HENRI MAMARBACHI, ORIENT XXI , 10 SEPTEMBRE 2018
Malgré des poches de résistance, le régime de Bachar Al-Assad sort apparemment victorieux de ces sept années de conflit armé. Son pouvoir est de facto reconnu par les États-Unis, Israël ou encore l’Iran et la Russie, lesquels se frottent les mains de « l’aubaine » qui leur permet de prendre pied dans un environnement régional a priori hostile. L’avenir immédiat du président et de son régime paraissent assurés.
Le nombre des morts du conflit syrien est estimé à plus de 350 000, en très grande majorité des civils. Mais ces chiffres fournis par une ONG locale basée à Londres qui dit disposer d’un vaste réseau d’informateurs sur place sont approximatifs et il n’en existe pas d’officiels. Dans un rapport publié début 2017 intitulé The Toll of War : the Economic and Social Consequences of the Conflict in Syria, la Banque mondiale estimait quant à elle à entre 400 000 et 470 000 le nombre total de morts civils et militaires en six ans de conflit.
LE RETOUR DES RÉFUGIÉS ET DÉPLACÉS
Aujourd’hui le sort des réfugiés et des déplacés est parmi les plus sensibles des problèmes à résoudre, car la moitié de la population (21 millions avant le début de la guerre en 2011) a fui les combats vers des lieux plus sûrs en Syrie même ou à l’étranger, essentiellement les pays voisins : Turquie, Liban, Jordanie. Cet exode d’une rare ampleur pose d’inextricables problèmes. L’essentiel des réfugiés dans les pays voisins est sunnite et donc assimilé à la communauté religieuse (majoritaire au Proche-Orient) réputée hostile au régime syrien de confession alaouite, et même si le conflit n’était pas religieux à l’origine, l’hostilité intercommunautaire a été exacerbée à mesure que le conflit s’intensifiait et prenait une allure régionale.
La présence iranienne en Syrie est perçue comme un mal par de nombreux Syriens. « Nous acceptons la présence des Russes qui sont des alliés de longue date, mais les Iraniens nous inquiètent », disent les Syriens, qu’ils soient hostiles ou proches du régime.
L’espoir d’institutions internationales comme l’ONU, d’alliés du régime comme la Russie, ou de pays comme le Liban (où les réfugiés forment le quart de la population) de les voir rentrer chez eux semble prématuré. Pour de multiples raisons, les réfugiés craignent un retour au pays. Damas tient nombre d’entre eux pour de dangereux « terroristes ». Un responsable russe en visite en juillet 2018 au Liban pour discuter de leur sort a fait savoir que les réfugiés pourraient regagner leur pays, à l’exception de 30 000 (sur un million) considérés comme « terroristes ». Les hommes, surtout les jeunes, craignent d’être enrôlés de force dans l’armée une fois la frontière traversée. À cela s’ajoutent d’autres craintes : y aura-t-il du travail pour eux et dans quel état retrouveront-ils leurs maisons situées dans des quartiers sur lesquels s’est déversé un nombre incalculable de bombes ? Seront-elles habitables après reconstruction ou un tas de ruines ?
En juillet 2018, la Russie a annoncé un programme visant à assurer le retour de quelque 890 000 réfugiés du Liban et de la Jordanie. Et Damas concède que le pays sera prêt à accueillir les réfugiés une fois les sanctions internationales levées, et la légitimité du régime reconnue. D’ores et déjà, des milliers de personnes déracinées par les années de conflit sont retournées chez elles, mais il est impossible pour l’heure de quantifier ces mouvements. Et le problème que constitue le gros des réfugiés et déplacés reste entier. Ceci dit, le régime souhaite-t-il vraiment le retour des 5 à 6 millions de réfugiés à l’étranger dans leurs foyers, nonobstant les quelque 6 millions de déplacés de l’intérieur ? On peut parfois en douter en écoutant les dirigeants syriens.
