Hèla Yousfi, Le Monde diplomatique, 12 février 2019
Huit ans après le déclenchement des révolutions arabes, les deux revendications principales : « Le peuple veut la chute du régime » et « travail, liberté, dignité nationale », scandées de Tunis à Damas en passant par Bahreïn, peinent encore à trouver une traduction politique, économique et sociale. Plusieurs explications aussi bien endogènes que régionales ont été convoquées pour expliquer ces difficultés. Cependant, ces slogans qui font de l’État aussi bien la cible des contestations que le pourvoyeur des solutions, en tant qu’employeur et en tant que garant de la souveraineté nationale, compliquent davantage l’intelligibilité des dynamiques en cours (1). Ce paradoxe aussi difficile à nier qu’à cerner a produit des thèses simplistes : à la lecture réduisant le processus révolutionnaire à des enjeux de libéralisation politique et économique, s’oppose une autre lecture se focalisant sur le rôle de l’État dans la gestion des problèmes économiques et sociaux.
Mais ces thèses ne résistent pas à l’examen des faits et posent deux questions fondamentales : que signifie le retour de la « souveraineté nationale » dans l’agenda politique des pays arabes ? Dans une région subissant les guerres et les réformes néolibérales, l’État (et quel type d’État) peut-il encore constituer un sujet d’analyse pertinent ? Et surtout : possède-t-il les ressources politiques, économiques et symboliques pour répondre à l’émancipation revendiquée par les peuples de la région ?
Si les révolutions arabes de 2011 ont révélé que les économies nationales souffrent des mêmes dysfonctionnements, à savoir une polarisation sur peu de secteurs, des taux de chômage parmi les plus élevés du monde, une gestion rentière des ressources et une corruption conduite et organisée par les oligarchies claniques au pouvoir, elles ramènent sur le devant de la scène un phénomène largement sous-estimé. À savoir la rencontre entre les logiques néolibérales et l’exercice autoritaire et clientéliste du pouvoir, constitutive de l’ensemble des États postcoloniaux de la région (2). Pour faire avancer la compréhension des défis posés aux régimes arabes, une double perspective peut être adoptée. D’une part, en faisant un détour par l’histoire de la formation des États dans la région pour éclairer les tensions entre les gouvernants et les gouvernés ; d’autre part, en mettant l’accent sur le poids de l’entreprise systématique d’affaiblissement des États provoquée à la fois par les guerres et/ou impulsée par les différentes réformes structurelles imposées par les bailleurs de fonds internationaux.
De quoi l’État arabe est-il le nom ?
L’État est un concept d’origine européenne né entre le XVIe et le XIXe siècle qui a accompagné le développement du capitalisme et l’émergence de la bourgeoisie. Il correspond d’un point de vue organisationnel à la mise en place d’une bureaucratie administrative centralisant le pouvoir et monopolisant la violence physique et symbolique légitimes, et permettant d’exercer un contrôle des ressources ainsi qu’une surveillance sociale à travers des institutions comme l’armée, la police, la bureaucratie ou l’école. Si la construction institutionnelle de ces États-nations fortement intégrés s’est effectuée en Europe de manière endogène et en conformité avec les imaginaires collectifs qui sous-tendent le rapport entre l’individu et le collectif dans chaque pays, ce n’est pas nécessairement le cas des États arabes issus du découpage colonial.
Imposées par des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916 et surtout par le traité de Sèvres en 1920, les frontières nationales dans les pays arabes correspondent moins aux aspirations d’émancipation des peuples qu’à la répartition des influences et des ressources énergétiques de la région. Il en a résulté des trajectoires d’étatisation aussi bien hétérogènes qu’ambiguës : des États plutôt intégrés comme la Tunisie, l’Égypte, l’Algérie ; des communautés sans États mais qui cherchent à en construire un (les Palestiniens et les Sahraouis du Front Polisario) ; ou encore des communautés avec des États démantelés comme le Liban après le début de la guerre civile en 1975. On peut aussi citer le cas de la Libye après que le colonel Mouammar Kadhafi, alors au pouvoir, eut lancé la révolution culturelle islamique, le 16 avril 1973, et réorganisé, en 1977, les institutions de son pays en soumettant la révolution populaire à un régime autoritaire où les décisions politiques, économiques, militaires et diplomatiques échappaient totalement aux institutions politiques représentatives du « peuple ». Autre exemple, celui du Yémen du Nord.
