L’ALÉNA, une menace contre l’environnement

Réseau québécois sur l’intégration continentale, 23 janvier 2008

La crise climatique est l’enjeu le plus urgent de notre planète, touchant l’humanité tout entière, comme l’ont rappelé plus de 15 000 scientifiques à travers le monde. Cette menace, qui ne connait aucune frontière, provoque déjà des phénomènes météorologiques extrêmes et a des impacts irréversibles sur le niveau des mers, la qualité de l’air et la biodiversité. Or, l’économie mondiale, tel qu’elle se réalise actuellement par le biais d’accords de libre-échange, cristallise la dégradation de notre planète et contrecarre les efforts pour une transition vers le développement durable, en donnant priorité aux intérêts des multinationales au détriment des droits humains et de l’environnement.

Aujourd’hui, d’une voix commune, des syndicats, des groupes écologistes et citoyens sonnent l’alarme. En proposant un nouvel accord commercial qui reprend les éléments clés de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), le Canada s’apprête à commettre une erreur monumentale, qui met à risque notre capacité future de lutter contre les changements climatiques et de protéger notre environnement.

Le Canada, leader mondial dans la lutte aux changements climatiques ?

Bien que le gouvernement fédéral se soit engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le cadre de l’Accord de Paris, cet engagement demeure symbolique tant qu’il n’y aura pas d’actions concrètes. Or, l’ALÉNA contient plusieurs clauses qui minent la capacité du Canada à favoriser une transition écologique durable et qui ne sont pas remises en question par le gouvernement.

Le chapitre 11 de l’ALÉNA définit un système de Règlement des différends entre investisseur et État, un tribunal administratif partial qui a le pouvoir de renverser des lois nationales. C’est à travers ce mécanisme que le gouvernement du Canada est poursuivi pour 250 millions de dollars par la compagnie Lone Pine Resources, une entreprise enregistrée au Delaware dont les activités sont concentrées au Canada. La compagnie prétend, dans sa poursuite, subir un préjudice parce que le Québec a imposé un moratoire sur le forage sous le fleuve Saint-Laurent. C’est à partir du même chapitre que l’entreprise canadienne TransCanada a amorcé une poursuite contre les États-Unis pour 15 milliards de dollars, quand l’administration Obama a rejeté l’oléoduc Keystone XL. La compagnie l’a seulement suspendu depuis que Trump a accepté le pipeline.

Le procès contre Lula

JEAN-MATHIEU ALBERTINI, Mediapart, 23 JANVIER 2018 

Jugé en appel à partir de mercredi, Lula espère atteindre la date charnière du 15 août, jour de clôture du dépôt des candidatures à l’élection présidentielle, sans condamnation définitive qui l’empêcherait de se présenter. Le Parti des travailleurs se refuse pu

Rio de Janeiro (Brésil), de notre correspondant.– À 8 h 30, mercredi 24 janvier, le pays aura les yeux rivés sur Porto Alegre, où commencera le procès en appel de l’homme politique le plus populaire du Brésil. Le dispositif de sécurité est gigantesque : dans tout l’État, des policiers sont appelés en renfort et une partie de la ville sera fermée pendant 48 heures. Les juges chargés de l’affaire ont déjà reçu des menaces.

L’accès au tribunal régional de la 4e région, le TRF4, où se déroulera le procès en appel, sera strictement restreint aux fonctionnaires directement impliqués dans l’événement. Du côté des soutiens de l’ex-président, des milliers de militants étaient rassemblés mardi à Porto Alegre où Lula est finalement venu « rendre hommage à la solidarité du peuple de Porto Alegre ». « Pour éviter de jeter de l’huile sur le feu », ont confié des proches, il devait ensuite se rendre à São Paulo où un autre rassemblement est organisé. 

Car l’ambiance s’annonce électrique et les déclarations de la présidente du Parti des travailleurs (PT) n’ont rien arrangé. « Pour arrêter Lula, il faudra tuer des gens », a-t-elle déclaré le 16 janvier avant de se rétracter, non sans avoir causé un certain malaise dans son propre parti. Accusé de corruption passive et de blanchiment d’argent dans le cadre de l’enquête Lava Jato, Lula a été condamné en première instance à 9 ans et 6 mois de prison. Il aurait reçu 3,7 millions de reais (1 million d’euros) sous la forme d’un triplex rénové à Guaruja (SP). Trois juges doivent maintenant se prononcer dans la procédure d’appel.

Le sujet est explosif. Même s’il a perdu de sa superbe depuis son dernier mandat, terminé avec 87 % d’opinions favorables, Lula reste en tête des intentions de vote pour les scrutins de 2018. Sans autre option viable, son parti est à fond derrière lui. Et l’élection présidentielle à venir s’annonce comme la plus incertaine de l’histoire du Brésil. Personne ne sait si l’ancien président, malgré sa popularité, pourra y participer.

La valse annoncée des recours

Lula s’accroche à un espoir : bénéficier du même sort qu’un ancien trésorier du PT, condamné par le juge Moro à quinze ans de prison et relâché, pour cause de « preuves insuffisantes », par les trois mêmes juges du tribunal régional. Mais les probabilités sont minces. Ces juges ont plutôt la réputation d’être fermes et suivent souvent l’avis de Sérgio Moro, dont ils analysent les décisions prises dans le cadre de l’opération Lava Jato. Parfois même, ils augmentent la peine. Sur 23 condamnés en première instance, seuls 5 ont été innocentés.

Mais sauf s’il est déclaré innocent, le jugement du 24 janvier ne sera pour Lula qu’une étape de plus dans un processus au long cours. Pour commencer, un juge peut demander un délai supplémentaire pour analyser le dossier. Selon Daniel Falcão, avocat spécialisé dans le droit constitutionnel, « ce serait une chance pour Lula qui souhaite gagner du temps, mais c’est assez improbable. Les juges connaissent déjà le dossier, ne serait-ce que parce que les avocats de l’accusé leur ont demandé plusieurs fois de dessaisir le juge Moro de l’affaire du triplex ».

Et de nombreux recours restent disponibles, par exemple en cas de désaccord entre les juges. Si les trois sont unanimes, un recours permettra au mieux une réduction de peine. Mais si l’un des juges rend un avis différent, Lula pourrait espérer être finalement innocenté après un nouveau jugement. Cela l’aiderait aussi pour les recours suivants, cette fois devant le Tribunal supérieur de justice (STJ) et devant le Tribunal fédéral suprême (STF).

Les avocats de Lula espèrent faire durer les recours le plus longtemps possible. Leur objectif est d’atteindre la date charnière du 15 août et la clôture des candidatures sans condamnation définitive. S’ils y parviennent, Lula est presque sûr de pouvoir participer aux élections. Certes, il existe une jurisprudence du STF assurant qu’un condamné en deuxième instance peut commencer à purger sa peine sans avoir épuisé tous les recours. Mais elle est si peu appliquée que Daniel Falcão doute fort qu’elle le soit dans un jugement aussi sensible. Même s’il est condamné, le candidat potentiel ne devrait donc pas être arrêté ce mercredi 24 janvier.

Un risque de débordement en cas de condamnation ?

Une fois les candidatures déposées, Lula ne devra plus faire face qu’à la décision du Tribunal électoral supérieur (TSE), qui analysera la situation de tous les candidats à la date de la clôture. C’est en réalité à ce moment-là que tout va se jouer. La loi de la « ficha limpa », promulguée par Lula, devrait le rendre inéligible s’il est condamné en seconde instance. Mais ce texte ne s’applique pas automatiquement : il faut que l’intéressé se présente officiellement à une élection pour que le TSE se prononce sur son cas. Si Lula a déclaré qu’il serait « candidat même s’il est condamné », impossible de savoir quelle attitude il adoptera le 15 août. Enfin, cette loi ne s’applique que si trois juges ou plus décrètent la sentence, d’où l’importance de l’unanimité ou non du verdict des juges d’appel ce 24 janvier.

Les recours précédents seront aussi primordiaux pour influencer la décision du TSE. « Les avocats de Lula vont chercher à obtenir auprès du STJ ou du STF une injonction annulant provisoirement la condamnation. Sans condamnation valide au 15 août, le TSE ne peut pas décréter son inéligibilité », analyse Daniel Falcão. Et là encore, un nouveau débat agite les juristes. Pour certains, l’injonction suspend la condamnation pénale mais n’empêche pas l’inéligibilité. D’autres pensent que l’injonction suspend les deux. « C’est la grande bataille au sein du monde judiciaire ! », estime l’avocat.

Si le calendrier est respecté, le TSE devrait en tout cas rendre sa décision le 15 septembre, trois semaines avant le premier tour. Sauf que tout le processus peut prendre du retard. « Généralement, les jugements du TSE sont longs. Une centaine de maires élus en 2016 attendent toujours la décision du TSE sur leur inéligibilité », détaille l’avocat. Si Lula est élu, tous les procès criminels s’arrêteront jusqu’à la fin de son mandat, une particularité du président de la République, mais qui ne concerne pas les procès électoraux. « Et c’est là que vient la bombe. Si Lula est élu, le TSE peut annuler l’élection et en convoquer de nouvelles. C’est très improbable mais techniquement possible et ça créerait de sacrés remous. »

Malgré l’improbabilité d’une telle situation, l’avocat reste inquiet de possibles tensions dans un climat politique très polarisé. Notamment à cause de la complexité de la question juridique qui peut favoriser toutes sortes d’interprétations. « Si cette question est complexe pour des juristes, imaginez pour le reste de la population ! »

Le discours adopté par le PT, se posant en victime de l’impeachment considéré comme un coup d’État parlementaire, nourrit ces interprétations. Ses avocats ont par exemple demandé que l’un des juges soit dessaisi de l’affaire, arguant qu’il était un ami personnel de Sérgio Moro. Ils ont été déboutés : la loi n’interdit que les relations entre juges et partis. Le PT tente depuis de les décrédibiliser : Lula a même suggéré que l’arrière-grand-père de l’un d’eux avait tué le conselheiro, un héros populaire du Nordeste. En réalité, le frère de son arrière-arrière-grand-père a participé à l’une des batailles contre le conselheiro à Canudos, mais il y a été tué. Sur sa page Facebook, le PT ressort aussi les vieilles affiches de 1984 demandant des élections sous la dictature : « Le peuple doit choisir son président ! »

Du côté des opposants, les groupes comme le Mouvement Brésil libre (MBL) font circuler de fausses vidéos pour montrer le supposé chaos causé par des militants pro-Lula envahissant un bâtiment public pour protester contre son procès. En réalité, l’action n’a aucun lien avec Lula et a été menée par des fonctionnaires contre une réforme spécifique dans l’État du Rio Grande do Norte.