PLUTÔT DIX MILLIONS DE SYRIENS OBÉISSANTS…
« Il est vrai que la Syrie a perdu sa jeunesse et son infrastructure, mais elle a en revanche gagné une société plus saine et plus homogène », affirmait ainsi Bachar Al-Assad dans un discours prononcé en août 2017. Dans un langage encore plus direct, le chef des services de renseignement de l’armée de l’air Jamil Al-Hassan a déclaré lors d’une réunion le 28 juillet dernier avec un groupe d’officiers qu’« une Syrie de 10 millions de personnes obéissant à leur leadership valait mieux qu’une Syrie de 30 millions de voyous », selon le site The Syrian Reporter, proche de l’opposition, citant des informations d’organes officiels. Et ce n’est pas tout : « Trois millions de personnes [soit 15 % de la population] sont recherchées par les autorités judiciaires et leurs dossiers sont déjà prêts », a ajouté toujours d’après ce site le général Hassan qui fait partie du cercle rapproché du chef de l’État et qui est recherché pour crimes de guerre par des pays comme l’Allemagne.
Comme pour préparer le terrain à cette redistribution de la population, la promulgation le 2 avril 2018 de la loi « numéro 10 » qui permet au gouvernement syrien de saisir des biens abandonnés a ouvert la voie à des expropriations de masse, et devrait ainsi permettre au pouvoir d’imposer des changements démographiques. Selon de nombreux experts et défenseurs des droits humains, cette loi pave la voie à un programme de reconstruction dans les zones suspectées d’avoir été sous contrôle des rebelles. Elle constitue une réponse à la hantise du régime de voir réapparaître « des terreaux favorables au terrorisme », selon les termes de Bachar Al-Assad. D’aucuns n’hésitent pas à parler de déplacements de population, voire d’une « épuration ethnique » qui tait son nom, ce qui est probablement une exagération.
Cité le 14 août dans le quotidien libanais L’Orient le Jour, Sinan Hatahet, chercheur au centre Al-Sharq basé à Istanbul et co-auteur d’une étude sur les changements démographiques en Syrie estimait que le régime tente de pousser les populations hostiles hors des zones stratégiques autour de Damas, Homs, la région côtière et Alep, et de concentrer dans cette seule « Syrie utile » la plus grande proportion de populations qui ne lui sont pas ouvertement hostiles, notamment les minorités dont il s’érige en protecteur. Si ces hypothèses sont avérées, la Syrie se verrait amputée du quart de sa population, soit 5 millions de réfugiés actuellement répartis entre la Turquie (plus de 3 millions), le Liban (un million) et la Jordanie (1,3 million). Un nombre équivalent à celui des réfugiés de Palestine aujourd’hui.
QUELLE RECONSTRUCTION ET AVEC QUI ?
Le conflit au cours des sept dernières années a provoqué des destructions pour un montant estimé à environ 388 milliards de dollars (350 milliards d’euros), a affirmé début août une agence de l’ONU lors d’une rencontre à Beyrouth de plus de cinquante experts internationaux et syriens, réunis sous la houlette de l’Economic and Social Commission for Western Asia (ESCWA). Il y a un an, l’effort de reconstruction était estimé à la moitié de cette somme. Mais méfions-nous des chiffres d’où qu’ils proviennent.
Avec qui, quand et comment se fera cette reconstruction ? La Chine, l’Iran et la Russie sont évidemment sur les rangs pour y participer (si ce n’est déjà le cas), notamment pour ce qui concerne les infrastructures. Mais l’effort est tel que Moscou souhaite que l’Union européenne et les États-Unis soient aussi partie prenante, ce qui est loin d’être le cas, car les Occidentaux restent réticents faute de réelle perspective de paix. Le président français Emmanuel Macron a répondu par la négative mardi 27 août, qualifiant le maintien de Bachar Al-Assad à la tête de son pays d’« erreur funeste ». Pour la France donc, comme pour d’autres pays (au moins officiellement), mieux vaut attendre une solution politique regroupant le régime et l’opposition, les diverses conférences de Genève et autres n’ayant pas servi à grand-chose pour l’instant. Pour l’heure, l’ONU même n’a pas donné son feu vert pour la reconstruction, hormis l’envoi d’aide humanitaire, et l’Unesco attend d’intervenir pour réhabiliter le patrimoine détruit, avec Palmyre parmi beaucoup d’autres sites. Mais les entreprises occidentales (la française Total par exemple) souhaitent avoir leur part du marché, et les Allemands n’ont pas les états d’âme des Français.