Les États post-indépendances héritent de la superposition de deux structures économiques : la structure de type capitaliste, qui prévaut dans le secteur industriel après avoir été introduite par l’entreprise coloniale puis transférée à la nouvelle élite au pouvoir, côtoie une structure caractérisée par des rapports de production qui prévalent classiquement dans le monde de la paysannerie — régulés par l’appartenance communautaire —, et située en dehors de l’économie officielle. Ces États héritent également du mode de gouvernement militaro-bureaucratique de l’administration coloniale, maintenu par les élites locales par mimétisme afin d’asseoir leur domination sur les régions riches et gérer les identités alternatives tribales et/ou ethniques (les Berbères au Maroc, les Kurdes en Syrie et en Irak, les chiites au Bahreïn, etc.) qui défient régulièrement l’État et interrogent sa légitimité en l’absence d’un récit historique unificateur.
De cette histoire émergent des États « féroces » — pour reprendre l’expression du politiste Nazih Ayubi (3) — caractérisés par l’importance des dispositifs de sécurité, par le maintien de liens forts entre l’armée, les clans économiques et le pouvoir et par une relative déconnexion des forces sociales et économiques locales. Il n’en demeure pas moins que ces États souffrent de la distorsion inhérente à leur formation, à savoir le manque de récit fondateur à même de leur assurer la légitimité historique nécessaire pour pénétrer la société, notamment à travers l’articulation entre fiscalité, participation à la décision politique et étatisation. Le recours régulier et instrumental à des idéologies comme le nationalisme arabe ou l’islamisme politique témoigne de ces difficultés.
Des États « féroces et rentiers » rouages-clés des réformes libérales
Pour se maintenir au pouvoir, les élites locales ont maintenu des politiques économiques fondées sur une logique rentière. Lesquelles ne concernent pas uniquement les pays pétroliers. La plupart des États ont ainsi privilégié l’accroissement de la consommation au détriment de politiques de développement nécessaires à la diversification de l’économie, mais qui comportent le risque de faire émerger des acteurs concurrents à l’élite au pouvoir. Cela explique la très faible diversification des secteurs de l’économie arabe, concentrée sur trois ou quatre secteurs associés aux secteurs primaires ou aux secteurs manufacturiers à faible valeur ajoutée, tout comme le développement de l’économie informelle. À titre d’illustration, l’Algérie, dont les recettes extérieures continuent aujourd’hui de dépendre principalement des hydrocarbures, a même connu un recul du secteur manufacturier tandis que l’agriculture souffrait de politiques parfois incohérentes indignes de son potentiel.
Pendant les années 1950-1960, sous l’impulsion d’une élite politique d’obédience socialiste ou nationaliste arabe, la plupart des États post-indépendance ont adopté des politiques volontaristes d’investissement dans les ressources humaines en développant les services publics : la fonction publique est devenue le premier employeur, permettant ainsi aux élites au pouvoir de maintenir une certaine « paix sociale » avec les populations locales. Les premières vagues de libéralisation des années 1970, qui se sont accentuées vers la fin des années 1980-1990 avec les programmes d’ajustement structurel conduits par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, ont largement fragilisé les économies arabes et ont donné lieu à plusieurs mouvements sociaux (Égypte en janvier 1977, Tunisie en janvier 1972 et en janvier 1984) défiant les systèmes autoritaires en place. Par ailleurs, les États de la région ont tous signé de manière bilatérale et sans coopérer les uns avec les autres des accords commerciaux de libre-échange avec l’Union européenne (UE) qui leur étaient défavorables. La motivation des élites gouvernantes arabes était principalement la recherche d’une légitimation politique internationale, au risque d’y perdre économiquement (4). Les conséquences ne se sont pas fait attendre : les inégalités sociales et territoriales se sont creusées, le taux de chômage a augmenté, l’offre des services publics s’est détériorée et l’emploi public s’est raréfié, érodant ainsi le pacte de sécurité sociale qui alliait des pouvoirs autoritaires aux populations soumises politiquement mais relativement protégées économiquement (5).