Alimentée par ces discours vindicatifs, la situation s’annonce tendue. Mais pour Ricardo Pranto, professeur à l’université Mackenzie de São Paulo, si le risque de débordements existe, il reste limité. « D’abord parce que rien n’est arrivé après le jugement en première instance qui a pourtant représenté un vrai choc. Ensuite parce que personne n’appelle à la violence. » Même la présidente du PT a admis qu’elle avait dérapé dans sa déclaration et réaffirmé son appel à des manifestations pacifiques. « Enfin, même les personnes qui appuient Lula savent qu’il n’est pas un ange. Je ne crois pas qu’il mobilise autant les foules qu’auparavant », insiste le chercheur. « Après, plus on s’approche du premier tour, plus les risques de dérapage sont importants s’il est éloigné de la course. »

Une stratégie au résultat incertain

Le PT parie sur la lenteur de la justice pour maintenir la candidature de son champion. « Nous espérons qu’en cas de condamnation définitive, celle-ci n’intervienne qu’après les élections. Même si nous attendons que le bon sens prévale et qu’il soit innocenté », a déclaré l’un des leaders du parti. Mais pour Daniel Falcão, tout ce qui a trait à Lula devrait aller rapidement : « Justement pour éviter dans tous les cas les critiques accusant le pouvoir judiciaire d’influencer les élections. »

Reste que pour les soutiens de Lula, cette célérité juridique exceptionnelle révèle justement une persécution contre leur candidat. Une stratégie solidement planifiée, analyse Rodrigo Pranto : « Le PT cherche à invalider la logique juridique en utilisant la logique politique. C’est habile parce que Lula est très charismatique, il a toujours le bon mot et peut mobiliser grâce à ce talent incroyable. »

Pour autant, le chercheur est dubitatif sur les chances de succès. Six autres procès contre Lula sont en préparation. Ils ne représentent pas un grand danger au sens où ils ne risquent pas de le rendre inéligible avant les élections, mais en pleine campagne, ils peuvent s’avérer très coûteux politiquement. Notamment pour mettre en place des alliances, indispensables pour gouverner au Brésil : « Si le PT s’affaiblit à cause de ces procès, les alliés vont s’éloigner. Ils ne sont intéressés que par la perspective du pouvoir. » Cependant, affirme le chercheur, le discours victimaire peut aussi très bien fonctionner pour limiter les dommages électoraux. « Si sa candidature est interdite, aux yeux de certains électeurs, c’est la preuve qu’il est effectivement persécuté. Et ils devraient mieux suivre les consignes de vote vers un successeur désigné. »

L’avenir du PT en question

Le Parti des travailleurs se refuse publiquement à envisager un plan B. Est-ce une simple stratégie pour ne pas fragiliser la position de Lula avant le jugement ? Pour Rodrigo Pranto, il semble que ce soit, de fait, l’unique option : « Aucun autre candidat n’a sa stature. C’est le plan A, B et C. » S’il devient inéligible, d’autres noms sont avancés par la presse, comme celui de Fernando Haddad. Cependant, souligne le chercheur, le PT a perdu deux de ses publicitaires fétiches, qui ont su changer l’image de Lula comme de Dilma lors de leurs campagnes victorieuses. Tous deux sont en prison. « Or sans eux, des figures moins connues auront bien du mal à se faire élire. Haddad, par exemple, a perdu au premier tour les élections municipales de São Paulo, se coupant du plus important pôle électoral du pays. »

Les 35 % d’intentions de vote de Lula ne représentent que sa propre popularité, pas celle du PT. « Le charisme de Lula, un des moteurs de son succès, ne se transfère pas. Surtout, il a déjà usé cette technique avec Dilma qui a largement déçu une partie des électeurs. Ils ne devraient plus suivre aussi simplement le choix de Lula. » Le poulain concentrera ainsi les attaques de tous ses adversaires et, même s’il passe le premier tour, aura certainement du mal à l’emporter au second. C’est d’ailleurs pour cela que les stratèges du PT considèrent le député d’extrême droite Jair Bolsonaro, deuxième dans les sondages, comme le meilleur adversaire : le rejet qu’il suscite dans l’opinion faciliterait le report de voix vers le candidat du PT.

Cette élection est primordiale pour l’avenir du PT. Il se doit d’éviter une nouvelle claque, comme celle reçue lors des municipales de 2016 où le parti a perdu 60 % de ses mairies. En 2018 se déroulent aussi les élections des députés, d’une partie des sénateurs et des gouverneurs d’État. Sans figure attractive à la présidentielle, le parti pourrait y subir de sévères revers et, par effet de ricochet, perdre du temps d’antenne aux prochaines élections, des subventions…

Mais malgré ces difficultés, le parti n’est pas en perdition. « Avec l’impeachment, le PT a réussi à se reconstituer comme force d’opposition, notamment en résistant fortement à la réforme des retraites. L’impopularité record de Temer qui, en pleine crise, a abandonné le champ social, sert ses intérêts : le parti a su capitaliser sur cette insatisfaction », détaille Ricardo Ismael, professeur à la PUC, l’université catholique de Rio. Pour lui, le PT va perdre en influence mais devrait limiter les dégâts. « Temer a décidé de couper dans les dépenses de l’État, ce qui atteint directement la base historique des électeurs du PT, les poussant à revenir vers ce parti. »

Paradoxalement, une condamnation de Lula, qui serait désastreuse pour les élections à venir, peut représenter une opportunité pour le PT, analyse Rodrigo Pranto. « Depuis 1989, Lula s’est présenté, lui ou sa protégée, à toutes les élections, empêchant l’émergence de nouveaux leaders. Peut-être que sans lui, le PT arrivera à faire une autocritique constructive avec une nouvelle génération qui se réclame de son héritage glorieux, sans nier les dérives du parti. » Une hypothèse pour le moment inenvisageable : pour beaucoup de Brésiliens, Lula reste le symbole d’une ère de progrès et de conquêtes sociales qu’ils espèrent tous retrouver. Son aura reste immense et s’il est écarté par la justice, son ombre devrait planer non seulement sur les élections à venir mais aussi sur le mandat du futur président.

 

Cultures et résistances (sur les idées d’Amilcar Cabral)

Cabral a été le fondateur et dirigeant du mouvement de libération  de la Guinée-Bissau et du  Cap-Vert, le Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). C’était un révolutionnaire, un humaniste, un poète, un stratège militaire et un écrivain prolifique sur la théorie révolutionnaire, la culture et la libération. Les luttes qu’il a menées contre le colonialisme portugais ont contribué non seulement à l’effondrement de l’empire africain du Portugal, mais aussi à la chute de la dictature fasciste au Portugal et à la révolution portugaise de 1974/5, événements dont il ne sera pas témoin: il a été assassiné par certains de ses camarades, avec le soutien de la police secrète portugaise,  la PIDE, le 20 janvier 1973.

Au moment de sa mort, les deux tiers de la Guinée se trouvaient en zones libérées, où se constituaient des structures démocratiques populaires qui formeraient la base de la future société: les femmes avaient  un rôle de leadership politique et militaire, la monnaie portugaise fut interdite et remplacée par le troc, la production agricole dédiée aux besoins de la population et nombre d’éléments d’une société fondée sur l’humanité, l’égalité et la justice ont commencé à émerger, de façon organique, à travers le débat populaire et la discussion. La résistance culturelle a joué un rôle crucial à la fois dans la défaite des Portugais et dans l’établissement des zones libérées.

Cabral a compris que l’extension et la domination du capitalisme dépend essentiellement de la déshumanisation du sujet colonial. Et au coeur du processus de déshumanisation se trouve la nécessité de détruire, modifier ou refondre la culture du colonisé, car c’est principalement par la culture, “parce que c’est l’histoire », que les colonisés ont cherché à résister à la domination et à affirmer leur humanité.

La culture comme subversion

L’histoire du libéralisme a été l’opposition entre les cultures, ce que Losurdo[1] appelle les espaces sacrés et profanes. La démocratie de l’espace sacré auquel les Lumières donnèrent naissance dans le Nouveau Monde était, écrit Losurdo, une «démocratie Herrenvolk», une démocratie de supériorité de la race blanche qui refusait de permettre aux noirs, aux peuples autochtones ou même aux femmes blanches d’être considérés comme des citoyens. On estimait qu’ils appartenaient à l’espace profane occupé par le moins-qu’humain.

L’idéologie d’une démocratie basée sur la supériorité de la race blanche, se reproduisit alors que le capital colonisait de vastes régions du globe. La victoire de Trump aux États-Unis et la nomination d’un entourage de droite, sinon fasciste, est à bien des égards l’expression du ressentiment croissant et de l’antagonisme de sections importantes de l’Amérique blanche, dû à la perception d’une invasion et d’une souillure de l’espace sacré par les autochtones, les noirs, les “latinos”, les Mexicains, les homosexuels, les lesbiennes, les syndicats, les immigrants et tous ces êtres profanes qui n’appartiennent pas à cet espace. Nous pouvons prédire avec certitude que, sous la présidence de Trump, il y aura de grandes offensives contre les cultures, les organisations et les capacités d’organisation de ceux considérés comme les détritus de la société,  pour les abstraire des privilèges de l’espace sacré et les «renvoyer» au domaine des déshumanisés. En même temps, nous pouvons prédire qu’il y aura une résistance généralisée à ces tentatives, et que la culture y jouera un rôle essentiel.

Dans ce contexte, les écrits et les discours de Cabral sur la culture, la libération et la résistance au pouvoir ont des implications importantes pour les luttes à venir non seulement aux États-Unis, mais aussi dans la Grande-Bretagne post-Brexit, et en Europe continentale, où le fascisme relève à nouveau sa tête hideuse dans plusieurs pays. En m’appuyant sur les œuvres de Cabral[2] je peux voir comment le colonialisme a établi et maintenu son pouvoir en tentant d’éradiquer les cultures du sujet colonial et comment la culture comme force libératrice a été fondamentale pour les Africains pour réaffirmer leur humanité, pour inventer ce que signifie être humain et développer une humanité universaliste. J’observe comment les régimes néocoloniaux ont tenté de désarticuler culture et politique, un processus que le néolibéralisme a exacerbé. Mais après quelque 40 ans d’austérité en Afrique (à savoir les «programmes d’ajustements structurels») le mécontentement augmente et les gouvernements perdent de plus en plus de légitimité populaire. Il y a une résurgence des soulèvements et des protestations et une fois de plus la culture revient comme force de mobilisation et d’organisation.

La lutte contre nous-mêmes est la plus difficile

Amilcar Cabral

 

NDLR

En janvier 1973 il y a 45 ans, Amical Cabral était assassiné par des agents envoyés par le Portugal pour déstabiliser la lutte d’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap Vert. Son parti, le PAIGC avait fait de petits miracles en libérant une partie du territoire contre une armée appuyée par les puissances impérialistes de l’OTAN. Cabral était aussi une personne qui cherchait à comprendre les mécanismes et les objectifs des luttes de libération nationale. Voici quelques extraits d’une recherche qu’il avait proposé à la première Conférence de la solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (3-12 janvier 1966. La Havane).

 

Un dicton africain très répandu dans nos pays, où le feu est encore un instrument important et un ami perfide – ce qui prouve l’état de sous-développement que nous lègue le colonialisme – ce dicton avertit :  » Quand ta case brûle, rien ne sert de battre le tam-tam. « Sur le plan tricontinental, cela veut dire que ce n’est pas en criant ni en proférant des injures contre l’impérialisme que nous allons parvenir à sa liquidation. Pour nous, la façon la plus efficace de critiquer l’impérialisme, quelle que soit sa forme, c’est de prendre les armes et de combattre. Notre expérience nous enseigne que dans le cadre général de la lutte quotidienne, quelles que soient les difficultés créées par l’ennemi, cette lutte contre nous-mêmes est la plus difficile, aussi bien au moment présent que dans l’avenir de nos peuples Cette lutte est l’expression des contradictions internes de la réalité économique, sociale et culturelle (et donc historique) de chacun de nos pays.

Quand le peuple africain affirme dans son langage simple que  » pour chaude que soit l’eau de la source, elle ne cuira pas ton riz « , il énonce, avec une singulière simplicité, un principe fondamental non seulement de physique, mais aussi de science politique. Nous savons en effet que le déroulement d’un phénomène en mouvement, quel que soit son conditionnement extérieur, dépend principalement de ses caractéristiques intérieures. Nous savons aussi que, sur le plan politique – même si la réalité des autres est plus belle et attrayante – notre propre réalité ne peut être transformée que par sa connaissance concrète, par nos efforts et par nos propres sacrifices.

