Claudio Katz, Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 20, Automne 2018
À la fin des années 1980, le sociologue brésilien Ruy Mauro Marini[2] notait que le capital était en train de s’internationaliser afin d’augmenter la plus-value extraite des travailleurs et des travailleuses, grâce à plusieurs transformations dans le transport, les nouvelles technologies et la concentration des entreprises. Avant tout le monde, Marini a compris que cette opération à l’échelle mondiale était une tendance structurelle, et non seulement cyclique, de l’accumulation. Aujourd’hui, cette analyse est validée.
Une nouvelle économie politique
La mondialisation a introduit un changement qualitatif dans le fonctionnement du capitalisme, en accélérant la libéralisation du commerce et l’adaptation des finances à l’instantanéité de l’information. Les entreprises transnationales fragmentent leur production en un réseau d’intrants intermédiaires et de biens finals destinés à l’exportation. Ce cadre fonctionne selon des principes de concurrence intense, de réduction des coûts et d’une main-d’œuvre bon marché. La délocalisation qui en résulte transforme plusieurs économies asiatiques en un nouvel atelier de la planète. Les sociétés transnationales complètent leurs investissements directs par la sous-traitance et l’externalisation de la main-d’œuvre. Ces entreprises rendent leurs fournisseurs responsables du contrôle des travailleurs et des travailleuses et de la gestion de la demande incertaine. De cette façon, elles distribuent les risques et augmentent les profits. Certes, les déséquilibres commerciaux, les bulles financières et la surproduction de matières premières ont déstabilisé le système avec la crise de 2008, sans cependant inverser la mondialisation. Ainsi, il appert que l’économie politique de la mondialisation, annoncée par Marini, demeure l’approche appropriée pour comprendre le capitalisme contemporain.
La grande transformation
L’influence que le théoricien brésilien a attribuée à l’époque à l’augmentation des taux de plus-value a été confirmée au cours des dernières décennies. L’offensive des employeurs a dispersé[3] les salaires, éliminé les règles salariales définies et favorisé le travail segmenté. Cette réorganisation maintient la stabilité nécessaire à la continuité de l’accumulation dans le secteur formel et généralise l’insécurité de l’emploi et des salaires dans l’univers informel. Le fondement principal de la mondialisation est la réduction des coûts de main-d’œuvre. C’est pourquoi les revenus des masses stagnent au milieu de la prospérité et déclinent dans les crises. Les firmes transnationales s’enrichissent des bas salaires de la périphérie et de la dépréciation des biens consommés par les travailleurs et les travailleuses de la métropole. Ils utilisent la délocalisation pour affaiblir les syndicats et aplanir les salaires dans toutes les régions. Les entreprises profitent des différences de salaire résultant des inégalités structurelles produites par les différences de densité de population. Ces disparités sont stabilisées par l’absence de mobilité internationale des travailleurs et des travailleuses. La force de travail est marginalisée dans tous les mouvements qui bouleversent le scénario de la mondialisation.
Le déplacement des plaques tectoniques
Marini a été témoin de l’irruption des pays que l’on a surnommés les « tigres asiatiques » (Taïwan, Hong Kong, Corée du Sud et Singapour). Aujourd’hui, ces développements se sont accélérés. Actuellement, le tiers des biens manufacturés est fabriqué à l’extérieur des pays capitalistes traditionnels (le double de la moyenne en vigueur en 1980). Les investissements sont transférés vers les pays qui offrent une réduction des coûts plus importante, une plus grande discipline et productivité de la main-d’œuvre. Les entreprises qui dirigent ces structures ne contrôlent pas seulement la ressource la plus rentable (marques, designs, technologies). Elles dominent également 80 % du commerce mondial de ces circuits. Au lieu de processus intégrés, la subdivision des parties prédomine et la fabrication nationale est remplacée par un assemblage de composants importés. La proximité et la taille des marchés perdent leur pertinence par rapport aux avantages comparatifs des coûts de main-d’œuvre. Une nouvelle division mondiale du travail remplace la division internationale traditionnelle[4].
La crise de l’emploi
Au cours des dernières décennies, la soudaine rétraction de l’emploi a été renforcée par l’immobilité relative de la main-d’œuvre face au déplacement vertigineux des biens et des capitaux. Cette contradiction distingue la mondialisation actuelle de la vieille industrialisation européenne. Aujourd’hui, en effet, les dominés, hommes et femmes, ne peuvent se déplacer. Les économies développées construisent des forteresses contre les dépossédés de la périphérie. Les pays qui réalisent leurs processus d’accumulation primitive ne peuvent pas « décharger » leur population excédentaire dans d’autres lieux. À ce développement s’ajoutent d’autres tensions, telles que la destruction des emplois due à l’expansion de l’univers numérique. L’emploi disponible diminue, et sa qualité diminue dans les régions sous-développées. C’est pourquoi l’économie informelle représente 50 % de l’activité en Amérique latine, 48 % en Afrique du Nord et 65 % en Asie. L’automatisation et la disqualification de la population agricole par les développements technologiques réduisent drastiquement les occasions d’emploi.
