La professeure de science politique à l’Université Laval, Aurélie Campana, fait le point sur des décennies de guerres et de tensions au Moyen-Orient. Propos recueillis par Stéphane Baillargeon. Le Devoir, 11 janvier 2020
Les nouvelles en provenance du Moyen-Orient semblent encore et toujours très pénibles : attentats, guerres, bombardements, assassinats, tensions diplomatiques. La situation ne s’est donc pas améliorée depuis le début du siècle, depuis les guerres déclenchées après le 11 septembre 2001 ?
C’est très difficile de comparer une époque à une autre parce que les zones et les sources de tensions peuvent être différentes. Mais si on fait un décompte des conflits dans cette région, si on compare avec le décompte d’avant le 11 septembre 2001, on peut constater qu’effectivement la région est plus déchirée aujourd’hui. Simplement en termes de nombre, oui, il y a plus de conflits au Moyen-Orient aujourd’hui par rapport à il y a vingt ou trente ans.
Les guerres en Afghanistan ou en Irak ont donc échoué ?
Aujourd’hui, avec le recul, on peut dire que ces interventions militaires ont été très mal calibrées — et je ne reviendrai pas sur l’énorme problème de légitimité de l’intervention des États-Unis en Irak. Surtout, elles n’ont pas tenu compte des dynamiques locales dans des pays très fragmentés, divisés en communautés. L’Afghanistan sortait d’une guerre civile et était dirigé par un régime très autoritaire. L’Irak était aussi dirigé de manière très autoritaire qui imposait un équilibre fragile mais qui tenait. La résurgence des tensions communautaires résulte aussi des impensés et des errements de la politique américaine au moment et à la suite de cette intervention. Les erreurs commises ont des conséquences dramatiques pour les populations. Mais ce n’est vraiment pas le seul facteur et il faut beaucoup insister sur ce point. Les ferments des tensions existaient avant le catalyseur de la guerre qui en a superposé de nouvelles sur des lignes de fractures plus anciennes, rouvertes et saignées à blanc.
Jusqu’où dans le temps faut-il remonter pour comprendre les origines de cette situation intriquée ?
Pour comprendre ce qui se passe, il faut remonter au début du XXe siècle, particulièrement après la Première Guerre mondiale. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, certaines décisions ont été prises par les puissances occidentales, le découpage des frontières notamment, qui ont des répercussions aujourd’hui encore. Les tensions actuelles ont été alimentées par un certain nombre d’événements sur les plans politique, économique ou religieux. C’est une histoire très, très complexe, difficile à résumer en quelques lignes au risque de tomber dans des stéréotypes et des raccourcis très réducteurs et potentiellement dommageables pour la compréhension qu’on a des conflits aujourd’hui.
Quels sont les plus notoires de ces conflits ?
Si votre vision du Moyen-Orient va jusqu’en Afghanistan, il faut l’inclure dans la liste. Il faut ajouter l’Irak et la Syrie. Il faut parler du Yémen. Il faut rappeler le conflit israélo-palestinien qui n’est pas achevé même si on en parle beaucoup moins aujourd’hui. Il faut parler de la Turquie et de ses relations très conflictuelles avec les Kurdes. Il faut ajouter les multiples tensions qui traversent le Liban surtout politiques mais aussi intercommunautaires.
Est-ce même possible de démêler différents types de guerres ou de conflits ?
Dans ma discipline, la science politique, on utilise les termes de guerre et de conflit de manière en quelque sorte interchangeable. Certains auteurs font des nuances. Rien n’est simple. De manière générale on parle par exemple de guerre civile au Yémen. À cette guerre viennent se superposer des rivalités stratégiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran qui se matérialisent par des soutiens à des groupes armés participant aux combats. Dans ce cas-là, on n’ira pas jusqu’à parler d’une guerre interétatique, entre deux États donc, puisque les Saoudiens (parfois directement) et les Iraniens (indirectement) sont présents sur le terrain yéménite. On parlera plutôt de l’instrumentalisation du conflit, d’une guerre civile par procuration. On voit donc par le vocabulaire aussi à quel point la situation est complexe.