Il est bon de se rappeler, dans cette ambiance tricontinentale, où les expériences et les exemples abondent, que, si grande que soit la similitude des cas en présence et l’identité de nos ennemis, la libération nationale et la révolution sociale ne sont pas des marchandises d’exportation ; elles sont – et chaque jour davantage – le produit d’une élaboration locale, nationale, plus ou moins influencées par des facteurs extérieurs (favorables et défavorables), mais essentiellement déterminés et conditionnés par la réalité historique de chaque peuple, et consolidés par la victoire ou la solution correcte des contradictions internes entre les diverses catégories qui caractérisent cette réalité.

Le défaut idéologique, pour ne pas dire le manque total d’idéologie, au sein des mouvements de libération nationale – ce qui se justifie à la base par l’ignorance de la réalité historique que ces mouvements prétendent transformer – constitue une des plus grandes, sinon la plus grande faiblesse de notre lutte contre l’impérialisme.

Interrogations sur la stratégie palestinienne

WARSCHAWSKI Michel, Orient, 22 janvier 2018 XXl

 

La décision de Donald Trump de transférer l’ambassade des États-Unis à Jérusalem et de reconnaître cette ville comme capitale d’Israël ont mis en lumière l’impasse totale des accords d’Oslo. Même le président de l’Autorité palestinienne a dû le prendre en compte, en durcissant considérablement son langage. Mais il semble refuser de remettre en cause la stratégie qu’il suit depuis plus de dix ans, comme le prouve la décision de modifier les documents adoptés par le conseil central de l’OLP.

Les 14 et 15 janvier s’est déroulé à Ramallah le conseil central de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Cette instance est une structure intermédiaire entre le conseil national palestinien, sorte de Parlement représentant les Palestiniens du monde entier, et le comité exécutif, qui comme son nom semble l’indiquer devrait être le pouvoir exécutif de l’OLP. En fait, il a été largement marginalisé par le gouvernement de l’Autorité palestinienne (AP) dirigé, tout comme le comité exécutif, par Mahmoud Abbas (Abou Mazen).

Le fait que le conseil se soit déroulé à Ramallah a fortement affaibli la représentativité des réfugiés, principale force d’opposition à Mahmoud Abbas. À noter aussi le refus du Hamas et du Jihad islamique de participer [1], comme observateurs, au conseil central, malgré l’invitation d’Abou Mazen. Il n’est pas indifférent non plus de souligner que le Hamas avait gagné les élections municipales de 2005 et les législatives de 2006 dans les territoires administrés par l’AP, mais a préféré laisser au Fatah la constitution du gouvernement… et la gestion des pourparlers avec Israël.

 L’HEURE DES COMPTES

Si personne ne remet en question le leadership du dernier compagnon de route de Yasser Arafat, les critiques de sa politique sont sévères et nombreuses, à la fois dans l’opposition et au sein du Fatah lui-même [2]. Pendant les semaines qui ont précédé la rencontre de Ramallah, de nombreux militants n’ont pas mâché leurs mots sur ce qu’ils appellent l’échec stratégique d’Abou Mazen. En effet, celui-ci avait basé toute sa politique sur des négociations avec Israël sous l’égide de Washington. L’extrême droite au pouvoir en Israël et la victoire de Donald Trump [3] ont enterré ce qui semblait avoir débuté à Oslo. Rappelons également que les accords d’Oslo datent de plus de deux décennies, c’est-à-dire un temps largement suffisant pour en reconnaître l’échec. De très nombreux militants de l’OLP, Fatah compris, tirent la leçon de cet échec, s’attaquant ainsi plus ou moins ouvertement au président Abbas. On pouvait donc s’attendre à un conseil central mouvementé.

Or, pour une fois, Abou Mazen a pris les devants, et dans une large mesure il a su ainsi les neutraliser. Dans un discours-fleuve, le président a fait le bilan de l’impasse du processus négocié d’Oslo [4], et annoncé sa fin. Ce n’est certes pas une nouvelle retentissante pour les délégués du conseil central, mais de la part de celui qui a passé des années dans les antichambres de la Maison Blanche à attendre des pressions américaines sur le gouvernement de Tel-Aviv, c’est nouveau, et l’aveu d’un échec stratégique.

En l’écoutant on avait le sentiment que le vieux président faisait son testament politique, et se justifiait vis-à-vis de son peuple, vis-à-vis de l’histoire : « Je n’ai jamais bradé les droits légitimes de notre peuple », a-t-il déclaré, ajoutant qu’il avait même refusé beaucoup d’argent que les Américains et certains États arabes lui proposaient en échange d’un assouplissement des revendications palestiniennes.

 « LA GIFLE DU SIÈCLE »

Alors qu’Abou Mazen est connu pour son langage lisse et diplomatique, il a surpris tout le monde par la dureté de ses propos. D’abord envers les États arabes qu’il a accusés d’interférence dans les affaires internes du peuple palestinien. Ensuite contre les ambassadeurs états-uniens, Nikki Haley à l’ONU et David Friedman à Tel-Aviv. Il décrit ce dernier comme « un colon qui s’oppose même au mot “occupation”. C’est une espèce de malédiction dans l’administration [etats-unienne], et je n’accepterai jamais de le rencontrer, nulle part, ni à Jérusalem, ni à Aman, ni à Washington. » Quant à Haley, « elle menace de frapper avec son talon quiconque s’en prend à Israël. Nous réagirons comme il se doit. » Mais c’est évidemment pour Donald Trump qu’il a gardé les mots les plus durs :

« Nous avons dit à Trump que nous n’accepterons pas son plan. Le “deal du siècle” est devenu la gifle du siècle, et nous saurons lui rendre sa gifle. Je veux être tout à fait clair : nous n’accepterons plus le rôle d’intermédiaire qu’ont joué les États-Unis dans les négociations (…) Trump menace de couper les vivres à l’AP parce que nous aurions fait échouer les négociations ? Crève ! ( littéralement en arabe : “Que ta maison s’écroule”). Quand a-t-on même commencé des négociations ?
Et puisque l’heure des comptes est arrivée, Abou Mazen s’en est également pris aux Britanniques, responsables de la « Déclaration Balfour » [5] qui a mené à la création de l’État d’Israël et à l’expulsion d’une partie importante de la population arabe autochtone. »

 LA COOPÉRATION SÉCURITAIRE AVEC ISRAËL EN QUESTION

Que signifie cette toute nouvelle radicalité du président ? C’est certainement son âge avancé et la volonté d’entrer dans l’histoire comme celui qui, malgré sa modération reconnue et souvent critiquée n’aura pas accepté d’être le vassal de Donald Trump. Mais c’est aussi Jérusalem. L’annonce du président américain sur Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël et les mesures concrètes prises ces dernières semaines pour y transférer l’ambassade des États-Unis ont fait l’effet d’une déclaration de guerre. Jérusalem est la prunelle des yeux des Palestiniens [6], et même les plus malléables ne peuvent accepter qu’on dépossède les Palestiniens de leur capitale. L’administration Trump n’a pas voulu saisir cette évidence. Pour Mahmoud Abbas, la déclaration du président américain n’est pas seulement la violation à la fois du droit international et d’un consensus dans la communauté internationale, c’est surtout la preuve la plus accablante qu’il puisse y avoir de la fin du processus négocié sous les auspices de Washington.

Sommes-nous vraiment, comme l’affirment certains commentateurs, à un tournant historique dans les relations israélo-palestiniennes ? Majed M. [7], un délégué du Fatah au conseil central, est catégorique : « Il n’y a pas de plan B. Même si Oslo est effectivement enterré, il faudra tôt ou tard revenir à un processus négocié avec Israël. Après Trump et après Nétanyahou ». En attendant, que va faire Abbas ? « Saisir la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye et renforcer les liens avec d’autres partenaires dans la communauté internationale. »

Les délégués du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) au conseil central sont plus catégoriques. L’un d’entre eux nous a expliqué : « Si Abou Mazen était cohérent, il cesserait la coopération sécuritaire avec Israël, comme l’avait déjà décidé le conseil central précédent ». Selon le journal Al-Hayat publié à Londres, le représentant du FPLP au comité exécutif de l’OLP Omar Schéhadé aurait dit à la réunion de cette instance qui avait précédé le conseil central qu’Abbas avait sciemment refusé de mettre en œuvre la décision du conseil central précédent stipulant la fin de la coopération militaire avec Israël.

 RECONSTRUIRE L’UNITÉ NATIONALE

Si Oslo est mort, comme le dit même Abou Mazen, n’est-il pas temps de rendre les clefs et d’obliger Israël à gérer, seul, le quotidien des Palestiniens ? De prendre en charge les infrastructures, l’éducation, la santé ? C’est la question que lui posent non seulement les représentants des partis de gauche, mais aussi nombre de militants du Fatah. L’autodissolution de l’AP obligerait tôt ou tard la communauté internationale à intervenir d’une manière beaucoup plus pressante. Le résultat en serait l’internationalisation du conflit et éventuellement la convocation d’une conférence internationale qui briserait le face à face gravement inégal entre Israël et les Palestiniens.

Une telle éventualité est le cauchemar des autorités israéliennes. C’est néanmoins un cauchemar à long terme : « Trop de bureaucrates et d’hommes d’affaires palestiniens ont intérêt à poursuivre la collaboration avec Israël », affirme Majed M., pourtant militant du Fatah. Bien pire encore serait la fin de la collaboration sécuritaire, qui est pour l’État d’Israël le principal acquis des accords d’Oslo. L’existence d’une police palestinienne qui collabore étroitement avec l’armée israélienne a permis a l’État hébreu de réduire substantiellement ses troupes en Cisjordanie, et les informations fournies quotidiennement par les services de renseignement palestiniens au Shin Beit sont d’une valeur inestimable.

Or, dans son discours-fleuve au conseil central, Abou Mazen ne remet pas en question la collaboration militaire. Autant dire qu’il ne remet pas en question l’essentiel. Porter plainte devant la CIJ est certainement une bonne chose, mais, comme le commente Nassar L., un ancien cadre du FPLP de Bethléem, « ce n’est qu’en mettant fin à la collaboration sécuritaire avec Israël qu’on pourra remettre sur pied une résistance populaire et unifiée contre l’occupation israélienne. Le fait qu’Abou Mazen n’ait pas touché à cet aspect relativise grandement la portée de son discours au conseil. »

Le mot de la fin sera pour Naim J., un vieux militant communiste de Jérusalem :

« Abou Mazen le reconnait, le processus d’Oslo est mort. Ce qui est urgent maintenant c’est de développer une stratégie alternative à celle qui a dominé le champ politique palestinien depuis vingt ans. C’est loin d’être une question simple, et nous avons besoin d’un véritable “grand débat national”. La précondition étant de reconstruire l’unité nationale, sans exclusive aucune. Pour le court terme, c’est le combat prioritaire. »

1968, l’année de tous les soubresauts

Jean-François Nadeau, Le Devoir 20 janvier 2018

Pour comprendre cette année importante que fut 1968, peut-être est-il utile de commencer par faire un léger bond de côté. Reportons-nous un instant en 1961 : le soviétique Iouri Gagarine devient le premier homme à faire le tour de la Terre en orbite. La conquête de l’espace est une des illustrations de la guerre froide. Gagarine est ému, dira-t-il, par la rondeur imparfaite du globe, par le bleu scintillant qui l’habille. On répétera que Gagarine soutient aussi que les hommes, depuis cette distance, sont naturellement tous perçus comme des frères. De quoi alimenter, au moins un temps, le rêve d’un destin humain envisagé sous le sceau de l’humanisme, malgré la menace nucléaire qu’attise alors la guerre froide.

