La grille de lecture confessionnelle des événements qui secouent le Proche-Orient domine désormais les médias occidentaux. Pourtant, le cas de la Syrie confirme qu’elle n’est opérante qu’en partie et qu’elle cache les complexités des appartenances et des affrontements.
Samir Aïta > 25 mai 2016
L‘intransigeance et l’intolérance partisane qui caractérisent le confessionnalisme faisant passer la religion avant la nation ne résultent pas nécessairement d’un fort sentiment d’appartenance à une communauté religieuse ou ethnique. Ainsi peut-on appartenir à une confession (alaouite ou druze par exemple) sans même être croyant, et le confessionnalisme peut se développer sans que les organisations communautaires suivent. Le conflit syrien est-il donc confessionnel par certains aspects, voire totalement ?
Depuis l’indépendance, l’organisation communautaire et les identités confessionnelles ont régressé en Syrie. Si un sentiment identitaire kurde s’est développé, notamment après les affrontements de 2004 entre Kurdes et Arabes1, on ne peut réellement observer le développement d’un communautarisme kurde. Le sentiment identitaire kurde restait en Syrie moins prononcé qu’en Irak ou en Turquie, au moment où l’identité arabe — partagée entre une autre partie de la population et l’ensemble du monde arabe — régressait.
Cette régression du communautarisme en Syrie est explicable par la présence d’un État fort, les nationalisations des années 1960 et le dégoût des guerres confessionnelles au Liban ou en Irak. Ce sont plutôt des identités régionales historiques qui se sont développées en Syrie, comme la compétition entre Alep et Damas, ou encore la montée de l’identité houranienne (en référence à la région du Houran dans le sud-ouest syrien). Si bien qu’il est possible d’inscrire la montée de l’identité kurde dans un contexte régionaliste. Ces identités régionales ont toujours compté en Syrie, autant — sinon plus — que les identités confessionnelles, par exemple dans la composition des gouvernements.
Avant le déclenchement de la révolution, les Syriens vivaient cependant une transformation des registres identitaires et religieux, bien que de manière moins prononcée que dans d’autres pays de la région ou même en Europe. Ils étaient moins enclins à accorder explicitement la priorité à une identité sunnite, alaouite, druze ou ismaélienne. Toutefois, certains intellectuels et politiciens syriens donnaient dès cette époque un contenu confessionnel implicite à leurs discours, d’autant plus qu’ils avaient pour tribune des journaux libanais. L’influence de la situation libanaise, l’assignation confessionnelle au conflit portant sur la présence syrienne au Liban les ont conduits à reporter cette grille de lecture sur le conflit politique et social en Syrie.
Devenue particulièrement dominante au lendemain de l’invasion de l’Irak par la coalition américano-britannique en 2003 et la montée de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite, la grille d’analyse confessionnelle s’est graduellement transposée, à partir du terrain libanais, avec l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri en février 2005. Ces évolutions ont engendré une fracture, sur une base confessionnelle, y compris au sein des héritiers de la gauche libanaise, entre les deux courants du 8 et du 14-mars. Progressivement, les intellectuels syriens de gauche se sont laissés emporter par le courant du 14-mars dans son opposition au régime syrien, alors que ce dernier appuyait, de son côté, le courant du 8-mars dominé par le Hezbollah. Rafic Hariri est devenu le symbole -– sunnite — du changement pour une certaine « gauche » syrienne, et Michel Aoun celui de l’allégeance à l’Iran chiite.
Religiosité et identités régionales
Pendant ce temps, en Iran, l’identité persane prenait le dessus sur l’identité chiite tandis que Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah libanais, était plébiscité par toutes les confessions en Syrie en raison de son opposition à Israël. En parallèle, une montée de la religiosité était déjà observable en Syrie, renforcée par une grande vague d’exode rural. Une certaine islamisation rigoureuse est devenue le principal outil d’intégration sociale dans les pourtours des grandes villes et dans les villes périphériques. Cette religiosité s’est propagée également dans les milieux historiquement citadins aussi bien que dans les zones rurales traditionnelles.