Pour autant, le pays n’est pas un désert de ruines où toute activité serait à l’arrêt. En attendant les grands travaux, les Syriens reconstruisent ce qu’ils peuvent, seuls ou avec l’aide d’experts locaux ou étrangers. C’est le cas à Alep où une partie des vieux souks revit, et où l’on voit une forte animation populaire autour de la vieille citadelle. Les gravats sur ce chantier de la mort ont miraculeusement disparu. À Damas aussi, peu touchée en son cœur par le conflit armé et qui n’est plus menacé par les tirs de la Ghouta voisine reconquise durant l’été 2018 après d’âpres combats contre les rebelles, les cafés et restaurants se remplissent chaque soir.
UNE ÉCONOMIE À L’ARRÊT
L’économie du pays ne reprend pas vraiment, malgré l’aide financière russe et iranienne et la relative stabilisation de la devise. « Nous traversons même une récession (si ce terme a un sens dans un pays détruit !), nous a confié Razek, un homme d’affaires, et même au plus fort de la guerre, les choses nous semblaient aller mieux ». En cause notamment, l’attentisme qui prévaut face aux incertitudes concernant une offensive contre Idlib (dernier bastion des rebelles) et aussi l’interdiction qui vient d’être promulguée à tous les hommes de 17 à 42 ans de quitter le pays, et qui a semé la plus grande confusion dans les esprits.
À cause du climat, la récolte de céréales est encore une fois calamiteuse dans ce pays agricole. Plus que jamais, les contrats de l’État sont accordés à ceux qui gravitent autour du régime, notamment les nouveaux alliés du pouvoir. Comme souvent dans l’histoire des conflits, la guerre a donné naissance à une nouvelle classe de profiteurs et d’homme d’affaires. D’ailleurs, la situation morose des commerçants et des industriels risque peu d’évoluer tant que les principaux postes frontaliers, notamment avec la Jordanie, n’ont pas rouvert aux marchandises. Le drapeau syrien flotte désormais depuis le mois de juillet sur celui de Nassib, frontalier avec la Jordanie et sur la zone franche adjacente, carrefour commercial majeur en direction du Golfe, et le trafic à la frontière syro-jordanienne générait environ 1,5 milliard de dollars (un milliard d’euros environ) par an avant sa fermeture due au conflit.
UNE SOCIÉTÉ BROYÉE
Après la conquête de la Ghouta, l’armée du régime aidée par la Russie a repris le contrôle du sud de la Syrie, y compris Deraa (berceau de la révolte), mais la sécurité n’est pas encore totalement assurée, comme en attestent les raids et autres attaques très meurtrières des rebelles contre les forces gouvernementales.
Comment reconstruit-on une société que la violence a brisée et désintégrée comme une lame de fond, ne laissant intacte aucune famille, aucune tribu, aucune communauté, et encore moins une jeunesse qui a été le fer de lance de la révolte ? « La société syrienne n’a pas seulement été broyée ; elle a été mise en pièces », et « même les loyalistes diront carrément : nous ne savons pas où nous allons », écrit Synaps dans sa récente étudetrès complète sur les changements dans la société syrienne.
Le conflit n’a pas renforcé le président Assad comme certains le croient. Certes, les moukhabarat (services de renseignement) sont revenus plus forts que jamais, et la société est plus que jamais sous surveillance. Le chef de l’État lui-même ne se départit jamais de son éternelle assurance. Mais l’armée est affaiblie et exsangue après sept ans de guerre. Surtout, et contrairement à son père, seul maître à bord et qui a régné d’une main de fer sur le pays pendant trente ans, Bachar Al-Assad doit son pouvoir à ses alliés russe et iranien. Et s’il faut lui concéder des victoires militaires contre les forces rebelles, le territoire n’est sous le contrôle du régime qu’à 60 %, selon les calculs des experts. Malgré la propagande sur la soi-disant « Syrie utile », quel sort sera réservé aux champs pétroliers et gaziers à l’est et au nord-est du pays ? La promesse présidentielle de reconquérir « chaque pouce » du territoire perdu n’est pas encore réalité, comme en témoignent les incessantes attaques des rebelles et surtout de l’organisation de l’État islamique (OEI), ce denier comptant encore 30 000 membres selon certains experts, ce qui est loin d’être négligeable.