L’année 1968, dont on célèbre le cinquantenaire de mille façons, est une année de soulèvements et de chutes sur tous les plans. La disparition de Gagarine, mort dans l’écrasement d’un avion de chasse le 27 avril, constitue peut-être un signe, si besoin était d’en avoir un, de l’extrême fragilité des avancées de l’humanité. Et si ce signe de fragilité ne suffisait pas, les assassinats de Robert Kennedy et Martin Luther King, déjà largement utilisés pour montrer le caractère tragique de cette année 1968, pourraient être invoqués.

Les révoltes étudiantes

Quand on pense à l’année 1968, l’image des soulèvements étudiants pointe tout de suite le nez. Ceux de mai, en France, ont suscité en un demi-siècle une orgie de commentaires. L’événement, loin d’être définitivement classé, s’avère plus planétaire que national, n’en déplaise aux Français. Les révoltes étudiantes vont éclater un peu partout. Les étudiants italiens occupent l’Université de Rome. En Pologne, les étudiants organisent une contestation du régime. Plusieurs émeutes étudiantes éclatent à Tokyo comme à Mexico. À Mexico, l’intervention de l’armée fait des morts et des milliers de blessés. Aux États-Unis, plusieurs manifestations d’étudiants ont lieu, notamment contre la guerre du Vietnam. Sans compter ce qui se passe au même moment dans les rangs étudiants québécois et acadiens.

La révolte française va devenir une sorte de miroir dans lequel on envisage sa propre réalité. Professeur au Collège militaire royal du Canada, l’historien Jean Lamarre est aussi l’auteur d’une histoire du mouvement étudiant québécois des années 1960 en rapport avec le mouvement international (Éditions Septentrion, 2017). Le 11 mai 1968, explique-t-il, l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) envoie un télégramme d’appuis à Paris, dans lequel est souligné que « la lutte des étudiants français concernant la réforme de l’enseignement supérieur ressemble à celle que mène l’UGEQ ». Les étudiants québécois vont utiliser à leurs fins, montre-t-il, les termes des contestations internationales qui vont dans le sens de leurs revendications. Il faut aussi concevoir que les revendications des étudiants québécois et acadiens se conjuguent à des conflits linguistiques, comme on en trouve par ailleurs à la même époque en Flandre.

Ganté de noir

Du Mexique, l’année 1968 offre aussi des images qui montrent que le sport sert plus que jamais de véhicule à la vie politique. Le 16 octobre, Tommie Smith remporte le 200 mètres olympique. Il monte sur le podium avec John Carlos, troisième de la course. Ils lèvent un poing ganté de noir, tête baissée pendant l’hymne américain.

Ce geste souligne devant le monde ce qui se passe aux États-Unis en matière de droits civiques. Les deux sont bannis des Jeux et expulsés du Village olympique dès le lendemain. Ils n’en passent pas moins à la postérité.

Printemps de Prague

Bien des gens des pays du bloc de l’Ouest auront tendance à voir dans le Printemps de Prague un reflet de désirs de changement qu’ils espèrent aussi chez eux. Mais comme l’explique James Krapfl, professeur d’histoire à l’Université McGill, il s’agit alors d’envisager des réformes dans le système tchécoslovaque en un temps où les citoyens de ce pays peuvent encore voyager à l’étranger. « Or eux ne voient pas ce qui se passe par exemple en France comme un programme clair. Même que ça les horrifie. Reste qu’on a tendance à concevoir alors que cet événement représente aussi ce vent de fraîcheur qui touche alors le monde et qui correspond à la montée d’une nouvelle génération. » Ce n’est qu’à la fin de l’été que ce vent de réforme sera endigué par un coup d’État commandé depuis Moscou.

« Certains voient le socialisme réformé qui se développait en Tchécoslovaquie en 1968 comme un modèle qu’ils pourraient vouloir imiter — un moyen de transcender le capitalisme consumériste sans aller jusqu’aux extrêmes violents du stalinisme », dit le professeur Krapfl. Mais tout cela se termine au contraire par un durcissement du système d’opposition entre deux blocs idéologiques.

Guerre du Vietnam

Puis, il y a la guerre du Vietnam. Les Américains s’y engouffrent. L’année 1968 en constitue un tournant, explique au Devoir l’historienne Phi-van Nguyen de l’Université du Manitoba.

« On souligne partout cette année le cinquantième anniversaire de l’offensive du Têt. C’est d’une énorme importance », insiste l’historienne. En 1968, un rapport du secrétaire d’État américain montre que l’infiltration de soldat vers le sud Vietnam peut se poursuivre presque indéfiniment et que les 485 000 militaires américains sur place ne peuvent suffire à vaincre un ennemi qui ne cesse d’assurer sa présence. D’autre part, le nord Vietnam se trouve pressé de choisir entre un allier chinois ou soviétique. L’offensive du Têt tente de bouleverser le cours de la guerre en attaquant les villes du sud. « L’opération sera un échec, mais elle dévoile au monde une nouvelle perspective du conflit. Cette campagne entraîne une désillusion par rapport à la guerre aux États-Unis. Cela tient aussi au massacre de My Lai. L’Amérique découvre que ses boys à la guerre ne se transforment pas en héros, mais en bourreaux. » Et puis, « on voit, par la prise de l’ambassade américaine à Saïgon, qui dure toute une nuit, la faiblesse de qui doit en principe symboliser la toute-puissance américaine ».

Prise de conscience

En somme, l’année 1968 est une année de prise de conscience sur plusieurs théâtres dont celui du Vietnam n’est pas le moindre. Mais attention, dit l’historienne Phi-van Nguyen ! « Depuis l’élection de Donald Trump, on cherche par tous les moyens à comprendre d’où vient cette division intérieure de la société américaine. L’origine de ces divisions trouve ses racines dans la guerre du Vietnam, comme le montre une suite d’articles dans le New York Times, ou encore le récent documentaire de Ken Burns [et Lynn Novik]. […] Mais on présente toujours cette guerre comme s’il s’agissait d’un événement de la politique extérieure américaine, comme s’il s’agissait d’une politique plutôt que d’un pays. Il faut sortir de cette vision en vase clos que l’on reporte sur tous les conflits. » Cette guerre du Vietnam, cette tragique année 1968 devraient surtout montrer que les États-Unis n’existent pas sans des relations globales avec le monde qu’on a tendance à sous-évaluer.

Si chaque année règne seule dans la longue chaîne du temps, certaines apparaissent néanmoins comme des moments charnières où l’on voit la société basculer dans une nouvelle direction. Sans doute 1968 est-elle une de ces années clés, un pivot qu’il vaut la peine de considérer pour mieux comprendre la société.

Les crimes de l’Union européenne

Claude Calame, Collectif de soutien de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris) aux sans-papiers et aux migrant-es, janvier 2018

Depuis le début des années 2000, les disparitions en Méditerranée des personnes exilées s’élève à près de 40000, hommes, femmes et enfants. Des exilées et des exilés fuyant des situations de détresse extrême, des exilées et des exilés que, depuis l’installation des centres de tri que sont les « hotspots » en Grèce à l’automne 2015, on répartit de force en deux catégories discriminantes : d’une part les réfugiées, c’est-à-dire des demandeurs susceptibles d’accéder très éventuellement au statut de réfugié ; d’autre part les migrants, considérés comme « réfugiés économiques » et, à ce titre, passibles d’une expulsion immédiate.

Ce tri et ce rejet de femmes et d’hommes en situation d’extrême précarité n’est que l’une des manifestations de la fermeture des frontières extérieures de l’Union européenne. La conséquence la plus dramatique est la mort chaque année de plusieurs milliers de réfugié-es, de migrant-es, hommes, femmes et enfants, dont le seul délit est de tenter d’échapper à des situations menaçant leur survie.

La forteresse

Depuis la signature des accords de Schengen (1995) l’UE a assorti le principe de la libre circulation des personnes en son sein de l’interdiction d’entrée sur son territoire, de manière générale, à tout ressortissant extra-européen ne possédant pas un visa. En l’occurrence sont particulièrement visés les ressortissants de l’Afrique subsaharienne, les réfugiés d’Erythrée et du Soudan, sans compter les exilés des pays en situation de guerre au Proche- et au Moyen-Orient.

Cette politique de fermeture des frontières aux personnes désormais accusées d’ « immigration illégale » s’est traduite de différentes manières : par l’érection de barrières et de murs physiques de Ceuta et Mellila, enclaves espagnoles à l’extrême Ouest de la Méditerranée jusqu’au mur sur le fleuve Evros entre le nord de la Grèce et la Turquie ou la barrière de barbelés à la frontière turco-bulgare au Nord-est du bassin méditerranéen ; par des contrôles policiers coordonnés et renforcés par l’agence Frontex, devenue « Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes «  qui apporte un soutien logistique et pratique aux polices des frontières nationales ; par de vastes opérations de filtrage des entrées irrégulières, telle l’opération répressive « Triton » qui a remplacé dès novembre 2014 la campagne italienne d’accueil des migrants « Mare nostrum », ou telle l’opération Sophia de destruction des embarcations utilisées par les migrants sous prétexte de lutte contre les passeurs et les trafiquants de migrants ;  enfin par de vastes mesures d’externalisation des frontières de l’UE, par exemple par le traité scélérat entre l’UE et la Turquie (2016), aux termes duquel ce pays retient sur son territoire, contre six milliards d’euros et le silence sur le non-respect des droits de l’homme, pas moins de trois millions de réfugiés, ou par les accords récemment pris avec la Libye : opération « Sophia » de collaboration militaire avec les garde côtes libyens, renforcement des camps de rétention, négociations avec les milices locales, etc.

Ainsi donc les institutions européennes et, selon des modalités qui leur sont propres, les différents pays membres de l’UE en interdisent l’accès aux victimes de faits de guerre, de répressions politiques, de catastrophes écologiques et d’inégalités dans le dénuement entretenu par une mondialisation purement économique et néocoloniale au profit des pays les plus riches. Cette politique de fermeture et de répression à l’égard de celles et ceux qu’on accuse d’« immigration illégale » est consciemment organisée par la Commission européenne en collaboration avec les pays de l’UE. Les conséquences en sont connues : outre les violences subies sur leur chemin vers l’Europe et jusqu’en Europe même (répression policière, racket, coups et blessures, viols, enfermement dans des camps de rétention, voire réduction en esclavage), chaque année des milliers de migrants, hommes, femmes et enfants, trouvent la mort par naufrage en Méditerranée.

 

 

La démocratie est menacée au Brésil

Sharan Burrow, secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale

 

Après avoir destitué Dilma Rousseff, la présidente démocratiquement élue, un groupe de politiciens corrompus s’est arrogé le pouvoir afin de mettre en œuvre des mesures antisyndicales, notamment démanteler les droits des travailleurs, menacer les pensions publiques, s’attaquer à la protection sociale ainsi qu’aux programmes d’aide monétaire. Ce groupe a par ailleurs tenté de légaliser le travail forcé en modifiant la définition de l’esclavage et tente à présent d’empêcher l’ancien président Lula de se présenter aux prochaines élections.

Le 24 janvier, une cour d’appel régionale se prononcera sur les fausses accusations à caractère politique portées contre Lula. Ils veulent qu’il soit jugé coupable afin de l’empêcher de se représenter aux élections, pour détruire sa réputation et lui faire perdre son influence.

Soutenez Lula. Défendez la démocratie au Brésil

Tout en cherchant un crime (n’importe quel crime) pour traduire Lula devant les tribunaux, les opposants du leader politique le plus important du Brésil se sont livrés à un lynchage médiatique au cours de la campagne de diffamation la plus extraordinaire jamais menée contre une personnalité publique de l’histoire du pays.

