Aurore Koechlin, Contretemps, 18 mars 2020
Dans le livre I du Capital, Marx compare le capitalisme à un vampire qui n’a de cesse d’aspirer la vie des travailleur·se·s : avec cette image, il montre comment le mouvement « naturel » du capitalisme est de consommer la force de travail au maximum, puisque idéalement le travail, pour générer les profits, ne devrait jamais s’arrêter, et être en marche 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Pendant toute une partie du XIXe siècle, il s’agissait de travailler jusqu’à la mort, selon les témoignages de Marx et Engels, entre autres. Historiquement, c’est la lutte des classes qui a permis de réguler l’appropriation de la force de travail par les capitalistes. Mais cela est également dû aux limites internes à la reproduction[1] de la force de travail : si les capitalistes « dépensent » trop vite la vie des travailleur·se·s sans permettre à de nouvelles générations d’arriver en âge de travailler, alors on assiste à une crise de la reproduction de la main-d’œuvre. Et sans force de travail, pas de survaleur…
S’il existe une contradiction fondamentale entre production et reproduction sous le capitalisme (la reproduction de la force de travail nécessite forcément une protection de celle-ci, ce qui diminue la production), pour autant, cette dernière est une sorte de limite indépassable par le capitalisme. Il existe donc bien une nécessité impérative pour le capitalisme de reproduire la force de travail, de même que de produire la survaleur. Mais ordinairement cette nécessité est déguisée, y compris – voire surtout – aux yeux mêmes de la majorité des travailleur·se·s. Le travail reproductif, majoritairement encore réalisé au sein du foyer, est invisibilisé. Par extension, nous n’attachons que peu de considération au travail reproductif, pourtant vital à notre simple survie.
À l’heure actuelle, en pleine crise du coronavirus, alors que toute l’économie tourne au ralenti, et que nous angoissons pour savoir ce que nous allons manger ce soir, si nous allons pouvoir voir nos parents, nos enfants, etc., la question revient avec beaucoup d’acuité sous nos yeux. Mais si elle devient visible et matérielle à l’échelle individuelle, elle l’est aussi aux yeux des capitalistes. Elle prend la forme de sonnerie d’urgence à la progression démesurée du néolibéralisme, qui met en péril jusqu’aux conditions mêmes de notre vie. Si la production est sans limites, la nécessaire reproduction vient lui en donner. La crise du coronavirus peut être interprétée dans ce sens.
Ainsi, les mesures du gouvernement face au coronavirus sont révélatrices de la situation de crise que nous traversons. Car même si elles arrivent criminellement tard, précisément parce que les capitalistes ont favorisé pendant de nombreux mois la production sur la reproduction (ici, la santé des travailleurs et des travailleuses), leur niveau de réaction est un indicateur de l’ampleur de la menace.
Fermeture des lieux d’éducation, fermeture des commerces non vitaux, remplacement au maximum du travail par le télétravail, puis début de quarantaine… Les mesures sont importantes et impressionnantes. Plus encore, sur les réseaux sociaux, beaucoup ont ironisé sur le tournant « de gauche » d’Emmanuel Macron : louange des services publics hors de la loi du marché, suspension des licenciements, promesse de tirer ultérieurement « toutes les conséquences » de la situation… En réalité, cette politique est révélatrice de deux choses.
Premièrement, ce « flash keynésien », comme le nomme Romaric Godin, est un coup politique. Macron fait un pari : alors qu’il est un des présidents les plus haïs de la Ve République, s’il parvient à gérer la crise, il sauve son mandat. Rien ne lui coûte alors de louer des services publics dont il a hérité et qu’il a même tenté par tous les moyens de détruire : maintenant qu’ils sont en place, il a tout intérêt à les défendre dans les discours (car dans les faits, c’est autre chose…). Si c’est ce qui permet à la France de gérer la crise du coronavirus, il pourra le faire valoir comme son bilan : il préempte en quelque sorte les services publics.
C’est aussi dans ce sens qu’il faut interpréter la confection de ce nouveau visage de père de la nation au-dessus des conflits sociaux. Il en appelle aux travailleur·se·s, il en appelle aux patrons, dans une pure tradition gaulliste. Il promulgue des orientations générales sur le confinement, laissant à ses ministres le soin des détails pratiques (assez peu maîtrisés) : qu’importe, il est au-dessus de ces questions triviales. Il peut même, grand prince, se permettre de reporter la réforme des retraites. Ce qui est habile, car cela lui laisse éventuellement la porte ouverte pour la reporter sine die, s’il en estime le coût politique trop important : il pourra toujours arguer du coronavirus.