Néo-impérialismes
Marini avait souligné le poids de l’impérialisme en soulignant la fonction inéluctable du système de domination dans la préservation du capitalisme. Il a synthétisé ces transformations avec la notion de « coopération hégémonique », qu’il a utilisée pour définir les relations entre les pouvoirs centraux. Les États-Unis ont joué un rôle économique clé dans le démarrage de ce processus. La réglementation bancaire par la Réserve fédérale, le fonctionnement du dollar comme devise mondiale, la réorganisation des budgets de l’État sous la supervision du Fonds monétaire international (FMI) et les décisions de Wall Street en matière boursière ont renforcé la mondialisation. Au-delà du déclin de la suprématie américaine (qu’illustrent son déficit commercial et son endettement extérieur), les États-Unis conservent la gestion des grandes banques et sociétés transnationales. Ils pilotent également l’introduction de nouvelles technologies numériques, tout en abandonnant des positions-clés dans la production et le commerce, au profit de la Chine, qui est maintenant un concurrent mondial inattendu. Entretemps, Trump tente de récupérer les positions américaines en réorganisant les accords de libre-échange, mais il fait face à d’énormes difficultés pour reconstruire ce leadership économique. Sur le plan militaire, les États-Unis continuent d’assurer la garde de l’ordre capitaliste, même si leur hégémonie a été mise à mal dans plusieurs opérations récentes ; cela est devenu évident dans l’échec des guerres en Afghanistan, Irak et Syrie. Pour ces raisons, la subordination totale à l’impérialisme américain dont Marini a été témoin a muté en des intrications plus complexes. Les puissances européennes (Allemagne) et asiatiques (Japon) n’acceptent plus les ordres de Washington avec la même soumission. Elles développent leurs propres stratégies et s’affirment dans divers conflits avec le géant nord-américain. Même si aucun partenaire n’interroge la suprématie du Pentagone, la vassalité observée dans la seconde moitié du vingtième siècle a été diluée.
De la Russie et de la Chine
L’implosion de l’Union soviétique et la conversion de la Chine en une puissance centrale distinguent la période actuelle de celle de Marini. Avec l’effondrement de l’URSS, l’offensive néolibérale s’est renforcée. Les classes dirigeantes ont regagné de la confiance et, en l’absence de contrepoids internationaux, elles ont repris les traits du capitalisme débridé. Entretemps, la régression de la Russie, dans un contexte d’immobilisme, de dépolitisation et d’apathie populaire, a transformé le paysage qu’avait connu Marini. De plus, celui-ci ne pouvait pas imaginer le décollage de la Chine. Le PIB par habitant de ce pays a augmenté de 22 fois entre 1980 et 2011 et son volume d’échanges double tous les quatre ans. La Chine a maintenu des taux de croissance très élevés dans le contexte des crises internationales, empêchant la mutation de la récession de 2009 en une dépression mondiale. Elle agit comme un empire en formation qui fait face à l’hostilité stratégique du Pentagone. Elle forge son propre modèle capitaliste à travers ses liens avec la mondialisation. Elle déploie un processus d’accumulation directement lié à la mondialisation.
Des inégalités
Selon Piketty, le 1 % que constitue la minorité la plus riche contrôle 25-35 % de la richesse totale en Europe et aux États-Unis. Des niveaux similaires d’inégalité sont observés dans d’autres régions centrales, émergentes ou périphériques[5]. Au cours des dernières décennies, le fossé social grandissant s’est accompagné de nouvelles polarités entre les pays. En raison de son grand nombre d’habitants, la Chine a modifié l’indicateur mondial. Alors que l’économie mondiale stagne autour de 2,7 % par an (2000-2014), le géant asiatique progresse de 9,7 %. Bien que cette trajectoire ait des similitudes avec les antécédents du Japon et de la Corée du Sud, ses effets sur la polarité entre les pays sont très différents. La Chine s’élève au détriment de ses rivaux occidentaux et reconfigure le cadre des puissances dominantes. Depuis le début de la mondialisation, on observe le paradoxe d’une participation croissante des nouvelles économies à la mondialisation productive, mais avec peu d’effet sur le niveau relatif de leur PIB par habitant. Dit autrement, la convergence industrielle ne s’est pas traduite par des améliorations équivalentes du niveau de vie.