Les avocats de Lula ont fait état de nombreuses violations des droits fondamentaux dans cette campagne à son égard ; notamment la privation de liberté, les écoutes téléphoniques illégales et les fuites de correspondance, l’interception de ses communications avec ses avocats, la présomption de culpabilité sans preuves ni procès ainsi que l’absence d’un juge impartial et de procédures judiciaires équitables.

De puissantes forces au Brésil tentent de revenir en arrière et d’annuler les progrès réalisés par son gouvernement afin de remettre le pays aux mains d’une petite élite toute puissante.

Un Brésil renouant avec son triste passé menacerait le peuple brésilien ainsi que le reste du monde.

Rejoignez-nous et soutenez Lula. Défendez la démocratie au Brésil

 

 

Trump un an plus tard

Extraits d’une table-ronde organisée par la revue Jacobin, avec Paul Heideman et Kim Philipps-Fein (New York University), Doug Henwood (éditeur du Left Business Review et Kate Aronnoff (In These Times), 20 janvier 2018

 

Paul Heideman

L’État américain demeure toujours aussi puissant, en dépit des déficiences de l’administration actuelle. Trump a gagné sur deux plans : le transfert fiscal en faveur des plus riches et l’expansion des pratiques répressives. Le premier est le plus important et démontre le préjugé de classe de l’administration actuelle. Pour la prochaine décennie, les riches vont être inondés de cash. Dépourvu de moyens, le gouvernement devra couper dans les services sociaux. Par ailleurs, Trump a drastiquement réduit les moyens dont le gouvernement dispose pour réguler le marché, que ce soit sur les émissions de gaz à effets de serre, les standards environnementaux des infrastructures fédérales, la responsabilité des minières, et bien d’autres mesures encore. Le Département de la sécurité au travail et de la santé a vu ses effectifs réduits, ce qui envoie le message aux entreprises à l’effet qu’elles ne seront jamais l’objet d’enquêtes.

Sur l’autre plan, la machine de répression a été renforcée, notamment en ce qui concerne l’immigration (l’interdiction d’immigrants de certains pays musulmans, L’expulsion prévue de 300 000 Salvadoriens et Haïtiens, etc). Entretemps, les descentes musclées dans les quartiers immigrants, les expulsions et les détentions, ont augmenté considérablement. Et cela ne vise pas seulement les sans-papier. En juillet, Trump a affirmé que les États-Unis étaient trop « gentils » avec les gens arrêtés par la police. Le ministère de la justice a pratiquement cessé la surveillance des pratiques policières à l’échelle locale, ce qui veut dire que celles-ci ont les mains libres. Soulignons enfin les manouvres agressives pour « nettoyer » les tribunaux fédéraux de tous ceux qui ne suivent pas la « ligne ». Cette mesure aura des répercussions longtemps après le départ de Trump.

Avec tout cela, peut-on dire que le régime Trump est exceptionnel ? Certes, on n’a pas vu depuis longtemps un gouvernement aussi menaçant pour autant de gens. Mais il faut nuancer. La redistribution des revenus vers les riches et le renforcement de la répression ont été des marques de commerce des gouvernements républicains depuis les années 1980, notamment sous Reagan.

Il faut souligner l’inaptitude des Démocrates à s’opposer à Trump. Tout en mettant l’accent sur certains aspects de la malgouvenance, leur focus a été sur l’enquête concernant l’ingérence de la Russie dans la dernière campagne électorale. Pendant ce temps, l’administration se sert des secteurs les plus vulnérables de la population comme boucs émissaires.

Pour arrêter Trump, il faudra aller plus loin que les standards habituels de la normalité américaine. Il faudra ressusciter les traditions radicales qui sont présentes dans l’histoire des États-Unis.

Kim Philipps-Fein

L’élection de Trump a été interprétée comme un retour du racisme « populaire, une sorte de réaction confuse et pleine d’insécurités d’une partie de la classe ouvrière blanche. Certes, c’est une partie de la réalité, mais en pratique depuis un an, Trump a révélé le fondement de son idéologie : il est le champion de l’élite économique.

Il faut se souvenir que Trump est sorti du néant dans les années 1980 quand le discours dominant célébrait la richesse et le marché. Le président continue donc dans cette tradition fort établie : la vénération des patrons, une vision du monde où il y a des gagnants et des perdants, la fantaisie du pouvoir absolu basée sur le fait que la richesse donne tous les droits. C’est le discours du darwinisme social du 19ième siècle, qui a dominé dans notre histoire, sauf durant l’intervalle du New Deal.

Malgré le regard parfois méprisant des élites sur l’administration actuelle, les pièces essentielles de la politique leur sont très bénéfiques, avec les réductions fiscales et l’assaut organisé contre le secteur public. C’est une tradition chez les Républicains, et plus encore, c’est devenu une sorte de religion depuis l’essor du Tea Party. La fiscalité au services de riches, l’inclusion des millionnaires du secteur privé à des postes de haut niveau dans l’administration, en passant par la quasi destruction de la législation environnementale, répondent aux attentes des riches.

C’est vrai, des personnalités du monde des affaires sont embarrassées. Sur la politique d’immigration et sur la place des États-Unis au sein du capitalisme mondialisé, plusieurs ont l’impression que la gestion de Trump peut aboutir à de sérieuses impasses. Pour autant, ces critiques n’ont pas grand-chose à offrir comme alternative. Il n’est pas surprenant que les profits boursiers aient connu un fort rendement en 2017.

Doug Henwood

Dans un de ses ouvrages sur la télévision, Pierre Bourdieu nous mettait en garde contre une certaine analyse historique fermée et qui disait, en gros, que tout changeait mais qu’en même temps rien ne changeait. Dans le discours actuel, il y a ceux qui comparent Trump à Hitler ou à Staline. D’autres disent que Trump n’est pas très différent d’Obama. On doit se poser la question : est ce que Trump traduit un véritable tournant dans la politique américaine ? Pour aborder cette question, il faut se souvenir de la présidence de Richard Nixon. Il était beaucoup plus subtil que Trump, mais en réalité, ses politiques étaient extrêmes. Pensons notamment à sa conduite de la guerre en Indochine, qui faisait même peur à son secrétaire d’état Henry Kissinger. La xénophobie horrible de Trump s’inscrit en continuité avec les politiques discriminatoires tout au long du vingtième siècle, des arrestations en masse de Palmer dans les années 1910 jusqu’aux pratiques de l’époque maccarthyste dans les années 1950. À vrai dire, Trump n’est même pas rendu là.

Une fois dit cela, la situation est grave. Trump se fait entendre en faveur de Nazis et de racistes avoués. La guerre contre les immigrants est vicieuse. On discute maintenant à Washington d’une éventuelle guerre nucléaire. Des millions de personnes vont perdre leur assurance maladie. Les parcs nationaux vont être ouverts aux mines d’uranium. On laisse tomber toute velléité de faire face aux changements climatiques. Trump lui-même est ignorant et confus. Mais autour de lui, une droite dure est à l’œuvre, qui fait beaucoup de dommages. En face de cela, la gauche, qui avait repris du poil de la bête au début de l’administration de Trump, apparaît confuse et divisée. Tout le monde blâme tout le monde, un peu comme durant la campagne électorale de 2016. La situation actuelle à ce niveau est misérable.

Kate Aronnoff

Quand les Républicains ont réussi à faire adopter leur réforme fiscale à la fin de 2017, on a célébré cela comme la plus importante victoire de Trump. En réalité, les changements de la politique environnementale sont peut-être encore plus significatifs. L’inclusion dans le cabinet de Trump des magnats du pétrole et du charbon, tels le PDG d’ExxonMobil CEO, Rex Tillerson et de Scott Pruitt (un climato sceptique bien connu) comme responsable de l’Agence de protection de l’environnement, ont rapidement donné le ton. Jusqu’à la fin de cette année, alors que l’administration était secouée par divers scandales, le secrétaire d’état à l’intérieur a réussi à transformer l’appareil bureaucratique, en accordant à l’industrie de plus en plus de concessions. En pratique, l’atrophie des capacités de l’État de réguler a concrétisé en pratique ce que Steve Bannon disait, à l’effet qu’il fallait « déconstruire » l’État.

Parallèlement, Trump bénéficie de l’appui de politiciens expérimentés qui sont des fervents partisans de l’extractivisme. Pensons notamment aux néoconservateurs comme Bill Kristol et David Frum. Et même de Démocrates comme l’ancien maire de New York, le milliardaire Michael Bloomberg, pour qui la solution au défi climatique se trouve dans le marché et l’action des entreprises (la “responsabilité sociale” de). Des Démocrates au Congrès, tels Brian Schatz et Sheldon Whitehouse, nient la gravité de la situation et le fait qu’il faudrait de manière urgente des mesures vigoureuses imposées par l’État, y compris, la nationalisation pure et simple de l’industrie du pétrole et du charbon.

Puisque les Démocrates sont incapables de lutter et de proposer des alternatives, c’est la gauche qui doit prendre le relais.

(Traduit et abrégé par Pierre Beaudet)

 

L’EUROPE ET LE MOUVEMENT SOCIAL EUROPEEN

Gustave Massiah, Intercoll

Nous vivons une période de grands bouleversements et de grandes incertitudes. Une période de fortes contradictions qui structurent le champ des possibles et qui confirme que l’avenir n’est pas prédéterminé.

Trois remarques préalables à une réflexion sur l’Europe

La compréhension de l’Europe ne se résume pas à un retour vers son passé. L’Histoire s’écrit du présent, à partir des questions qui se posent vers l’avenir, vers le passé pour aider à les comprendre. Il s’agit de partir des défis qui se posent au monde et du rôle que l’Europe pourra y jouer. L’Europe ne se réduit pas à l’Union Européenne. Elle est confrontée, au-delà des formes institutionnelles à la redéfinition du politique du local, au national et au mondial ; et à la place des grandes régions dans l’organisation du monde. Notre interrogation principale porte sur la construction d’un mouvements social européen. Cette méthode qui privilégie le point de vue des mouvements sociaux et citoyens s’inscrit dans la démarche du mouvement altermondialiste.

Les contradictions et les défis

Les chocs financiers de 2008 confirment l’hypothèse de l’épuisement du néolibéralisme et de la fragilité du capital financier. Les politiques de sortie de crise, l’endettement et les plans d’austérité ont exacerbé les inégalités et la défiance envers les politiques. La prise de conscience écologique, confirmée par le réchauffement climatique, la diminution de la biodiversité, les pollutions globales, confirme les limites du capitalisme et du productivisme. Des hypothèses sont avancées sur un épuisement du capitalisme comme mode de production hégémonique. Etant entendu que ce qui succèderait au capitalisme ne sera pas forcément un mode juste et équitable ; l’Histoire n’est pas écrite et n’est pas linéaire.

Depuis l’imposition du néolibéralisme, à la fin des années 1970, les évènements et les ruptures n’ont pas manqué. Rappelons l’implosion de l’Union Soviétique, la nouvelle stratégie américaine après les attentats de New York en 2001, la déstabilisation du Moyen Orient à partir des guerres d’Irak, … le monde est en plein bouleversement.

A partir de 2011, les mouvements quasi insurrectionnels d’occupation des places témoignent de la réponse des peuples à la domination de l’oligarchie. Dans des dizaines de pays, des millions de personnes ont occupé les rues et les places publiques. A partir de 2013, l’arrogance néolibérale reprend le dessus et confirme les tendances qui ont émergé dès la fin des années 1970. Les politiques dominantes, d’austérité et d’ajustement structurel, sont réaffirmées. La déstabilisation, les guerres, les répressions violentes et l’instrumentalisation du terrorisme s’imposent dans toutes les régions. Des courants idéologiques réactionnaires et des populismes d’extrême-droite sont de plus en plus actifs. Les racismes et les nationalismes extrêmes alimentent les manifestations contre les étrangers et les migrants. Ils prennent des formes spécifiques comme le néo-conservatisme libertarien aux Etats-Unis, les extrêmes-droites et les diverses formes de national-socialisme en Europe, l’extrémisme jihadiste armé, les dictatures et les monarchies pétrolières, l’hindouisme extrême, etc. Mais, dans le moyen terme, rien n’est joué.