Pour autant, la montée de cette religiosité ne signifiait en Syrie ni cloisonnement social religieux ni même changement dans le dispositif étatique de séparation entre le temporel et le spirituel, malgré la sensibilité croissante à cette question. Il est donc impropre d’affirmer l’existence de communautés confessionnelles au sens propre du terme en Syrie. Car ni les Druzes, ni les alaouites, ni les chrétiens orthodoxes, ni les sunnites ne se conforment en Syrie aux consignes dictées par des chefs spirituels ou séculiers issus de leurs communautés respectives. En réalité, l’identification se fait davantage en fonction d’une origine géographique ou régionale que d’une religion : on parle de personnalités et de leaders syriens de Damas, d’Alep, de Houran, de Homs ou de Deir Ez-Zor, presque indépendamment de leur appartenance confessionnelle. L’histoire récente de la Syrie, notamment dans les villes, témoigne également de nombreux mariages interconfessionnels : parmi les musulmans entre sunnites, alaouites, Druzes et ismaéliens ; et parmi les chrétiens entre orthodoxes, catholiques, maronites… La mixité porte aussi sur les mariages interethniques entre Kurdes, Circassiens, Turkmènes ou Arabes.
Le modèle clanique de la assabiyya2 caractérise la stratégie du régime pour approfondir son ancrage autoritariste. Le pouvoir a enrôlé exclusivement certains groupes dans l’appareil de sécurité et l’armée pour qu’ils lui prêtent une allégeance absolue. Réapparu dans les années 1960, ce « clanisme » n’était pas exclusivement alaouite, mais régional : il a mobilisé des alaouites venus de certains villages et villes ; il s’appliquait à des régions du Houran, de Deir Ez-Zor et à une partie des environs d’Alep, d’Idlib et de Homs, et même à certains groupes kurdes. Tous ont participé à l’ancrage du pouvoir. C’est ainsi que l’étincelle des soulèvements partie de Deraa dans le Houran en 2011 a ouvert une large brèche dans ce système.
Les blessures sociales des événements de 1979 et 1982 et du massacre de Hama opéré par l’armée syrienne en février 1982 se sont rouvertes. Survenu en réaction à un renforcement sans précédent du despotisme du régime de Hafez Al-Assad, le conflit à Hama avait initialement impliqué des opposants politiques et des militants syndicalistes. Le contexte régional de la guerre Iran-Irak et l’appui du régime syrien à Téhéran dans ce conflit ont rapidement alimenté les tensions confessionnelles. Les Frères musulmans, s’alliant avec Saddam Hussein, ont accaparé les affrontements, devenus progressivement armés. Depuis, ni le régime ni l’opposition n’ont fait d’efforts pour que les raisons qui avaient conduit à cette situation soient explicitées, et que cette blessure soit refermée.
Enfin, plus récemment, l’invasion américaine de l’Irak s’est déroulée de façon concomitante avec des transformations sociales majeures survenues dans la Jézireh syrienne, marquée par un exode massif en 2003-2004 vers d’autres régions de la Syrie et par un appauvrissement de la population restée sur place. La suspension des programmes de développement, les liens historiques entre les tribus de cette région et celles d’Irak et d’Arabie saoudite, la stratégie insidieuse du pouvoir syrien appuyant les groupes extrémistes impliqués dans la guerre civile irakienne : tout cela a contribué à tracer les contours d’un nouveau problème « confessionnel » là où il n’y avait initialement que des rivalités tribales arabo-kurdes. C’est dans cet environnement que des organisations comme Jabhat Al-Nosra (JAN) et l’organisation de l’État islamique (OEI) ont trouvé un terreau favorable pour se développer.
Un soulèvement jeune et citadin
La plupart des observateurs s’accordent à dire que la révolution syrienne n’a pas démarré sur des bases confessionnelles mais qu’elle était un soulèvement jeune et citadin contre le despotisme, dans une démarche qui insistait sur l’unité du peuple et sur l’égalité dans la citoyenneté. Dire que le pouvoir a sévèrement réprimé les manifestations parce qu’elles étaient confessionnelles revient à dire que la révolution était également confessionnelle dans sa nature. Le régime a choisi la répression car il est despotique et refuse la perspective d’une défaite ou d’un partage du pouvoir avec d’autres forces. Dès lors, le président syrien Bachar Al-Assad a été le premier à utiliser la carte du confessionnalisme dans son fameux discours du 30 mars 2011, peu de temps après l’offensive sur la mosquée Al-Omari. Il a évoqué les « incitations à la discorde confessionnelle » portées par des fauteurs de troubles. Cette lecture des manifestations de Deraa, aucunement corroborée par les faits, a été alors l’une des options stratégiques retenues par le régime.
En parallèle, une autre forme d’incitation à la haine confessionnelle a émergé en miroir, avec le retournement des puissances du Golfe contre le régime syrien, résultat d’un positionnement stratégique à l’égard de l’ensemble des « printemps arabes » dont elles redoutaient les conséquences sur leur propre sol. Les pays du Golfe ont donc choisi d’attiser la discorde dans l’espoir d’étouffer l’esprit du « printemps », justement en Syrie. Ils ont sciemment soutenu et renforcé les forces de l’islam politique. Ils ont porté à travers les médias le discours d’une révolution d’une « majorité » contre une « minorité ». Ces éléments de langage, d’abord sous-entendus, se sont faits plus explicites avec des appels francs à un soulèvement « sunnite » ne pouvant vaincre que par les armes. Ce basculement confessionnel n’est pas venu seulement de pays comme le Qatar ou l’Arabie saoudite, mais également de pays européens comme la France ou le Royaume-Uni pour lesquels l’islam politique apparaissait nécessairement comme l’aboutissement du « printemps arabe ».