Bref, pour Macron, le coronavirus peut être une aubaine politique et nous ne devons pas nous laisser tromper par cette mise en scène du sauveur. Pour autant, nous devons reconnaître que la pièce est bien jouée. Mettre en place des mesures progressives, reposant d’abord sur la conviction moins que sur la répression (en témoigne le leitmotiv de Castaner : « Notre objectif n’est pas de sanctionner ») est habile… Mais insuffisant. Ces mesures auraient dû être prises il y a deux semaines, comme l’a laissé entendre une Agnès Buzyn pleine de remords, révélant un des plus effroyables mensonges d’État jamais entendus. Prises seulement maintenant, elles n’empêcheront pas des milliers de mort·e·s, qui auraient pourtant pu être sauvé·e·s.
De la même façon, comment expliquer l’incompétence d’un gouvernement qui est incapable d’anticiper que la situation était à la pandémie qui vient ? N’y a-t-il pas eu tous les cris d’alerte de la Chine et de l’Italie ? Comment se fait-il que nous soyons à l’heure actuelle incapables de faire ce que les médecins ont jugé le plus efficace : dépister et traiter massivement ? Comment se fait-il que nous manquions du matériel médical le plus élémentaire, des masques et du gel hydroalcoolique, et le plus nécessaire, comme des appareils de réanimation ?
Deuxièmement, ces mesures sont des indicateurs de l’ampleur de la crise. Elles sont en quelque sorte des mesures d’urgence capitalistes pour empêcher une crise de la reproduction d’ampleur. Mais les limites que rencontre le capitalisme pour sauver la reproduction sont toujours les mêmes : ce sont celles de la production. Ainsi, alors même que l’appel de Macron est à la responsabilisation de chacun·e, il envoie des signaux contraires en continuant à pousser les gens à aller travailler, même dans des secteurs non essentiels. Et du côté des secteurs essentiels, les mesures ne sont pas à la hauteur pour les soignant·e·s ou les personnes travaillant dans l’alimentation, secteurs énormément féminisés du fait qu’ils participent à la reproduction : il faudrait équiper tou·te·s les travailleuses·rs de masques FFP2, de gels hydroalcooliques, et doter ces secteurs des milliards qui iront pourtant aux entreprises.
Le capitalisme ne peut seul résoudre ses propres contradictions. C’est aux travailleur·se·s d’imposer leurs conditions. À l’heure actuelle, la priorité est à donner à la reproduction sur la production. L’argent doit être insufflé en priorité dans les secteurs de la santé et de l’alimentation. Il faut nationaliser les entreprises de fabrication de matériels médicaux indispensables dans la situation.
Enfin, à tant avoir tardé, vu nos capacités médicales et techniques limitées et la vitesse de la propagation du virus, une autre mesure centrale doit être le confinement total hors secteurs indispensables à la survie collective. Évidemment, ce confinement doit être idéalement le fruit d’une décision collective, par en bas, et non pas imposée autoritairement par le gouvernement. Mais nous constatons la double difficulté à la fois à mobiliser dans une période où la mobilisation va contre la sécurité et à faire élever le niveau de conscience des gens face au danger.
C’est aussi le résultat d’une méconnaissance globale de la médecine et de la santé en général, laquelle n’est pas considérée comme un domaine du savoir général et devant être inculqué·e véritablement à tou·te·s. Nous en payons aujourd’hui les frais, et cela devrait nous pousser à repenser le rapport de nos sociétés aux savoirs médicaux en général.
Néanmoins, dans cette situation, nous, militant·e·s et syndicalistes, ne sommes pas désarmé·e·s. L’information, d’abord, est essentielle, surtout l’information renseignée. Nous devons rendre disponible et accessible une information fiable pour notre camp social. Ensuite, la grève doit permettre d’imposer la fermeture des secteurs non essentiels, d’exiger des conditions de travail respectant les normes de sécurité pour les secteurs essentiels, comme nous l’a montré l’Italie.
Cela est déjà le cas dans de nombreux lieux de travail, et cela se répand comme une traînée de poudre, avec les grèves dans le secteur de l’aéronautique, dans les chantiers de l’Atlantique, aux usines de montage du Havre, à General Electric en Bourgogne, à PSA Mulhouse, à Amazon… C’est dans cette voie qu’il faut continuer.
Enfin, nous voilà obligé·e·s, puisque les secteurs de la production sont fermés, et après avoir longtemps dénigré ce mode d’organisation, de penser l’auto-organisation de la reproduction. C’est au niveau des immeubles, des quartiers, que se trouvent aujourd’hui lancées des initiatives de solidarité. Il peut s’agir là d’expériences inédites, même en temps de crise extrême comme aujourd’hui, de réorganisation de la reproduction. Ce sont par ailleurs les derniers espaces de politisation à l’exception des réseaux sociaux et des rares lieux de travail qui resteront ouverts, puisque les limites du foyer, de l’immeuble, sont les dernières limites des rapports sociaux possibles, tout en maintenant bien sûr les règles de sécurité.
Plus que jamais, le privé est politique !
Notes
[1] Nous nous référons ici à la théorie de la reproduction sociale. Nous définissons comme travail reproductif tout travail de (re)production de la force de travail. Il se déploie dans trois principaux espaces : la famille (travail domestique), les services publics (éducation, santé), et les services à la personne.