La situation ne se réduit pas à la montée des positions de droite ; elle est marquée par la permanence des contradictions. La dimension économique et financière, la plus visible, est une conséquence qui se traduit dans les crises ouvertes alimentaires, énergétiques, climatiques, monétaires, etc. La crise structurelle articule cinq contradictions majeures : économiques et sociales, avec les inégalités sociales et les discriminations ; écologiques avec la destruction des écosystèmes, la limitation de la biodiversité, le changement climatique et la mise en danger de l’écosystème planétaire ; géopolitiques avec les guerres décentralisées et la tendance à un monde multipolaire ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes ; politiques avec la corruption née de la fusion du politique et du financier qui nourrit la méfiance par rapport au politique et abolit son  autonomie.

Les peuples européens et toute construction européenne sont confrontés aux défis et aux contradictions sociales, écologiques, démocratiques, idéologiques et géopolitiques.

Les bouleversements du monde

Pour caractériser la situation, reprenons la citation prémonitoire de Gramsci : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

La réponse aux mouvements insurrectionnels de 2011 ouvre une période de contre-révolutions. Elle rappelle que les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre révolutions violentes et beaucoup plus longues. Mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions et le nouveau continue de progresser et émerge sous de nouvelles formes.

Il faut s’interroger sur les nouveaux monstres et les raisons de leur émergence. Ils s’appuient sur les peurs autour de deux vecteurs principaux et complémentaires : la xénophobie et la haine des étrangers ; les racismes sous leurs différentes formes. Il faut souligner une offensive particulière qui prend les formes de l’islamophobie ; après la chute du mur de Berlin, l’« islam » a été institué comme l’ennemi principal dans le « choc des civilisations ». Cette situation résulte d’une offensive menée avec constance depuis quarante ans, par les droites extrêmes, pour conquérir l’hégémonie culturelle. Elle a porté principalement sur deux valeurs. Contre l’égalité d’abord en affirmant que les inégalités sont naturelles. Pour les idéologies sécuritaires en considérant que seules la répression et la restriction des libertés peuvent garantir la sécurité.

Le durcissement des contradictions et des tensions sociales explique le surgissement des formes extrêmes d’affrontement. Le durcissement commence par celui de la lutte des classes et s’étend à toutes les relations sociales. La volonté d’accumulation de richesses et de pouvoirs est insatiable. Face à cette démesure, on assiste à un refuge dans le retour du religieux. La confiance dans une régulation par l’Etat est fortement atteinte. La classe financière a réussi à subordonner les Etats. Et le projet de socialisme d’Etat a sombré dans les nomenklaturas et dans les nouvelles oligarchies.

Mais, il y a aussi une autre raison à la situation, ce sont les angoisses liées à l’apparition d’un nouveau monde. Il y a plusieurs bouleversements en cours, des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Pour autant, elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent. Ce sont des révolutions de longue période dont les effets s’inscrivent sur plusieurs générations. Retenons les droits des femmes, les droits des peuples, l’écologie, le numérique, le peuplement de la planète.

La révolution des droits des femmes, la plus impressionnante, remet en cause des rapports millénaires. On mesure progressivement les bouleversements qu’elle suscite. On le mesure à la violence des réactions de certains Etats à toute idée de la libération des femmes et à la résistance dans toutes les sociétés à la remise en cause du patriarcat.

La révolution des droits des peuples est inachevée et en prise avec les tentatives de reconfiguration des rapports impérialistes. La deuxième phase de la décolonisation a commencé. La première phase, celle de d’indépendance des Etats a rencontré ses limites. La deuxième phase celle de la libération des peuples renouvelle la question des identités et interpelle le rapport entre les libertés individuelles et les libertés collectives.

La révolution écologique en est à ses débuts, c’est une révolution philosophique. Elle remet en cause toutes les conceptions du développement, de la production et de la consommation. Elle réimpose la discussion sur le rapport de l’espèce humaine à la Nature. Elle interpelle sur les limites de l’écosystème planétaire.

La révolution du numérique est une part déterminante d’une nouvelle révolution scientifique et technique, combinée notamment à celle des biotechnologies. Elle impacte la culture en commençant à bouleverser des domaines aussi vitaux que ceux du langage et de l’écriture. Pour l’instant, la financiarisation a réussi à instrumentaliser les bouleversements du numérique, mais les contradictions restent ouvertes et profondes.

La révolution du peuplement de la planète est en gestation. L’envisager permet d’éviter de qualifier les questions des migrations et des réfugiés comme une crise migratoire qu’on pourrait isoler et qui finirait par se résorber. La scolarisation des sociétés modifie les flux migratoires. Les mouvements sociaux tentent d’articuler les luttes pour les droits à la liberté de circulation et d’installation avec celles pour le droit de rester vivre et travailler au pays. Ils vérifient que l’envie de rester est indissociable du droit de partir.

La bataille pour l’hégémonie culturelle

La droite et l’extrême droite ont mené une bataille pour l’hégémonie culturelle, dès la fin des années 1970, contre les droits fondamentaux et particulièrement contre l’égalité, contre la solidarité, pour les idéologies sécuritaires, pour la disqualification amplifiée après 1989 des projets progressistes. Elles ont mené les offensives sur le travail par la précarisation généralisée ; contre l’Etat social par la marchandisation et la privatisation et la corruption généralisée des classes politiques ; sur la subordination du numérique à la logique de la financiarisation

La réaction a été d’une grande brutalité à travers les répressions et les politiques sécuritaires, ainsi qu’avec la vague des guerres décentralisées. Les idéologies racistes, xénophobes, anti migrants et anti pauvres ont occupé le devant de la scène. Les gouvernements réactionnaires ont pris le pouvoir en Europe et dans plusieurs régions du monde. L’arrivée de Trump a confirmé l’heure des glaciers.

Cette montée en puissance des droites et des extrêmes droites ne s’est pas imposée sans résistances. Elle est une réponse à la vigueur des mouvements sociaux et citoyens des années 2000, celles qui se retrouvent dans les forums sociaux, les mouvements syndicaux de salariés et de paysans, des mouvements des femmes, des peuples indigènes, des habitants, des écologistes, des droits humains, etc. Elle est une réponse aux mouvements insurrectionnels d’après 2011, aux insurrections au magrheb et au machrek, aux indignés, aux occupys, aux mouvements étudiants, à la place Taksim à Istanbul, aux carrés rouges, etc. Aujourd’hui une nouvelle vague de résistances se dépolie avec les black live matters, le refus des pipelines au Dakota et au Canada, et depuis l’élection de Trump les millions de manifestantes et de manifestants dans plus de 600 villes dans le monde. Les peuples n’ont pas désarmé et l’affrontement devient de plus en plus violent.

Du point de vue des mouvements, de nouvelles pistes émergent. Citons parmi d’autres : l’articulation entre le social et l’écologique, l’articulation entre les bases sociales et les projets, la radicalisation de la démocratie et le rejet des formes de corruption, particulièrement la corruption politique qui naît de la fusion entre les classes politiques et les classes financières ; l’articulation nouvelle entre les échelles de pouvoirs locaux, nationaux, régionaux et mondiaux, etc.

Une stratégie pour la gauche de transformation

La gauche de transformation sociale, avec les mouvements sociaux et citoyens, doit adapter sa stratégie à la nouvelle situation. Toute pensée stratégique se construit sur l’articulation entre l’urgence et la construction d’un projet alternatif. L’urgence, c’est la résistance au cours actuel du néolibéralisme. Mais pour résister, un projet alternatif est nécessaire.

Le projet alternatif commence à se dégager. Dès 2009, au Forum social mondial de Belém dont il a été fait mention auparavant, la proposition qui se dégage est celle d’une transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique. Cette proposition combine la prise de conscience des grandes contradictions et l’intuition des grandes révolutions inachevées en cours.

Cette rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique met en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances, et des pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives.

Il faut insister sur l’idée de transition qui est souvent utilisée à contre-emploi comme une proposition de temporisation. La proposition de transition ne s’oppose pas à l’idée de révolution, elle est en rupture avec une des conceptions de la révolution, celle du grand soir ; elle inscrit la révolution dans le temps long et discontinu. Elle souligne que de nouveaux rapports sociaux émergent déjà dans le monde actuel, comme les rapports sociaux capitalistes ont émergé, de manière contradictoire et inachevée, dans le monde féodal. Cette conception donne un nouveau sens aux pratiques alternatives qui se cherchent et qui permettent, là aussi de manière inachevée, de préciser et de préparer un projet alternatif.

Une des difficultés de cette période concerne cette articulation entre la résistance et le projet alternatif. La lutte des classes est, sans conteste, l’élément déterminant de la résistance et de la transformation. Encore faut-il redéfinir la nature des classes sociales, de leur rapport et des luttes de classes. Dans la conception dominante des mouvements sociaux, la révolution sociale devait précéder et caractériser les autres révolutions et libérations. L’importance des cinq autres révolutions en cours interpellent la révolution sociale et le retard de la révolution sociale interpelle en retour les autres révolutions.

Dans une contribution remarquable sur l’hégémonie culturelle, Stuart Hill, souligne dans Gramsci and us, en 1988, analysant la victoire de Madame Thatcher qu’elle a su répondre à une attente de modernité et de modernisation. Elle y a répondu par une modernisation régressive, celle du néolibéralisme. Mais la réponse de la gauche ne peut pas se résumer à « ne changeons rien, car ce sera pire » ; même si c’est très probable que ce sera pire. Elle ne peut pas être non plus « il n’y a qu’à » car elle doit être crédible pour une alliance populaire. A la modernité régressive, il faut opposer une modernisation progressive. Le débat est ouvert là-dessus. En 2009, la proposition d’un « Green New Deal » a fait long feu ouvrant la voie à des réponses plus radicales.

En fait, les sociétés résistent plus qu’on ne pense à la droitisation des élites et des médias. On peut le vérifier. Quand elles peuvent s’exprimer, les sociétés sont plus ouvertes et plus tolérantes que ne veulent le faire croire les courants de droite extrême et les médias que les relayent. Mais, cette résistance ne s’affiche pas, ne se traduit pas par une adhésion à un projet progressiste, traduisant ainsi l’absence d’un projet alternatif crédible. C’est moins « la droite » qui triomphe que « la gauche » qui s’effondre.

Il nous faut donc résister, dans l’immédiat, pas à pas, et accepter de s’engager dans le temps long. Cette résistance passe par l’alliance la plus large avec toutes celles et tous ceux, et ils – elles sont nombreux-ses, qui pensent que l’égalité vaut mieux que les inégalités, que les libertés individuelles et collectives doivent être élargies au maximum, que les discriminations conduisent au désastre, que la domination conduit à la guerre, qu’il faut sauvegarder la planète. Cette bataille sur les valeurs passe par la remise en cause de l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, du capitalisme et de l’autoritarisme. Nous pouvons démontrer que résister, c’est créer. Pour chacune des révolutions inachevées, à travers les mobilisations et les pratiques alternatives, nous pouvons lutter pour éviter qu’elles ne soient instrumentalisées et ne servent à renforcer le pouvoir d’une élite, ancienne ou nouvelle.

