Jean-Simon Gagné, extraits d’un texte paru dans Le Soleil, 9 février 2019
Au Venezuela, pendant que deux présidents se disputent le pouvoir, l’économie est en chute libre. La moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les hôpitaux manquent de tout pour soigner les malades. Les transports publics sont souvent bloqués, faute de pièces pour réparer les véhicules. Trois millions de personnes ont fui le pays. L’an dernier, l’inflation aurait dépassé un million pour cent. Dans ce petit guide, Le Soleil vous offre 10 repères pour mieux comprendre la catastrophe.
La crise politique
La mort de Hugo Chavez et la baisse des prix du pétrole ont fragilisé le pouvoir. À partir de 2015, le président Nicolas Maduro doit composer avec une majorité de députés de l’opposition à l’Assemblée nationale. Une lutte à finir. Les élus essayent sans succès de destituer le président Maduro. Ce dernier réplique en créant une Assemblée constituante. Le pays se retrouve avec deux Assemblées. L’économie fait naufrage. De violentes manifestations font plusieurs morts, à travers le pays. En mai 2018, Nicolas Maduro est réélu lors d’une élection présidentielle marquée par une abstention record. Les États-Unis et plusieurs pays voisins n’en reconnaissent pas la validité. Finalement, au début de 2019, le président de l’Assemblée nationale, Juan Guaidó, se proclame président, sous prétexte que son rival Maduro n’a pas prêté serment devant les «vrais» députés. Le Venezuela compte deux présidents et deux assemblées. «Quelle est la différence entre les États-Unis du président Donald Trump et le Venezuela actuel, avec ses deux présidents? demandent les farceurs. Réponse : Aucune. Chacun a un président de trop.»
La faute au pétrole, un «excrément du diable»?
Le Venezuela est un pays très riche. Peut-être le plus riche de l’Amérique du Sud. On y trouve même les plus vastes réserves pétrolières du monde. Ce qui n’a empêché le pays d’être un champion des inégalités. Dégoûté, un ancien ministre décrivait même le pétrole comme un «excrément du diable».
Au Venezuela, le pétrole en mène large. Depuis sa découverte, en 1917, son prix détermine en grande partie les hauts et les bas de l’économie. Selon les époques, l’or noir représente entre 75 et 90 % des exportations. Gavé de pétrodollars, le pays importe une grande partie de ce qu’il consomme.
En 1998, la «révolution» bolivarienne de Hugo Chavez promet de remédier à tout ça. Il faut diversifier l’économie. Réduire les inégalités. En finir avec la dépendance au pétrole. Plus facile à dire qu’à faire. Car au cours des 10 années suivantes, le prix du pétrole est multiplié par neuf. Et la révolution oublie ses bonnes résolutions plus vite qu’un alcoolique enfermé dans un entrepôt de whisky.
Au début des années 2010, le Venezuela nage dans les pétrodollars. On le surnomme «Saudi Venezuela», en référence à l’Arabie saoudite. L’or noir finance des programmes sociaux ambitieux. La pauvreté diminue de manière spectaculaire. Le Venezuela troque son pétrole contre des médecins cubains. Il rêve d’exporter son modèle «révolutionnaire» un peu partout…
Le miracle du Venezuela est fragile. On néglige de moderniser les infrastructures pétrolières. On achète beaucoup du matériel militaire. On ferme les yeux sur la corruption. On nationalise à gogo, en confiant souvent les entreprises d’État aux amis du pouvoir.
On connaît la suite. Depuis 1998, la manne pétrolière a rapporté plus de 900 milliards $ au trésor du Venezuela. Tout ça pour recommencer à zéro?
Les principaux acteurs
— Nicolas Maduro
Un peu dépassé par l’ampleur de la crise, le président n’a pas le charisme de son prédécesseur, Hugo Chavez. On le surnomme «mas burro» [plus âne]. Plusieurs sites compilent ses gaffes, sous le vocable «les clowneries de Maduro». Un jour, il a prétendu que l’esprit du défunt Chavez lui était apparu «sous la forme d’un petit oiseau». Sans oublier ses lapsus. À la fin d’un discours, il s’est écrié : «Nous nous multiplierons comme le Christ a multiplié les pénis… euh, pardon, les pains» [penes et panes, en espagnol]. 1
— Juan Guaidó
En dehors du Venezuela, personne ne connaissait le président de l’Assemblée nationale, Juan Guaidó, il y a tout juste deux mois. En l’espace de quelques semaines, Monsieur a pourtant été reconnu président du pays par une trentaine de pays, incluant les États-Unis. Âgé de 35 ans, Guaidó est trop jeune pour avoir participé au coup d’État manqué de 2002. Un avantage, quand on sait que plusieurs leaders de l’opposition avaient alors perdu beaucoup de crédibilité. Fait rarissime, Juan Guaidó est aussi soutenu par l’ensemble des partis d’opposition du Venezuela, jadis célèbres pour leurs divisions. Un jour ou l’autre, il devra toutefois se défendre d’être le candidat des gringos, des étrangers.