La « souveraineté nationale » à l’épreuve des « élections libres, marché libre et identités libres »
Les révolutions arabes, en réclamant « la chute du régime », ont provoqué non seulement une implosion du contrat social interne entre les élites, mais ont également fait éclaté le pacte néocolonial entre les États arabes et leurs alliés occidentaux. La demande d’État portée par les différents mouvements sociaux s’est s’incarnée différemment selon les pays : la revendication d’un État séculier au Liban, la demande d’unification du mouvement de libération nationale dans le cas palestinien ou l’exigence d’un emploi dans la fonction publique en Tunisie. Ainsi, Le 17 janvier 2019, c’est le slogan « la souveraineté nationale avant les augmentations salariales » qui a été retenu par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) lors de la grève générale dans la fonction publique, exprimant une dénonciation radicale des réformes imposées par le FMI. Au-delà de ces différences de situation, le message est clair : sortir de la dépendance politique et économique étrangère maintenue par les élites gouvernantes locales.
L’aspiration partagée est partout plus ou moins la même : la reconstruction d’un État débarrassé de ces distorsions originelles qui, tout en rompant avec l’héritage autoritaire et clientéliste, doit se montrer capable de redistribuer les richesses et garantir la quête d’émancipation politique et économique des peuples de la région. Or la seule voie proposée par les institutions internationales est le jumelage de la « promotion de la démocratie » avec des prescriptions économiques néolibérales. Bien que cette recette ne soit pas nouvelle, elle renoue avec la rhétorique adoptée par le président américain George W. Bush lors de son discours du 11 septembre 2002 (commémorant les attaques du 11 septembre 2001 et légitimant la guerre en Irak) : « Nous cherchons une paix juste où la répression, la ressentiment, la pauvreté sont remplacés par l’espoir de la démocratie, le marché libre et le commerce libre ». Une telle rhétorique vise essentiellement à exploiter le soutien de façade à la « démocratie » pour approfondir la libéralisation économique. Un soutien qui n’exclut bien évidemment pas celui, continu, de l’Occident aux régimes autoritaires, notamment en Égypte.
L’enjeu de la décentralisation
Au centre de cette nouvelle offensive néolibérale, la décentralisation de la gouvernance prend des formes plus ou moins violentes selon les pays. Elle est radicale et imposée par la guerre en Irak et en Syrie. En Irak, une reconfiguration de l’espace politique et territorial inspirée du modèle libanais a été entreprise sous le principe de la muhâsasa — le système de partage des quotas ethno-sectaires (6). En Tunisie, la décentralisation, tout en étant associée à une rhétorique de lutte contre les inégalités sociales, vise principalement à installer une compétition directe entre les collectivités locales pour le partage des ressources (7). Dans les deux cas, la décentralisation est une réforme qui pose la question territoriale dans le cadre d’une phase ultime de fragmentation de l’État et de libéralisation de l’économie.
Réactivant la résurgence des identités ethnico-religieuses, cette déstructuration de l’État s’accompagne d’une attaque sans précédent contre l’idée même de souveraineté nationale, de plus en plus vilipendée comme le reliquat d’un passé révolu. Simultanément, les luttes sociales portées par les révolutions arabes et contestant l’hégémonie de la classe gouvernante sont de plus en plus concurrencées par l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, dont certains mobilisent les individus moins sur la question de la répartition des richesses que sur celle des libertés individuelles, sur une base culturelle identitaire, ethnique, religieuse ou sexuelle.