La pertinence des grandes régions géoculturelles et géopolitiques

Dans la crise, la bourgeoisie financière reste encore au pouvoir et la logique dominante reste celle de la financiarisation. Mais la mondialisation est en train d’évoluer et ses contradictions augmentent. Elle se traduit par une différenciation des situations suivant les régions du monde, une sorte de dérive des continents. Chaque grande région évolue avec des dynamiques propres et l’évolution des mouvements sociaux doit tenir compte des nouvelles situations.

Cette évolution a deux conséquences qui concernent particulièrement l’Europe. Elle modifie les formes du politique dans le rapport entre les échelles spatiales, du local au mondial. Elle modifie le contexte géopolitique en ouvrant l’hypothèse d’une géopolitique multipolaire.

La stratégie nécessite de redéfinir l’articulation des échelles d’intervention. L’articulation des échelles du politique compte autant que leur répartition. Cette question rejoint celle de la redéfinition du politique. Du point de vue des mouvements sociaux et citoyens une hypothèse se dégage. Au niveau local, la démocratie de proximité, les alternatives locales, les services publics, les territoires. Au niveau national, les politiques publiques, l’Etat, une large part de la citoyenneté. Au niveau des grandes régions, le culturel et la géopolitique. Au niveau mondial, le droit international, les migrations, le climat et l’hégémonie culturelle.

Les situations locales et nationales prennent le pas sur les échelles régionales et mondiales. C’est à l’échelle nationale que se pose pleinement la question de l’Etat. Les Etats sont sous l’emprise du capital financier, mais les Etats l’ont accepté, et l’ont même suscité. Ils se sont délestés de leurs responsabilités sociales et démocratiques pour se recentrer sur la défense du régalien en le limitant au maintien de l’ordre social, répressif, idéologique. Comment réaliser une déprise du capital financier sur les Etats, alors même que les Etats ne l’accepteront pas spontanément ? Cette déprise sera-t-elle plus facile à l’échelle de chaque nation, de chaque Etat, qu’au niveau international ou à celui des grandes régions, comme l’ont démontré les échecs de l’Europe ou de l’Amérique Latine.

C’est une question posée par la remontée de l’échelle nationale et républicaine comme refus du capitalisme financier et du néolibéralisme. Malgré la permanence du pouvoir financier et des multinationales dans la mondialisation, la situation internationale est en mutation. Le passage à un monde multipolaire change les donnes. L’impérialisme américain est en déclin mais n’a pas perdu son pouvoir de nuisance, le nouvel équilibre géopolitique est instable, les situations sont moins dépendantes des équilibres globaux et moins prévisibles.

Les situations se différencient comme on peut le voir en Amérique Latine, au Moyen Orient, en Asie, en Afrique, en Europe. Cette différenciation ne suffit pas pour construire une multipolarité qui succèderait au monde bipolaire des deux super puissances de la guerre froide ou à la domination principale des Etats Unis. L’échec des puissances émergentes à construire le BRICS ou le G20 montre qu’un monde multipolaire nécessite une évolution géopolitique et une évolution du droit international et du système institutionnel international.

L’Europe a-t-elle innové dans ce sens, est-elle un modèle pour les grandes régions géopolitiques. Au départ, et pendant un certain temps, l’Europe a donné des espoirs dans ce sens. La référence à la paix, l’importance donnée au droit international, la convention européenne des droits de l’Homme, une politique sociale au départ progressive, la liberté de circulation et d’installation sont allés dans ce sens. Mais, à partir de 1980, la dominance du néolibéralisme a annulé les avancées et ouvert une période régressive. Le libre-échange fondé sur les dumpings social, fiscal et environnemental et la déterritorialisation a supplanté la référence aux droits. L’Europe a choisi l’alliance privilégiée avec les Etats Unis et le Japon autour d’une politique de recolonisation fondée sur la crise de la dette et les programmes d’ajustement structurel. Elle s’est engagée dans un nivellement des droits par le bas, l’explosion des inégalités et des discriminations. Elle a participé à la déstabilisation et aux guerres. L’Europe forteresse a mis en place des politiques migratoires scandaleuses qui ont composé avec les idéologies xénophobes, racistes et sécuritaires.

Une Europe ouverte et solidaire serait nécessaire. Le monde en a besoin, les européens aussi. Cette Europe est possible. Mais dans le passage de l’Europe actuelle à une autre Europe, il n’y a pas de continuité possible ; une rupture est nécessaire. Comment apprécier la rupture nécessaire ? L’urgence est dans la définition d’un nouveau projet et de l’arc des alliances qu’il implique.

L’unité et les défis des mouvements sociaux européens

Depuis plusieurs années nous sommes confrontés à la nécessité et aux difficultés de construire un mouvement social européen. Les Forums sociaux européens ont correspondu un temps à cette dynamique. Mais, il faut admettre que cette dynamique s’est enrayée et cela, au-delà des formes d’organisation de ces forums, du fait de l’évolution de la situation de l’Europe et en Europe. De nouvelles hypothèses sont à construire à partir de la confrontation des réseaux européens engagés dans le processus des forums sociaux, de la « Joint social conference » et des propositions des Altersummit.

Dans cette perspective, interrogeons-nous sur ce qui s’oppose à l’unité d’un mouvement social européen orienté vers la justice sociale et la lutte contre les inégalités, la défense des libertés et des droits, le respect de l’écosystème planétaire et de l’environnement, la contribution de l’Europe à un monde plus juste et à la paix dans le monde.

De ce point de vue, l’unité du mouvement social européen dépend de l’horizon que l’on se donne. A court terme, cette unité peut s’appuyer sur la solidarité entre les résistances, particulièrement contre les politiques d’austérité et leurs conséquences dramatiques pour les couches populaires et pour les libertés. A long terme, l’unité peut s’appuyer sur la proposition d’une transition sociale, écologique et démocratique qui se donne pour objectif le dépassement du capitalisme.

Dans beaucoup de cas, le refus de la logique dominante de la financiarisation et de ses conséquences pourrait conduire à une alliance entre ceux qui soutiendraient l’option de la modernisation et les mouvements qui s’inscrivent dans la transition. Une telle alliance n’empêcherait pas la poursuite de la confrontation sur les objectifs et les perspectives de dépassement du capitalisme. C’est dans le moyen terme, que l’unité du mouvement social européen est la plus difficile. Cet horizon est celui de la définition d’une stratégie, de l’articulation entre les réponses à l’urgence et les perspectives de transformation sociale structurelle.

La crise européenne s’inscrit dans la crise globale. La crise européenne est spécifique sur le plan économique, le différentiel de croissance jouant fortement en sa défaveur, et sur le plan géopolitique. La différenciation de la mondialisation entre les régions du monde joue aussi en Europe. Les situations se différencient suivant les régions européennes entre l’Europe du Nord, l’Europe du Sud, l’Europe de l’Est et la Grande Bretagne. Sans oublier la Russie qui ne situe pas son avenir dans une perspective européenne. Les bourgeoisies européennes répondent différemment à la crise et s’affrontent. Les mouvements sociaux en Europe doivent tenir compte de la stratégie que met en œuvre leur bourgeoisie pour définir leur propre stratégie. La convergence au niveau du mouvement social européen n’est pas spontanée et est, de ce fait, plus difficile.

En Europe du Nord, et d’abord en Allemagne, la stratégie est de maintenir la place économique dans la mondialisation en renforçant leur industrie. L’industrie ne résume pas la situation économique, mais elle joue un rôle d’entraînement au niveau du commerce extérieur et de l’emploi. L’industrie pèse plus de 22% dans le PIB en Allemagne (contre 12% en France, 6% en Grèce). Le projet de la bourgeoisie allemande est d’asseoir la compétitivité de l’industrie allemande sur la flexibilité. Elle le fait dans le cadre de la cogestion en proposant en échange une relative augmentation des salaires. Le mouvement syndical allemand s’inscrit dans cette cogestion.

En Europe du Sud, la stratégie de ré-industrialisation est plus difficile. La situation dans la concurrence internationale est détériorée et une orientation alternative d’industrialisation sur les marchés intérieurs demanderait 15 à 20 ans et n’est pas facile. Les situations sont d’ailleurs différentes ; en Italie, l’industrie pèse 20% du PIB, la bourgeoisie catalane est proche de la stratégie de l’Europe du Nord. Le capitalisme est plus axé sur les services ; c’est un capitalisme rentier avec des rapports complexes à l’Etat protecteur. Les politiques d’austérité pèsent plus violemment sur les couches sociales défavorisées particulièrement sur celles qui ne sont pas en situation d’emploi protégé. Le maintien dans la zone euro telle qu’elle est gérée se traduit par des taux de 50% de chômeurs chez les jeunes. Le mouvement social est plus fortement mobilisé contre les politiques d’austérité.

La France est dans une situation intermédiaire. Les exportations créent des emplois et l’industrie française n’est pas dépendante de la concurrence en matière de bas-salaires, la concurrence « low-cost ». La situation dégradée en France résulte de la dureté de l’affrontement avec le patronat qui sous-investit pour garder le contrôle et refuse toute concession avec les salariés. Contrairement au patronat allemand, les patrons français jouent les affrontements au sein des couches populaires, entre salariés protégés et précaires, entre centres-villes embourgeoisés, nouveaux habitants péri-urbains de la classe moyenne, et banlieues ghettoïsées.

En Europe de l’Est les bourgeoisies jouent une stratégie d’industrialisation « low-cost » pour attirer les multinationales. Ils pèsent pour l’orientation néolibérale de l’Europe et soutiennent le libre-échange avec ses trois dumpings : social, environnemental et fiscal.

En Grande-Bretagne, la stratégie est toujours atlantiste : il s’agit de coller aux Etats-Unis. La bourgeoisie anglaise joue l’attractivité monétaire et fiscale. Suite à la crise financière, leur problème est de gérer l’inévitable réduction de la taille financière de leur économie et notamment le poids de la City. Le poids de la finance a doublé en 30 ans ; comme aux Etats-Unis, elle est passée de 3 à 7% du PIB. La bourgeoisie britannique gère ce qu’elle appelle le « deleveredging », la réduction des endettements et des outils spéculatifs. Après la victoire contre le mouvement syndical qui a ouvert l’ère néo-libérale, ils poursuivent la création d’emplois précarisés et sont tentés par une ré-industrialisation « discount » à l’irlandaise.

La différenciation des situations pèse sur la définition d’une position stratégique commune aux mouvements sociaux et citoyens en Europe. Ces mouvements sont confrontés à trois défis principaux : la précarité, les alliances, la xénophobie et l’identité européenne.

Un premier défi concerne l’indispensable et très difficile alliance pour les luttes communes entre travailleurs précaires et travailleurs non-précaires. Il y a trente ans, les mouvements sociaux se définissaient à partir des salariés stables. Les précaires pouvaient penser qu’ils pourraient à terme être intégrés dans un système social stable. Aujourd’hui, à l’inverse, la précarité est l’horizon des travailleurs stables. L’unité des couches sociales ne peut pas se faire si on ne prend pas en charge la question du précariat.

Un deuxième défi concerne les alliances entre les salariés disposant d’un emploi stable, les scolarisés précarisés et les chômeurs diplômés, les populations discriminées et racisées des quartiers populaires. La question des alliances concerne aussi les « compétents ». La gestion et le renouvellement du capitalisme s’appuie sur l’alliance entre les compétents et les actionnaires. Un projet alternatif nécessite une convergence sociale, idéologique et culturelle entre les couches populaires et les compétents.

