Martí Caussa, Viento Sur 3 février 2019
Vendredi 1er février, les neuf prisonniers et prisonnières politiques indépendantistes ont été transférés à Madrid, lançant le compte à rebours final du procès contre la démocratie. Ces neuf personnes font face à des accusations de rébellion, ou de rébellion et détournement de fonds, qui peuvent «coûter» 156 ans de prison.
Le même jour, des mobilisations ont commencé en Catalogne. Le matin, lors de leur transfert à Madrid, le soutien aux prisonniers et prisonnières se manifestait sur les routes et l’après-midi il y a eu des rassemblements et des manifestations dans de nombreuses villes.
Si l’on examine objectivement les événements survenus entre le 20 septembre et le 27 décembre 2017 on peut constater qu’il n’y a pas eu de rébellion, pour la simple raison qu’il n’y a pas eu de violence. Il y a eu des manifestations, de la désobéissance civile, un référendum massif, une grève générale et une déclaration d’indépendance sans effet pratique. Toutes ces actions pacifiques pour la défense de la liberté ne devraient pas être criminalisées et, encore moins, faire l’objet d’inculpations pénales aussi exorbitantes.
L’accusation de rébellion repose sur une manipulation des faits, soutenue par l’absence de séparation des pouvoirs. Il s’agit d’une manœuvre pour tenter de déformer l’interprétation du Code pénal, pour le transformer en bouclier qui protège l’évolution autoritaire de l’Etat espagnol [ou Monarchie d’Espagne]. Cela doit permettre de criminaliser encore davantage les mobilisations pour les droits et libertés fondamentaux et d’autoriser à qualifier de rébellion toute activité politique massive et pacifique visant à mettre un terme au régime monarchique établi par la Constitution de 1978. Si cette opération politico-judiciaire triomphe, la thématique du «tout est rébellion» servira de couverture légale à un nouveau «¡A por ellos!»] [cri de ralliement contre les adversaires utilisé lors des matchs de football; on pourrait traduire par «Ecrasez-les»; cette formulation est évidemment reprise par des groupes d’extrême droite].
Voilà les raisons pour lesquelles le procès contre les indépendantistes qui débutera le 12 février prochain peut être qualifié de procès contre la démocratie.
Tous les partis, institutions et personnes qui défendent la démocratie, qu’ils soient favorables à l’indépendance de la Catalogne, à son appartenance à un Etat fédéral ou à son maintien dans un État unitaire, devraient s’engager dans la dénonciation et la mobilisation contre ce procès. Toutes ces alternatives politiques sont légitimes et dans une démocratie elles doivent pouvoir être défendues par des candidatures électorales, des mobilisations, des grèves, des référendums, la désobéissance civile… Mais lorsque l’Etat s’identifie à une seule de ces alternatives, restreint certaines libertés pour en défendre d’autres, réprime ceux qui les revendiquent et veut condamner leurs représentants à de longues peines de prison en qualifiant de rébellion ce que différents tribunaux européens considèrent comme l’exercice des libertés fondamentales, alors cet Etat attaque la démocratie et tous ceux qui la défendent – qu’ils soient pour l’indépendance, le fédéralisme ou le syndicalisme – doivent le dénoncer et se mobiliser pour le faire reculer.
Les difficultés de la mobilisation en Catalogne
Actuellement, cette dénonciation du procès et la mobilisation unitaire pour la défense de la démocratie ne sont pas aussi massives qu’elles devrait l’être en Catalogne et elles sont franchement faibles dans l’Etat espagnol.
En Catalogne, les divergences stratégiques entre les partis indépendantistes ne se sont pas atténuées, elles sont au contraire devenues chroniques et ont été accentuées par la proximité des élections municipales et européennes, qui doivent indiquer qui détient l’hégémonie dans le monde indépendantiste.
