PASCAL BAERISWY, La Liberté, 15 février 2019
« C’est une insurrection populaire! Les Haïtiens occupent les rues, le président Jovenel Moïse n’a d’autre choix que de remettre sa démission ». Cet avertissement a été lancé, mercredi, par l’un des leaders du nouveau soulèvement en Haïti, qui a débuté le 7 février. Depuis une semaine, des affrontements d’une extrême violence entre la police et les jeunes majoritairement issus des quartiers populaires secouent Port-au-Prince, faisant déjà de nombreuses victimes. Alors que les activités du pays sont paralysées dans les principales villes, la présidence de Jovenel Moïse est d’ores et déjà ébranlée. L’analyse de Frédéric Thomas, politologue spécialiste d’Haïti, chargé d’étude au Centre tricontinental à Louvain-la-Neuve (Belgique) et auteur du livre L’échec humanitaire – Le cas haïtien.
Haïti est une fois encore secoué par une révolte sociale: quelles en sont les causes profondes?
Frédéric Thomas: La principale raison réside dans la dégradation socio-économique du pays: inflation, dévaluation de la monnaie locale, ce qui augmente le prix des biens de consommation… Cette révolte traduit une accumulation de mécontentements sociaux, attisés par des scandales liés à la corruption. Dans quel contexte s’inscrit cette nouvelle fronde sociale ? Le pays a connu une année 2018 particulièrement violente. De grandes manifestations ont eu lieu début juillet déjà, puis d’autres en octobre et novembre. Ces troubles s’inscrivent dans la mouvance du scandale Petrocaribe. Les manifestants exigent une réponse à la question: « Où a abouti l’argent des prêts à tarifs préférentiels accordés par le Venezuela ? » Quel est l’impact de cette affaire Petrocaribe en Haïti ? A la base, il s’agit d’un accord de coopération énergétique lancé par le Venezuela, en 2005, qui a été signé par une quinzaine de pays d’Amérique centrale et des Caraïbes. L’accord prévoyait l’achat de pétrole vénézuélien à des tarifs préférentiels et avec des conditions de paiement facilitées. Il était même prévu la possibilité de revendre ce pétrole plus cher, afin d’en tirer des bénéfices pour financer des projets à but social.
Haïti a-t-il réellement profité de cet accord de coopération ?
Entre 2008 et 2016, un peu plus de 4 milliards de dollars ont été investis dans ce fonds en Haïti, censés favoriser toute une série de projets sociaux et de développement. Malheureusement, la plupart de ces projets n’ont pas été concrétisés. Deux rapports de la commission du Sénat, puis un rapport tout récent de la Cour des comptes, stigmatisent le gaspillage des fonds, le non-respect des normes des appels d’offres, le non-suivi de budgets qui augmentent sans justification. Ces rapports mettent en cause une série d’hommes politiques de premier plan. Au final, au moins 2 milliards de dollars ont été mal dépensés sinon détournés. Que peut la justice face à des scandales d’une telle ampleur ? Des plaintes ont été déposées, mais il y a une telle défiance envers les institutions étatiques que la pression est très forte sur le gouvernement. Le président précédent, Michel Martelly, a été mis en cause, comme le président actuel. Idem pour différents anciens premiers ministres et ministres. C’est une affaire d’État.
Le président actuel est-il directement impliqué ?
Au moins indirectement en tout cas, à travers deux sociétés qui lui appartiennent et qui ont bénéficié de ces fonds. La Cour des comptes a pointé de nombreuses irrégularités dans les deux cas.
Les appels à sa démission ont-ils des chances d’abouti?
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une forte exaspération et un rapport de force s’est instauré, avec déjà de nombreux morts du côté des manifestants. Deux ans après l’entrée en fonction de Jovenel Moïse, l’échec économique, social et sécuritaire est patent. Le président est de plus en plus sous pression, mais il n’existe pas de plan B, de solution politique crédible immédiatement.
La communauté internationale a-t-elle déjà réagi ?
Sur le plan international, Haïti dépend très largement des États-Unis, à la fois économiquement et politiquement. Or la priorité de ceux-ci n’est pas la bonne gouvernance ou le respect des droits humains, mais la stabilité du pays. Les critères sont pragmatiques. Si l’instabilité actuelle devait se poursuivre, Washington pourrait faire pression sur Jovenel Moïse pour qu’il démissionne. Mais, a contrario, les États-Unis peuvent décider de lui donner un appui afin qu’il reste. Un soutien motivé par la peur de l’arrivée au pouvoir d’une alternance orientée plus à gauche. Ce qui pourrait remettre en cause l’influence des États-Unis dans ce qu’ils estiment être leur pré carré.