Sur quels enjeux reposent ces conflits ?
C’est une région traversée par de multiples enjeux, locaux, nationaux, régionaux et internationaux. C’est une région qui cristallise les tensions entre les grands de ce monde, les États-Unis, la Russie et puis la Chine qui tente de temps à autre de s’immiscer indirectement dans ce jeu très complexe.
Pourquoi le conflit entre les États-Unis et l’Iran redevient-il majeur ?
Une multitude de facteurs convergent. On pourrait commencer par l’arrivée de Donald Trump au pouvoir qui a entraîné la résurgence des tensions entre les Américains et les Iraniens alors que l’administration Obama avait tenté de calmer le jeu entre autres en négociant un accord sur le nucléaire avec l’Iran en impliquant les Russes et les Européens. Donald Trump incarne une position beaucoup plus dure. Il espérait obtenir des concessions de Téhéran en imposant des sanctions économiques beaucoup plus fermes. Le fossé se creuse depuis, mais il n’y a pas que ça. L’intervention américaine en Irak a eu pour conséquences de ranimer les tensions entre les populations chiites et sunnites. L’Iran s’est immiscé, naturellement dirais-je, dans cette dynamique intercommunautaire et a repris pied en Irak comme jamais auparavant en soutenant et en armant certaines milices chiites, aujourd’hui placées du côté du gouvernement mais qui pourraient se retourner contre ce même gouvernement. Il y a une très grande instabilité en Irak qui devient une zone d’affrontement indirecte entre les États-Unis et l’Iran. D’autres rivalités s’ajoutent, celle entre l’Iran et l’Arabie saoudite, alliée des États-Unis. Il y a différentes strates encore une fois.
Quel rôle joue la Russie ?
L’URSS était active dans la région, par exemple avec la guerre d’Afghanistan (1979-1989). La Russie était très peu présente dans la région dans les années 1990, tout simplement parce qu’elle n’avait pas les moyens diplomatiques et politiques de ses ambitions. Elle a fait un retour de plus en plus marqué depuis les années 2000 entre autres avec le soutien au régime de Bachar al-Assad. Maintenant, la Russie n’a peut-être pas la solution à la résolution de cet ensemble de conflits et de tensions régionales et internationales, mais elle a beaucoup de cartes en main. Paradoxalement, la Russie parle avec tout le monde et est la seule puissance dans cette situation. Elle s’est rapprochée de la Turquie. Elle est une alliée stratégique de l’Iran. Elle parle à Israël et à l’Arabie saoudite. Il ne faut pas oublier qu’environ 12 % ou 14 % de la population russe est musulmane. Ces musulmans russes sont à majorité sunnite et Moscou a donc tout intérêt à entretenir de bons rapports avec Riyad. Si les Russes le veulent, ils peuvent contribuer à calmer le jeu. Mais il ne faut pas oublier la rivalité très forte avec les États-Unis.
Est-on devant la possibilité d’une autre guerre malgré toutes celles qui ont échoué dans la région ?
La guerre, on sait comment elle commence, mais jamais comment elle finit. Donald Trump semble hésiter entre deux options. Il a parlé à plusieurs reprises d’un retrait d’Irak. D’un autre côté il a des positions très, très dures vis-à-vis de l’Iran. C’est comme une contradiction permanente et il est encore une fois difficile de lire les positions du président américain. Une autre guerre dans la région serait dramatique. Elle aurait des conséquences dans toute la région. La diplomatie doit reprendre le dessus sur les déclarations belliqueuses à certains moments. Les Américains ont d’ailleurs fait un pas en arrière cette semaine. L’une des réponses possibles de l’Iran va peut-être accélérer son programme nucléaire qui ouvrirait un nouveau cycle de tensions. Certains experts ne sont pas très optimistes. Il faut que la diplomatie reprenne ses droits et très vite.