— Le groupe de Lima
Groupe d’une douzaine de pays rassemblés autour d’une déclaration faite à Lima, au Pérou, en août 2017. Ils appelaient alors à une sortie pacifique de la crise au Venezuela. Les intérêts du groupe semblent assez disparates. Plusieurs pays s’inquiètent surtout de l’afflux de réfugiés. Mais ils ne sont pas tous bien placés pour faire des leçons de démocratie. Loin de là. Citons le Honduras, où la dernière élection ne constitue pas un modèle à suivre. Sans oublier le Guatemala, où le taux d’impunité pour les affaires de corruption frise les 100 %.
— Les États-Unis
Les États-Unis ont toujours entretenu des relations orageuses avec la «révolution bolivarienne» d’Hugo Chavez. En 2002, ils sont fortement soupçonnés d’avoir commandité le coup d’État raté contre lui. Par la suite, les relations ont toujours été très tendues. Mais depuis 2017, les États-Unis ne cachent plus leur volonté d’étrangler l’économie du Venezuela, pour provoquer un changement de gouvernement. Ils accusent le pays d’être devenu une plaque tournante du narcotrafic. En septembre, le New York Times a évoqué des discussions secrètes entre des diplomates américains et des hauts gradés de l’armée vénézuélienne, pour discuter d’un changement de régime. 2
L’hyperinflation pour les nuls
Quand les revenus tirés du pétrole commencent à dégringoler, en 2014-15, le Venezuela croit surmonter la crise en imprimant des billets. Toujours plus de billets. Du coup, c’est la valeur du bolivar, la monnaie nationale, qui plonge. Soudain, le pays n’est plus capable d’acheter les tonnes de produits provenant de l’étranger. On manque de tout. Farine. Sucre. Médicaments. Pièces de machinerie. Alouette.
Bienvenue en plein cauchemar. Pour épargner la population, le gouvernement fixe le prix de certains produits de base. Cela oblige souvent les magasins à vendre à perte. Les étagères se vident. Le marché noir s’étend. Du jour au lendemain, le gouvernement retire cinq zéros de sa monnaie. Ça ne change rien. Tout le monde tente d’acheter des dollars. Le Bolivar chute d’heure en heure. La spirale infernale se poursuit.
En 2018, l’inflation atteint 1,3 million de pour cent, selon le Fonds monétaire international. Des chiffres dignes d’un pays en guerre.
En janvier 2017, vous achetiez cinq kilos de riz avec 100 000 bolivars. À l’été 2018, la même somme permet à peine d’obtenir une cigarette à l’unité. Un poulet vaut 14,6 millions de bolivars. La monnaie est si dévaluée qu’il devient plus rentable d’utiliser les billets de banque comme papier de toilette plutôt que d’en amasser une pleine brouette pour faire ses courses. Sans compter que le papier de toilette est souvent introuvable…
La crise en chiffres
3 millions Nombre de personnes qui auraient quitté le Venezuela, depuis 2015. Presque 10 % de la population. De quoi désorganiser le pays. Depuis des semaines, il fait une chaleur suffocante dans le métro de Caracas. L’explication officielle? Tous les techniciens ont fui à l’étranger… Source : Agence des Nations Unies pour les réfugiés
48 % Proportion des citoyens du Venezuela qui vivraient désormais en dessous du seuil de pauvreté. Source : El Universal (Caracas)
6 $ par mois Salaire minimum, touché par 70 % des travailleurs. Source: Libération
1er Rang du Venezuela sur la liste des pays les plus violents du monde. Le taux d’homicide y atteint 81,4 par 100 000 habitants, contre 1,1 au Québec. Sources : Office des Nations unies contre la drogue et le crime et Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO)
80 % Proportion des citoyens des citoyens du Venezuela qui voudraient le départ du président Nicolas Maduro. Source : Datanalisis
7 milliards $ Valeur des avoirs de la compagnie pétrolière nationale qui sont «gelés» aux États-Unis, tant que Nicolas Maduro restera au pouvoir. Source: The Washington Post
70 % Baisse de la valeur des appartements, à Caracas, la capitale du Venezuela, depuis cinq ans. Source : Chambre immobilière métropolitaine de Caracas, cité par l’Agence France Presse
8 kilos Poids perdu en moyenne par un citoyen du Venezuela depuis deux ans. Les privations ont été rebaptisées «la diète Maduro», en signe de dérision. Source : Les Echos
11 milliards $ Valeur de l’équipement militaire acheté par le Venezuela à la Russie, entre 2005 et 2017. Source : Agence France Presse
Quatre scénarios possibles
— Scénario 1 : Nicolás Maduro se maintient au pouvoir
«Le président Maduro est touché, mais il n’est pas coulé», analyse le quotidien El Tiempo. 7 Il contrôle encore l’armée. Près de 80 % des gouverneurs des états et des maires appartiennent à son Parti socialiste unifié. Pour se maintenir, il devra toutefois contourner les sanctions américaines, qui le privent d’une partie importante des revenus du pétrole.