Ces réformes néolibérales et la focalisation identitaire qui va avec ont déjà été adoptées par les pays occidentaux mais elles ont été imposées aux pays arabes par les institutions internationales et les grandes puissances occidentales avec une détermination sans faille (8). L’objectif ? Neutraliser le caractère politique des identités collectives et faire advenir le règne de la logique marchande en faisant de l’espace arabe un marché libre pour les marchandises comme pour les identités. Les grands conglomérats étroitement liés à l’appareil d’État et aux familles dirigeantes du Golfe, aussi bien insérés dans les circuits de l’économie internationale que déconnectés de leurs populations, sont une bonne illustration du projet préconisé pour toute la région.
Certes, cette offensive a ralenti le processus de reconstruction des États arabes mais ne semble pas l’avoir enrayé. Si l’histoire montre que ces différentes réformes néolibérales ont eu besoin de la violence ou de la complicité des élites étatiques pour pénétrer les sociétés, elle prouve aussi que la solution doit venir d’abord d’une refonte de l’État sur la base de la souveraineté nationale. Loin de l’opposition réductrice qui prévaut en Occident entre le nationalisme réactionnaire d’un côté et la globalisation postmoderne, la souveraineté nationale telle que revendiquée par les révolutions arabes renoue avec les mouvements d’autodétermination et de libération nationale qui ont prévalu dans les cercles de gauche au début du XXe siècle.
Sans être antinomique avec la lutte contre le racisme et les discriminations, la mise en place d’un nouveau régime politique et économique et, plus généralement, la réalisation des aspirations des peuples pour la justice sociale, exige de redéfinir l’État national et de le débarrasser du pacte néocolonial entre les élites locales et leurs émules occidentales. Une telle entreprise fait face à un double défi : d’abord, elle ne peut se réduire uniquement au règlement des enjeux politiques et socio-économiques mais incite à adopter une approche socio-culturelle qui intègre les attentes locales d’un « bon gouvernement » des hommes. De cela dépendent la légitimité des institutions et leur appropriation par les populations. Ensuite, il faut penser les États-nations dans la région arabe comme des entités politico-économiques interdépendantes qui partagent, au-delà de l’histoire, la culture et la langue, une communauté de destin.
(1) Choukri Hmed, « “Le peuple veut la chute du régime”. Situations et issues révolutionnaires lors de l’occupation de la place de la Kasbah à Tunis en 2011 », Actes de la recherche en sciences sociales, 211-212, 2016.
(2) Adam Hanieh, Lineages of Revolt : Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East, Haymarket Books, Chicago, 2013.
(3) Nazih N. Ayubi, Overstating the Arab State. Politics and society in the Middle East, I.B. Tauris, 1991.
(4) Mouhoud El Mouhoub, « Économie politique des révolutions arabes : analyse et perspectives », Maghreb-Machrek, 2011/4 (no 210), éditions Eska.
(5) Béatrice Hibou, Irène Bono, Hamza Meddeb, Mohamed Tozy, L’État d’injustice au Maghreb. Maroc et Tunisie, Karthala-CERI, 2015, Paris.
(6) Thomas Sommer-Houdeville, Thèse de doctorat, « Remaking Iraq : Neoliberalism and a System of Violence after the US invasion, 2003-2011 », 2017.
(7) Héla Yousfi (2017), « Redessiner les relations État/collectivités locales en Tunisie : enjeux socio-culturels et institutionnels du projet de décentralisation », Papiers de Recherche AFD, no 2017-47, Juin.
(8) William Mitchel & Thomas Fazi, Reclaiming the State, a progressive vision of sovereignty for a post-neoliberal world, Pluto Press.