Ainsi, le régime syrien est-il tombé dans le piège qu’il a tendu. Il en est de même des puissances régionales qui voulaient le faire chuter en transformant le soulèvement en guerre à partir de l’été 2012. Tant sur le plan médiatique que financier, le conflit a été poussé dans le sens d’une confrontation confessionnelle, essentiellement entre Syriens, et impliquant progressivement des combattants étrangers des deux côtés. Il est devenu une guerre régionale absurde, où des puissances alliées soutiennent des groupes islamistes concurrents ; les uns Frères musulmans, les autres salafistes ; les uns Jabhat Al-Nosra et Ahrar Al-Cham (les Libres du Levant), les autres Jaish Al-Islam (l’Armée de l’islam)…
La polarisation du conflit
La classe politique syrienne porte une lourde responsabilité dans cette polarisation qui s’est développée au fil du conflit. Aux appels de certains courants de l’opposition au non-confessionnalisme se sont opposés d’autres appels à la « chute des symboles et des assises du régime ». Or, « assises du régime » est une expression qui renvoie implicitement à son identité confessionnelle supposée. Le courant porteur de ce slogan était le Conseil national syrien (CNS), dont la composante principale était le mouvement des Frères musulmans. La nouvelle alliance qu’il a forgée avec d’autres forces, qui s’étaient liées au cours des années 1979-1982 comme lui au régime déchu de Saddam Hussein, a accéléré la confessionnalisation du conflit, et l’annonce d’une intervention extérieure a précipité sa militarisation.
Des laïcs ont mis en avant les termes de « minorité » et de « majorité » et fustigé les citadins de Damas et d’Alep présentés comme « collabos » du régime, des sunnites pactisant avec les alaouites et les autres minorités. De ce fait, l’opposition a perdu le soutien de la plupart des autorités religieuses de toutes les confessions, d’autant que ces autorités n’avaient pas coutume de se positionner politiquement, mais plutôt de s’aligner sur la position officielle de l’État. À leur tour, elles ont été sommées de rejoindre « l’opposition », faute de quoi elles auraient été considérées comme « collaboratrices ». Ces agissements ont isolé le CNS des autorités religieuses, pourtant sympathisantes dans leur grande majorité du soulèvement populaire et horrifiées par la répression orchestrée par le pouvoir.
La confessionnalisation est allée plus loin encore avec l’éparpillement sur le terrain des forces soulevées contre le pouvoir, et leur déconnexion d’avec les forces politiques telles que le CNS et la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR), ainsi qu’avec leur forme de militarisation. Du coup, les milices se sont organisées sur la base de référents religieux pour attirer des combattants étrangers. Il en est de même des combattants du Hezbollah et des chiites irakiens aux côtés du régime.
La plupart des sunnites se sont réfugiés dans les régions contrôlées par le régime, car bien que le régime soit jugé responsable de la situation, la population s’est généralement éloignée de l’opposition par crainte des groupes extrémistes.
Comment sortir de cette guerre absurde et envisager les termes d’un nouveau contrat social et d’un gouvernement en mesure de désamorcer la tension confessionnelle et identitaire ? Le conflit a changé de nature avec le contrôle par l’OEI de portions importantes du territoire national et l’orientation similaire prise par Al-Nosra et ses alliés. Le dilemme syrien est amer quant à la conduite à tenir : faut-il cautionner ces organisations ou temporiser avec le régime le temps de les combattre, alors que l’armée syrienne bombarde les civils et que les groupes extrémistes sont les plus efficaces à le combattre ? Ce dilemme ne divise pas seulement sunnites et minoritaires, il divise aussi les sunnites eux-mêmes. Il est poussé à son paroxysme avec le califat islamique – sunnite —, miroir de l’islam politique chiite développé au début de la République islamique iranienne et basé sur le velayat e-faqih3. Venir à bout de l’OEI suppose un consensus social sur la nécessité de séparer définitivement la charia de la gouvernance politique, et un dépassement des sentiments d’injustice et de trahison que vivent de larges couches sociales, causés par la répression du régime, la faillite de l’« opposition » et par l’abandon des pays de la région et de la communauté internationale.