— Scénario 2 : L’armée prend le contrôle
Les généraux profitent de nombreux privilèges. Certains sont ministres ou chefs d’une entreprise d’état. Plus la crise perdure, plus ils seront tentés de remplacer «l’impopulaire» Maduro par une figure plus «présentable». Mais plus bas dans la hiérarchie militaire, les officiers sont moins attachés au système. Un major de la Garde nationale touche à peine l’équivalent de 15 $ par mois. «Même pas assez pour nourrir convenablement une famille de quatre, durant deux jours», disent des militaires. 8
— Scénario 3 : Juan Guaidó devient président par intérim
Des élections «libres» permettent d’élire un pouvoir plus légitime. Mais pour combien de temps? Les divisions de l’opposition peuvent réapparaître. La situation économique est désespérée. Une partie de l’opposition rêve d’amputer les programmes sociaux et d’imposer une sévère cure d’austérité. Un autre voudrait maintenir les «acquis» sociaux hérités des années Chavez.
— Scénario 4 : La crise se transforme en guerre civile
La crise dégénère. Les violences s’étendent. L’armée se divise. Une partie des officiers se retournent contre le pouvoir. Les pays voisins et les États-Unis interviennent plus ou moins directement pour soutenir leurs favoris. La Russie aussi. Un scénario catastrophe.
Les dates à retenir
6 décembre 1998 : L’ancien colonel Hugo Chavez est élu président avec 56 % des suffrages. Un retour incroyable. De 1992 à 1994, il avait été emprisonné pour une tentative de coup d’état. Sitôt élu, Hugo Chavez promet un changement «radical».
12 avril 2002 : Tentative de coup d’état militaire. L’armée installe brièvement au pouvoir Pedro Carmona, le leader du patronat. Les quartiers pauvres de Caracas se soulèvent pour réclamer le retour de Hugo Chavez. Après 48 heures de détention, le président Chavez réapparait. Les affrontements ont fait 41 morts et 323 blessés.
1er mai 2007 : Le Venezuela consolide la nationalisation des principales compagnies de pétrole.
5 mars 2013 : Le président Hugo Chavez meurt d’un cancer. Son successeur, Nicolas Maduro, est élu de justesse, en avril, avec 50,7 % des suffrages. Il répète aussitôt que le «Commandante» Chavez a été assassiné par les États-Unis, qui lui aurait inoculé la maladie.
6 décembre 2015 : Victoire de l’opposition aux élections législatives. Au cours des mois suivants, une majorité de députés tentent de destituer le président, Nicolas Maduro. Pétition de 1,8 million de signatures pour obtenir un référendum sur le départ du président.
30 juillet 2017 : Le président Maduro organise l’élection d’une «Assemblée constituante» pour remplacer l’Assemblée nationale qu’il juge «séditieuse». Les élections sont boycottées par l’opposition.
20 mai 2018 : Le président Nicolas Maduro est réélu avec 68 % des voix, au terme d’un scrutin boycotté par une partie de l’opposition. L’Europe et les États-Unis ne reconnaissent pas cette élection.
5 janvier 2019 : Juan Guaidó est élu président de l’Assemblée nationale. Soutenu par plusieurs pays d’Europe et des Amériques, il se présente comme le président par intérim, le temps d’organiser de nouvelles élections.