Anne Plourde, IRIS, février 2020
Par un effet de contraste saisissant, la réaction pour le moins vigoureuse des autorités gouvernementales et de santé publique mondiales à la menace que représente le nouveau coronavirus 2019-nCoV met en lumière la mollesse et l’irrésolution de ces mêmes autorités face à ce qui est pourtant la plus grande urgence sanitaire à laquelle est présentement confrontée l’humanité : la crise climatique. Comment comprendre ce double standard?
Au moment d’écrire ces lignes, soit environ deux mois après l’éclosion de l’infection, plus de 50 millions de personnes (plus de six fois la population du Québec!) sont en quarantaine et des « mesures de contrôle draconiennes » sont mises en place dans plusieurs régions de la Chine, qui est prête à « payer un coût économique considérable » pour limiter la propagation du virus. L’univers capitaliste est aussi disposé à sacrifier une part de ses profits pour contenir l’épidémie : plusieurs compagnies aériennes ont décidé d’interrompre complètement leurs vols vers la Chine et de grandes multinationales ferment leurs installations par centaines dans ce pays.
Ailleurs dans le monde, la couverture médiatique du nouveau coronavirus est frénétique, les aéroports internationaux et les établissements de santé sont sur le qui-vive, la Russie a annoncé la fermeture de ses milliers de kilomètres de frontière avec la Chine et l’Organisation mondiale de la santé a déclaré jeudi dernier que le coronavirus était une « urgence de santé publique de portée internationale », ce qui est une mesure exceptionnelle.
En date du 30 janvier, le bilan du nouveau coronavirus était de 10 000 cas de contamination et de 213 décès en Chine et d’une centaine de contaminations réparties dans une vingtaine d’autres pays (aucun décès hors de Chine). Le taux de mortalité est donc pour l’instant estimé à 2%, ce qui est élevé en comparaison de l’influenza, mais faible comparé au syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) de 2003, dont le taux de mortalité avait atteint 9,5%.
* * *
Au moment d’écrire ces lignes, plus de quatre années se sont écoulées depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré, lors de la 21e Conférence des parties sur le climat (COP21) à Paris, que « le changement climatique représente la plus grande menace pour la santé dans le monde au XXIe siècle ». Alarmée par le même constat, la prestigieuse revue médicale The Lancet a lancé en 2015 son « compte à rebours » visant à mesurer les impacts des changements climatiques sur la santé et à évaluer les actions mises en œuvre pour y faire face. Le rapport de 2018 affirme ceci : « Ce n’est qu’en assurant une compréhension globale du changement climatique en tant qu’enjeu de santé publique qu’il sera possible de fournir une réponse urgente. »
Selon l’OMS, entre 2030 et 2050, ce sont 250 000 personnes supplémentaires qui décéderont chaque année en raison de la crise climatique (pour un total morbide de 5 millions de personnes durant ces deux décennies). Précisons que ces estimations sont conservatrices : The Lancet prévoit seulement en Europe près de 150 000 décès par an attribuables au réchauffement climatique d’ici la fin du siècle, alors qu’on sait par ailleurs que les personnes qui souffriront le plus de la crise climatique sont situées dans les pays du Sud (qui sont aussi ceux qui ont le moins contribué à cette crise).
Toutes les prévisions scientifiques pointent vers une explosion des crises sanitaires et des décès dus à la multiplication des sécheresses, inondations, feux de forêt, canicules et autres événements météorologiques extrêmes, auxquels s’ajouteront ceux causés par l’insécurité alimentaire croissante et l’augmentation considérable de la propagation des maladies vectorielles ou hydriques (dengue, paludisme, choléra, etc.), y compris dans les pays occidentaux jusqu’à maintenant protégés par leur climat tempéré.
Autrement dit, on sait depuis plusieurs années que les bouleversements climatiques sont la plus grande urgence sanitaire à laquelle fait actuellement face l’humanité. Néanmoins, la réaction des autorités sanitaires et gouvernementales à cette menace existentielle est pour le moins inconséquente : plus de quatre ans après sa conférence à la COP21, on attend encore que l’OMS se donne les moyens d’intervenir sur cet enjeu en déclarant officiellement que les changements climatiques sont une « urgence de santé publique de portée internationale », comme elle vient de le faire pour le coronavirus. De même, les efforts des gouvernements – et en particulier ceux des vingt pays les plus riches de la planète, qui sont aussi responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre – sont nettement insuffisants pour éviter les pires conséquences de la crise climatique, et aucun d’entre eux ne semble prêt à sacrifier la croissance économique pour sauvegarder notre seul habitat connu dans l’univers. Quant à la couverture médiatique de ces enjeux pourtant vitaux pour l’avenir de l’humanité, elle est plus famélique que frénétique.
Comment comprendre cette disjonction entre l’ampleur (et l’urgence!) de la menace climatique et la médiocrité de la réponse? Serait-elle le symptôme d’un climatoscepticisme endémique et d’un déni collectif rampant? Pourquoi n’assiste-t-on pas à une telle réaction de déni face au coronavirus? Et si l’explication de ce double standard se trouvait dans le fait que les principaux responsables de la crise climatique sont aussi ceux qui possèdent les moyens d’en éviter les principales conséquences? Bien sûr, les privilégiés de ce monde seraient aussi protégés mieux que les autres dans le cas d’une épidémie de coronavirus; mais comme pour toute maladie contagieuse, leur meilleure protection passe par la protection du plus grand nombre. Il semble bien que dans le cas du réchauffement planétaire, ces privilégiés – qui sont aussi ceux qui détiennent le pouvoir décisionnel – aient plutôt fait le choix de l’apartheid climatique.