La Crida per la República [« Appel national pour la République», mouvement et parti politique indépendantiste catalan], dirigée par Puigdemont et Jordi Sánchez, a été constituée pour proposer des candidats indépendantistes unitaires, mais on ignore si le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT) trouvera enfin sa place dans la nouvelle organisation. Par contre la Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) [Gauche républicaine de Catalogne] est déterminée à faire face seule aux élections vu que les sondages lui sont favorables. Par ailleurs, l’Assemblée nationale catalane (ANC) a été déçue par la gestion du 1er octobre 2017 [référendum] par les partis majoritaires, par l’abandon de l’unilatéralisme et par le manque d’unité, ce qui l’a conduit à promouvoir l’initiative de Primàries Catalunya [plateforme unitaire] en vue d’obtenir des listes ouvertes de candidats indépendantistes dans les municipalités. Enfin, la Candidature d’unité populaire (CUP) fera la promotion de ses propres candidatures et se montre très critique à l’égard des partis indépendantistes majoritaires. Ces divisions sont compréhensibles, mais le monde indépendantiste a passé des années à exiger l’unité des partis et il est maintenant découragé de voir que non seulement il n’y a pas de feuille de route commune, mais que la division s’est installée.
Les organisations sociales du mouvement indépendantiste ont eu du mal à organiser de grandes mobilisations après le 11 septembre (Diada Nacional de Catalunya). L’anniversaire du 1er octobre était encore important, mais les mobilisations du 21 décembre 2018 [journée de blocages] ont rassemblé moins de personnes. A chacune de ces deux dates, l’Òmnium cultural [association qui œuvre pour la promotion de la langue et de la culture catalanes], l’ANC et des Comités de défense de la République (CDR) ont organisé des actions séparées et interprété de manière différente les convocations unitaires.
Pour leur part, les Comunes [réseau des communes], qui se déclarent souverainistes, se sont prononcés contre l’application de l’article 155 de la Constitution [mesure exceptionnelle appliquée par l’Etat pour contrôler les communautés autonomes] et sont clairement opposés à l’emprisonnement et à l’exil de militants, continuent à impulser à très bas bruit les mobilisations, au-delà des déclarations et de la participation de certains de leurs personnes les plus connues.
Pour relever le défi posé par le début du procès contre les dirigeants indépendantistes, il faudrait un changement. Les différences stratégiques ne vont pas disparaître, pas plus au sein de l’indépendantisme que dans celui du souverainisme. Il serait utile d’en discuter aussi ouvertement que possible, mais sans que cela interfère dans la nécessaire unité d’action. La rivalité électorale est inévitable, mais il faudrait éviter les disqualifications, car elles renforcent les partisans de l’involution répressive. Et il faudrait construire une unité très large pour dénoncer le procès contre la démocratie qui s’ouvre devant la Cour suprême, pour transformer cet évènement en une dénonciation du régime monarchique, en une grande mobilisation pour l’acquittement des accusés, pour les droits civils et démocratiques et pour une solution politique qui reconnaisse le droit de la Catalogne à décider de son avenir. Il faudrait une unité qui rassemble les partis, les entités et les personnes en une seule entité au niveau de la Catalogne, et dans des milliers d’entités dans toutes les villes, quartiers et collectivités du pays. C’est là qu’on pourrait trouver tous les défenseurs de la démocratie, sans distinction entre indépendantistes et non-indépendantistes. Une unité qui aurait comme priorité la mobilisation unitaire pour les points sur lesquels il y a consensus, en développant la voie que semblait vouloir tenter la plate-forme Som 80% [«nous sommes 80%», plateforme de Omnium cultural].
