recrutement au sein des milices des FSR.

Rivalités géopolitiques et fausses médiations : une paix confisquée

L’Égypte, de son côté, soutient le général Burhan et les Forces armées soudanaises. Le Caire craint non seulement le retour en force de courants islamistes à son flanc sud, mais aussi les implications hydropolitiques de l’évolution du conflit. En 2020, l’Éthiopie a commencé à remplir le Grand Ethiopian Renaissance Dam (GERD), barrage hydroélectrique de 4,8 milliards de dollars sur le Nil Bleu, que l’Égypte considère comme une menace existentielle pour ses ressources en eau. Hemetti entretient des liens étroits avec l’Éthiopie et les Émirats arabes unis, ces derniers étant à la fois un bailleur majeur de l’Égypte et un rival régional sur le plan de l’influence. Dans cette optique, Le Caire perçoit un Soudan dominé par les FSR comme une menace directe pour ses intérêts stratégiques.

L’une des conséquences de ces rivalités croisées est la prolifération d’initiatives diplomatiques concurrentes plutôt qu’un effort coordonné de paix. Quatre forums différents s’efforcent simultanément de négocier un cessez-le-feu et un accord politique : les pourparlers de Riyad, conduits par les États-Unis et l’Arabie saoudite ; l’initiative conjointe IGAD–Union africaine pilotée depuis Djibouti ; les discussions du Caire visant à rapprocher opposition civile, alliés égyptiens et FAS ; et une initiative plus récente portée par les Émirats arabes unis sous couvert du gouvernement de Bahreïn. À ces formats s’ajoutent des tentatives de « feuille de route » régionales de l’Union africaine et de l’IGAD, elles-mêmes fragilisées par les divergences entre États membres et par la suspension de la participation du Soudan à l’IGAD début 2024.

Ces initiatives reflètent avant tout les intérêts des États qui les promeuvent et leurs relations avec les factions armées, plutôt que la volonté d’offrir au peuple soudanais et à sa société civile un cadre crédible de cessez-le-feu et de transition. Tant que l’or soudanais, les routes maritimes de la mer Rouge, les terres agricoles de la Gezira et les équilibres hydrauliques du Nil resteront au cœur de stratégies régionales concurrentes, les efforts de « paix » risquent de prolonger la guerre plus qu’ils ne contribueront à l’éteindre.