Réorganisation semi-périphérique
Marini avait étudié comment l’industrialisation plaçait certains pays dans un segment semi-périphérique, comme le Brésil, qui a maintenu une autonomie relative par rapport aux centres impériaux tout en parvenant à développer ses capacités productives. Cette analyse de Marini reste valable. La simple polarité centre-périphérie ne permet plus de comprendre la mondialisation. Les chaînes de valeur ont renforcé le poids relatif des pays semi-périphériques. Les entreprises multinationales ne donnent plus la priorité à l’occupation des marchés nationaux pour tirer parti des subventions et des barrières douanières. Dans certains cas, elles capturent des ressources naturelles déterminées par la géologie et le climat. Dans d’autres situations, elles profitent d’une force de travail bon marché et disciplinée. Certes, les périphéries et les semi-périphéries continuent d’être intégrées dans le conglomérat des pays dépendants. Le rôle subordonné que Marini leur avait assigné n’a pas changé. Elles sont insérées dans la chaîne de valeur, sans participer aux zones les plus lucratives de ce réseau. Elles n’exercent pas non plus le contrôle de cette structure. Elles agissent au sein de la production mondialisée sous le mandat des sociétés transnationales. Cependant, un changement significatif doit être souligné par rapport à l’époque de Marini.
La Chine change la donne
La nouvelle combinaison de l’internationalisation croissante du capital et de la reconfiguration continue des classes et des États par l’État-nation nous oblige à réviser d’autres aspects de la théorie traditionnelle de la dépendance. Le concept de « Sud global » (global South) vise à souligner la persistance des disparités classiques entre pays développés (le Nord ) et pays sous-développés (le Sud ). Le déplacement de la production vers l’est et la capture de la nouvelle valeur générée par l’Occident sont présentés comme une preuve de cette polarité écrasante. On veut également démontrer que le modèle actuel repose sur l’exploitation et le transfert de plus-value à une poignée de sociétés transnationales, mais ces informations ne clarifient pas totalement la situation actuelle. Si la transformation effectuée par le géant chinois est ignorée, il est impossible de caractériser le capitalisme d’aujourd’hui. Après tout, c’est un pouvoir qui vient en aide aux banques occidentales, qui maintient la valeur du dollar malgré la crise, accumule un énorme excédent commercial avec les États-Unis et accélère ses investissements en Afrique et en Amérique latine. On ne peut non plus penser que la masse de plus-value générée en Chine est entièrement transférée à l’Occident et appropriée par les entreprises mondialisées. Il est évident qu’une grande partie des profits générés en Chine est captée par les bureaucrates capitalistes locaux. Bref, la Chine est défiante et non pas une marionnette des États-Unis. Les nouveaux dirigeants asiatiques n’ont aucun rapport avec les vieilles bourgeoisies nationales d’après-guerre.
Renouveler la théorie
Dans ses analyses de l’économie politique de la mondialisation, Marini a souligné trois axes d’étude : l’exploitation du travail, les transferts de valeur et la restructuration impériale. La mise à jour de cette théorie nécessite des recherches plus complexes que la simple utilisation de concepts énoncés il y a un demi-siècle. Dans cette direction, il faut réévaluer la mondialisation productive dans la nouvelle géopolitique impériale, et démontrer comment le transfert de la plus-value remodèle la carte du drainage, de la rétention et de la capture des flux de valeur. Il est également essentiel d’analyser les nouvelles relations de subjugation, de subordination et d’autonomie qui émergent dans la mosaïque internationale.
[1] Extraits du texte espagnol, Semejanzas y diferencias con la epoca de Marini, 3 février 2017, traduit en anglais par Richard Fidler, « Imperialism today. A critical assessment of latin american dependency theory », SP The Bullet, 16 mars 2018. La traduction en français est de Pierre Beaudet. On peut lire par ailleurs les travaux de Katz sur : <katz.lahaine.org>, ainsi que son ouvrage publié chez M Éditeur en 2014, Sous l’empire du capital.
[2] Ruy Mauro Marini (1932-1997) fut l’un des principaux représentants de ce qu’on appela la théorie de la dépendance, une tentative d’expliquer les relations inégales systémiques entre les pays latino-américains et les économies développées du « Nord » impérialiste. Son texte, La dialectique de la dépendance, publié en 1972, inaugura tout un cycle de débats. Le texte est disponible sur le site de Période, <http://revueperiode.net/la-dialectique-de-la-dependance/>.
[3] Dispersion dans le sens statistique : la distribution des salaires a tendance à s’étaler, à se disperser de part et d’autre de la tendance centrale. (NdR)
[4] Où les pays développés fabriquaient les biens manufacturés et les pays pauvres fournissaient les matières premières. (NdR)
[5] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.