… et dans l’Etat espagnol
La situation dans l’ensemble de l’Etat est devenue plus difficile à la suite du résultat des élections andalouses. L’attitude du gouvernement de Pedro Sánchez (PSOE, au gouvernement depuis juin 2018) est déplorable: le dialogue avec la Catalogne se limite à offrir la possibilité de voter un nouveau statut d’autonomie et la seule mesure pour améliorer la situation des prisonniers a été de permettre leur transfert en Catalogne pour quelques mois, alors qu’il s’agit d’un droit. Le Ministère public a continué à maintenir l’inculpation pour rébellion et le bureau du procureur l’a transformée en inculpation pour sédition, avec des peines de 95 ans et demi pour les neuf accusés devant la Cour suprême qui viennent d’être transférés à Madrid. La faiblesse des convictions démocratiques du gouvernement de Pedro Sánchez, la raison d’Etat et la crainte des critiques de la part des C’s (Ciudadanos) et du Parti populaire (PP) ne nous permettent pas d’espérer qu’il y aura une initiative en vue de l’acquittement des prisonniers catalans ou d’un dialogue avec la Catalogne.
Cette attitude contraste fortement avec la position prise par le gouvernement espagnol à l’égard du Venezuela: là il est prêt à reconnaître Juan Guaidó comme président intérimaire, une action illégale selon la charte de l’Organisation des Etats américains (OEA) et selon la constitution vénézuélienne, cela pour favoriser un homme qui n’a remporté aucune élection, qui ne peut s’appuyer que sur le soutien d’un grand nombre de manifestants (mais leur nombre n’est pas supérieur à ceux qui soutiennent Maduro), et qui participe au coup d’Etat organisé par Trump pour renverser le régime de Maduro. En d’autres termes, le gouvernement de Pedro Sánchez ignore toutes les procédures légales et démocratiques pour soutenir une rébellion qui fait partie d’un coup d’Etat alors que, dans le cas de la Catalogne, il soutient l’accusation de rébellion pour ignorer et réprimer les décisions démocratiques de la majorité du peuple catalan exprimées dans les élections, des manifestations, des consultations et des référendums.
Podemos reste la seule force étatique à défendre le droit de décider par référendum, qui reconnaît que les dirigeants indépendantistes sont des prisonniers politiques qui ne devraient pas être en prison; mais cette position n’a pas encore entraîné des mobilisations pour la liberté de ces prisonniers. Au lieu d’user de son influence pour que les militants socialistes défendent ces positions, Podemos est prêt à renoncer à le faire pour se rapprocher des dirigeants du Parti socialiste ouvrier espagnol.
Les mobilisations de solidarité avec la Catalogne ont été importantes dans le Pays basque et un peu moins en Galice, mais dans le reste de l’Etat espagnol elles n’ont bénéficié que du soutien de secteurs anticapitalistes de Podemos, d’organisations radicales de gauche et de mouvements sociaux; c’est uniquement dans certains cas, comme celui de Madrileñospor el derecho a decidir[plateforme pour le droit de décider des Catalans], il a été possible de construire une organisation unitaire de solidarité. Ce sont ces secteurs qui se sont chargés d’expliquer que ce qui est en jeu en Catalogne n’est pas fondamentalement une question d’indépendance ou d’unité, d’opter pour le nationalisme catalan ou celui espagnol, mais une question de démocratie, de capacité des gens à décider sur toutes les questions qui les concernent.
Un risque et une opportunité
Il n’est pas certain que l’ouverture du procès modifiera sensiblement cette situation. Si ce n’est pas le cas, nous verrons de nouvelles restrictions aux libertés, un renforcement de la démocratie autoritaire et des partis d’extrême droite (C’s et PP) et d’extrême droite néofasciste (Vox). Lorsque la démocratie n’est pas défendue par des moyens actifs ou passifs, c’est toujours la réaction qui en bénéficie.
Mais le procès à la Cour suprême offre aussi une opportunité. Parce que les prisonniers feront une défense politique, ils dénonceront l’Etat et on ne pourra pas les faire taire, même si la couverture des télévisions et des journaux étatistes [espagnolistes] est aussi mauvaise et partielle qu’elle l’a été les 27 septembre et 1er et 3 octobre. Toutes les personnes, comme nous, qui défendent la démocratie ont le devoir de saisir cette occasion, de se mobiliser et de transformer le procès en un #JoAcuso [j’accuse] contre le régime monarchique de 1978. Comme le montre cette vidéo de Òmnium Cultural [voir ci-dessous].