TERRAIN DE CHASSE POUR ISRAËL
« Reconquête » est donc vite dit. Plus que jamais, le territoire syrien est devenu un terrain de chasse pour Israël qui a multiplié ses raids contre des cibles, des installations militaires syriennes. D’habitude discrets sur leurs opérations militaires, les Israéliens ont reconnu le 4 septembre que leur aviation avait mené 200 raids en territoire syrien en un an et demi, selon une dépêche de Reuters citant le ministre du renseignement israélien et un porte-parole militaire. Ultime humiliation, ni ses alliés iraniens ni le Hezbollah libanais n’échappent au bon plaisir des généraux israéliens de frapper où et quand ils veulent, allant jusqu’à l’élimination physique de hauts officiers et stratèges en armement. Le régime garde le silence le plus souvent.
Presque au-dessus de la tête du président syrien, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a négocié avec les Russes la présence militaire iranienne, exigeant que celle-ci soit distante de 80 km de la frontière syro-israélienne, au grand dam de Damas et de Téhéran. Certes, Israël n’a pas obtenu — comme il ne cesse de le claironner dans tous les forums — le départ de toutes les forces iraniennes de Syrie. Il n’empêche, le canal de communication israélo-russe s’est révélé payant. Le conflit syrien a même permis de renforcer l’entente entre Israël et Moscou, si l’on en juge par le nombre de visites de Nétanyahou à Moscou : huit en un an, contre deux pour Assad dans la capitale russe ! Cela sans compter les — déjà — bonnes relations entre Moscou et Tel-Aviv.
L’IMBROGLIO TURCO-KURDE
Dans le nord aussi, le président syrien est loin d’avoir les mains libres face à l’imbroglio turco-kurde où, là aussi, Moscou semble jouer un rôle majeur, ayant évincé peu ou prou les États-Unis du rôle de médiateur ou de maître du jeu (Washington a successivement abandonné ses alliés rebelles dans le sud de la Syrie, et les Kurdes dans le nord et nord-est).
L’avenir dans le nord de la Syrie reste très incertain. La situation explosive dans la province d’Idlib ne permettra pas aux forces du régime de passer facilement à une offensive de grande envergure contre cette enclave contrôlée par la Turquie, et qui est devenue au fil du conflit le refuge d’environ trois millions de civils, dont des milliers de rebelles modérés et radicaux chassés des villes et localités conquises par l’armée syrienne. Là aussi, une solution au gros abcès d’Idlib pose problème, car, réunis à Téhéran vendredi 7 septembre — en l’absence du principal intéressé, le président syrien — les parties concernées (Turquie, Russie, Iran) ont échoué à s’entendre.
Reste le sort du pays kurde dans le nord et le nord-est dont les combattants aguerris qui, après avoir combattu avec les forces alliées sous la houlette des États-Unis, se sont sentis trahis par eux alors qu’ils subissaient la pression de l’offensive turque contre leurs positions au printemps dernier. On peut noter cependant, en faveur du gouvernement syrien, la mise en route durant l’été d’un dialogue « sans conditions » entre Damas et les Forces démocratiques syriennes (FDS) pour discuter du futur de la minorité kurde, à l’exclusion de toute indépendance, ce dont les leaders kurdes eux-mêmes conviennent.
Le régime sort-il renforcé du conflit ? Oui si l’on considère que nul ne lui dispute plus ses victoires et que l’on ne lui voit pas de successeur. « Il faut faire avec Bachar », semblent dire d’une même voix les maîtres du jeu régional de Tel-Aviv à Washington en passant par Ankara. Il n’en demeure pas moins que le maître de la Syrie est l’obligé de Moscou et de Téhéran, et loin, bien plus loin de son peuple qu’il ne l’était à l’aube du printemps syrien en 2011.