Le système haïtien ne permet pas à un président de faire deux mandats consécutifs: un facteur supplémentaire d’instabilité?
Non, je ne crois pas. Le problème est surtout le manque de crédibilité de la classe politique. Lors des dernières élections présidentielles, le taux de participation était de 20%, ce qui traduit le désintérêt, la défiance justifiée envers cette classe politique. En Haïti, une élite économique a littéralement capté l’État. La classe politique, liée à cette classe économique dominante, est intéressée par une situation de rente et non par l’investissement dans des projets d’avenir durables.
Le chaos urbanistique, un immense problème en Haïti
Du fait de sa situation géographique et du manque d’infrastructures, Haïti reste vulnérable. Façade occidentale de l’ancienne Hispaniola, Haïti est confronté en moyenne tous les deux ans à une catastrophe naturelle de grande ampleur (cyclones, séismes). En 2010, un tremblement de terre majeur a fait 220 000 morts. En 2018, quelque 38 000 personnes déplacées vivaient encore dans des camps de fortune. Néanmoins, neuf ans plus tard, certains changements ont été apportés afin d’éviter la répétition de pareil désastre. « Côté positif, des améliorations ont été réalisées en termes de formation, de prévention, de mise en place d’une protection civile. Côté structurel, en revanche, la catastrophe de 2010 était liée à l’absence d’accès à des services sociaux de base, à des infrastructures sanitaires, etc. Tout cela reste très problématique », constate le politologue Frédéric Thomas. Selon ce dernier, l’essentiel du financement humanitaire n’a servi qu’à résoudre les effets immédiats et non les causes structurelles qui ont fait du séisme de 2010 un drame d’une telle ampleur. Aujourd’hui, on retrouve les mêmes niveaux de pauvreté, d’inégalités, d’absence de services sociaux, qui perpétuent la vulnérabilité des habitants.
En d’autres termes, qu’aurait-on dû entreprendre après le cataclysme de 2010?
« Il aurait fallu investir dans des projets sociaux, des programmes d’appui à l’agriculture, aux mutuelles ou aux coopératives. Or, les organisations humanitaires n’appuient pas ce genre de projets », poursuit l’enseignant à l’Université de Liège. « Les leçons théoriques ont été tirées. Localement, des bâtiments ont été reconstruits de façon antisismique. Cependant, un véritable plan urbanistique et d’habitat social aurait été nécessaire. Le gouvernement a voulu maintenir le respect de la propriété privée. Il n’a pas voulu mettre en place un véritable programme de logements sociaux. Ainsi, la plupart des projets du gouvernement ou des ONG n’ont pas été mis en œuvre. »
Conséquence, un autre immense problème du pays n’a pas été résolu: le chaos urbanistique, la surpopulation à Port-au-Prince, la capitale. Une population qui vit le plus souvent dans des logements précaires ou des bidonvilles. « Tant qu’il n’y aura pas de décentralisation et que les gens n’auront pas les moyens de vivre dans un logement décent et plus durable, on ne voit guère de solution à la situation existante », conclut le spécialiste de la question humanitaire en Haïti.
Les politiques d’aide internationale en Haïti répètent-elles les mêmes erreurs, catastrophe après catastrophe ?
« Malheureusement, les choses ne changent guère. On observe une continuité dans les politiques libérales ou ultralibérales appliquées en Haïti, avec la même logique selon laquelle son avantage est d’être proche des États-Unis », souligne Frédéric Thomas. L’idée centrale est qu’il faut tout miser sur l’exportation, plutôt que d’investir dans le marché local, dans la paysannerie haïtienne. Mais plus on se tourne vers le marché extérieur, plus on devient dépendant et vulnérable. « C’est un cercle vicieux, ajoute le spécialiste des rapports Nord-Sud, dans lequel ne cesse de s’enfoncer le pays. Haïti est aujourd’hui très dépendant de produits alimentaires importés. Des produits dont chaque hausse de prix se répercute directement sur une population majoritairement pauvre. La désespérance est telle qu’une grande majorité de jeunes ne voient aucun avenir en Haïti ».