Le défi majeur concerne la montée des idéologies racistes, xénophobes et sécuritaires. Elle se traduit en Europe par une guerre, la guerre aux migrants. Ces idéologies prolifèrent à partir de la peur et des insécurités sociales, écologiques et civiques. Elles sont alimentées par la dimension symbolique de la crise européenne et par le « désenchantement » qui prolonge le basculement géopolitique du monde. Cette question rejoint la question de l’identité européenne. Comment penser son identité quand on sait qu’on ne sera plus au centre du monde ? Comment concevoir un monde sans centre du monde ?

L’enjeu est dans la définition d’un projet européen alternatif qui se dégagerait du projet européen dominant et de ses impasses et qui traduirait en termes politiques et culturels l’unité du mouvement social européen.

 

 

 

 

 

« Ce n’est pas au peuple tunisien de payer…

Dominique Lerouge, Afrique en lutte, 20 janvier 2018

 

Une explosion de colère

En Tunisie, le mois de janvier est souvent propice aux mobilisations, et cela d’autant plus depuis un certain janvier 2011. Mais cette fois-ci, elles ont touché simultanément la plus grande partie du territoire, les zones déshéritées de l’intérieur comme les villes de la côte. Impulsée essentiellement par des jeunes, cette explosion de colère s’est brusquement développée dans foulée de la mort, le 8 janvier, d’un manifestant dans la grande banlieue de Tunis, précédée deux jours plus tôt du suicide d’un jeune chômeur près de la frontière algérienne. Entre le lundi 8 et le jeudi 11, certaines de ces mobilisations se sont transformés en émeutes, en particulier la nuit : heurts violents avec la police, blocages de routes, destruction de bâtiments officiels, scènes de pillages, etc. Il semble prouvé que des réseaux mafieux, ainsi que des jihadistes, ont jeté de l’huile sur le feu, souhaitant profiter de la situation pour satisfaire leurs propres intérêts.

Pouvoir et contestataires s’accusent mutuellement des violence et des pillages. Les batailles font rage sur les réseaux sociaux massivement suivis par les Tunisiens. « Le terrorisme véritable est celui qui affame la population », a par exemple écrit un protestataire. Le ministère de l’Intérieur a répondu par un hashtag : « Ne détruis pas ton pays, la Tunisie a besoin de toi ». Le pouvoir, dirigé par des notables de l’ancien régime et les islamistes d’Ennahdha, a répliqué par une répression de grande ampleur. Entre le 8 et le 11 janvier, 773 Tunisien-ne-s ont été arrêté-e-s (soit l’équivalent en France de 4 600 personnes). Parmi eux/elles, un tiers ont moins de 20 ans. Des poursuites judiciaires ont immédiatement été engagées contre des personnes arrêtées.

Dans de telles conditions, les manifestations nocturnes sont retombées dès le soir du 11 janvier, ainsi que les émeutes qui les succédaient …. et beaucoup de media sont alors passés à autre chose. Des manifestations pacifiques continuent par contre à avoir lieu en journée. Dans l’espoir de faire retomber la pression, le pouvoir, le patronat et l’UGTT ont par ailleurs promis le 13 janvier l’octroi de quelques mesures pour les plus démunis. Il sera possible de mesurer pendant la troisième semaine de janvier l’effet qu’auront eu sur les mobilisations l’utilisation combinée du bâton et de la (toute petite) carotte.

Un refus massif des hausses de prix et de l’austérité

Le principal déclencheur de ces mouvements est la hausse considérable des prix. Officiellement, l’inflation a été de 6,4 % en 2017, mais pour de nombreux produits, cela a été beaucoup plus : 12,7% pour le poulet, 8 % pour le poisson frais, 12,8 % pour les légumes frais, 9,5 % pour les fruits, 14,5 % pour les viandes rouges, etc. Et cela fait plusieurs années que cela dure : depuis 2011, le coût de la vie a augmenté de 35 %.

Le feu aux poudres a été mis par le vote de la loi de finances 2018. Celle-ci prévoit notamment la hausse de certains droits de douane et de divers impôts, dont une hausse de 1 % de la TVA. Pourrait s’y ajouter un prélèvement supplémentaire de 1 % sur les salaires. Le tout dans un contexte où le chiffre officiel du chômage a grimpé à 15 % (30 % chez les diplômés ).

Si le mouvement a pris une telle ampleur cette année c’est parce que la majorité de la population est touchée par la crise économique. “C’est l’expression du ras-le-bol généralisé de la jeunesse, des étudiants, des chômeurs face à leur marginalisation ». « Les gens ne voient aucune lumière au bout du tunnel et les promesses ne se concrétisent pas depuis sept ans”.

« Qu’est-ce qu’on attend ? »

Sous ce nom évocateur (Fech Nestannew en dialecte tunisien), est apparu le 3 janvier un collectif de jeunes cherchant à agir par d’autres moyens que l’émeute. « Notre campagne est pacifiste et les autorités tentent de nous faire passer pour des casseurs et de réduire notre message à des scènes de pillage. En faisant cela, ils ne feront qu’augmenter la colère de la rue et nous finirons par demander leur départ » explique Wael Naouar, un de ses porte-paroles.

La suspension de la loi de finances

C’est la première revendication de « Fech Nestannew ». Ses militant-e-s jugent illégitime la politique d’austérité mise en place par le gouvernement : « Ce n’est pas au peuple tunisien de payer le prix de la mauvaise gestion, de la corruption et de la faillite politique », explique Henda Chennaoui.

Une série de revendications sociales concrètes

Outre la suspension de la loi de finances 2018, « Fech Nestannew » avance dans son manifeste, publié le 3 janvier 2018 lors du lancement de cette campagne, une série de mesures sociales concrètes :

– le retour aux prix initiaux des denrées, et la baisse des prix des produits de base,

– l’augmentation de l’allocation attribuée aux familles nécessiteuses,

– un logement aux familles à revenu limité,

– la révision de la politique fiscale en fonction du revenu individuel,

– l’embauche d’une personne de chaque famille pauvre,

– une couverture sociale et sanitaire aux personnes au chômage,

– une stratégie nationale de lutte contre la corruption,

– le renoncement à la privatisation des entreprises publiques.

Le tout se terminant par l’appel à former des coordinations régionales pour obtenir la satisfaction de ces revendications.

Une “structuration horizontale”

Essentiellement formée par des jeunes, dont des chômeurs, « Fech Nestanew ? » se présente comme une campagne citoyenne sans leader. Elle s’organise à travers sa page Facebook, sur laquelle sont diffusés les appels aux différentes actions.« Notre structure est horizontale », affirme l’une de ses porte-paroles. Cette initiative a réussi à réunir des jeunes venant de toutes les classes sociales et de différentes régions du pays. Elle trouve ainsi un écho dans des villes telles que Gafsa (sud-ouest), Sfax (est), Tabarka (nord-ouest)… « Ce sont les jeunes de la révolution qui ont pris l’habitude d’agir sur le terrain qui mènent cette campagne », résume Henda.

Ce collectif d’inscrit dans la lignée d’autres campagnes comme « Manich Msamah », créée pour s’opposer à la loi de blanchiment des corrompus de l’époque de Ben Ali, ou encore de la campagne « Mansinekomch » (On ne vous a pas oublié) en soutien aux martyrs et aux blessés de la révolution. D’ailleurs, le mouvement « Menich Msamah » a rejoint la campagne « Fech Nestannew ».

Le premier moyen d’action utilisé a été la distribution de tracts, avec l’objectif déclaré d’enclencher le débat directement avec la population. « Nous voulions interpeller la population sur la nécessité de se mobiliser. Ainsi, nous avons pu collecter les demandes de chaque quartier. Nous disposons aujourd’hui de plusieurs documents comportant des demandes sociales spécifiques suites à ces opérations de tractage », explique Henda Chennaoui. Une méthode des « cahiers de doléances » similaire à celle observée dans la ville marocaine de Jérada, théâtre d’une forte contestation populaire depuis la mort accidentelle de deux mineurs le 22 décembre. La population s’y est organisée sans recours aux cadres traditionnels (partis, syndicats, etc.) pour élaborer la liste des revendications.

Le militant de la LGO et syndicaliste de l’enseignement secondaire Abdessalem Hidouri précise pour sa part : Le plan d’action adopté commence par la distribution d’un tract se basant sur le slogan fondamental :

« Le peuple veut la chute de la loi de finances ».

Des slogans sont ensuite écrits pendant la nuit sur les murs des quartiers et des entreprises. Enfin, dans la journée des réunions sont organisées dans les rues et dans les marchés. Ce plan d’action a été mise en acte dans tout le pays, et particulièrement à Sousse, Gafsa, Sidi Bouzid, Kasserine et Tunis.

Autonomie et convergence

« Fech Nestanew ? » est totalement indépendant des partis politiques, assurent ses militant-e-s. Et cela même si, à côté de militant-e-s sans orientation politique, précise, la majorité sont (ou ont été) à l’UGET (Union générale des étudiant-e-s de Tunisie) à l’UDC (Union des diplômés chômeurs) et/ou au Front Populaire. Si le collectif décide lui-même de ses initiatives propres, cela ne l’empêche nullement d’agir également en commun avec des organisations ayant des positions convergentes.

La répression a accéléré le calendrier de mobilisation

« Le gouvernement est revenu à ses vieux réflexes de traiter les manifestants de terroristes et de pilleurs », explique Henda Chennaoui. Plus de cinquante militant-e-s de « Fech Nestannew » avaient par exemple été arrêté-e-s dès la première semaine de janvier alors qu’ils/elles distribuaient des tracts appelant à manifester ou tagaient des murs. Le premier communiqué de « Fech Nestanew » appelait à un rassemblement devant les sièges des différents gouvernorats du pays le 12 janvier. C’est la répression qui a poussé le collectif plus tôt dans la rue.

Le 7 janvier, s’est tenue une de ses premières manifestations sur le boulevard Bourguiba de Tunis. Elle avait pour mot d’ordre principal le refus de la hausse des prix, mais aussi la libération des militants arrêtés. Le 9 janvier, suite à la mort d’un manifestant la veille dans la grande banlieue de Tunis, un nouveau rassemblement de manifestation a eu lieu à Tunis. Pendant celle-ci, les membres du collectif Fech Nestanew ont annoncé la tenue d’une manifestation nationale le samedi 13 janvier.

Slogans

“Le peuple veut l’abrogation de la Loi de finances”,

“La pauvreté et la faim ont augmenté, oh citoyen opprimé !”,

“Citoyen, travaille et persévère, et donne ton salaire à Chahed”.

“Ni peur, ni crainte, le pouvoir appartient à la rue”

Le tout se terminant par la reprise du slogan de 2011, “le peuple veut la chute du régime”.

La gauche politique et les mobilisations

Le Front populaire, qui regroupe l’essentiel des forces politiques se réclamant de la gauche ainsi que des nationalistes arabes, refuse fermement ce nouveau plan d’austérité. Comme les années précédentes, la totalité de son groupe parlementaire a voté le 9 décembre contre la loi de finances.

Dans son communiqué du 3 janvier, le Front populaire réaffirme son opposition radicale aux hausses des prix. Celles-ci représentent le début des mesures d’austérité imposées par le FMI dont le gouvernement de Youssef Chahed est devenu une « administration locale ». Celui-ci gouverne « au profit d’une minorité de mercenaires et de corrompus locaux qui dominent les postes de pouvoir directement ou à travers la majorité gouvernante, sans tenir compte des intérêts nationaux et sociaux de la Tunisie et de son peuple ».

En conséquence, le Front populaire juge nécessaire le départ de ceux qui ont fait ces choix, et affirme que c’est le peuple qui les poussera vers ce départ. « Nous appelons à la tenue d’élections législatives et présidentielles anticipées, ce sera ça ou la révolte ! »

Le Front populaire a déclaré se tenir aux côtés des mouvements populaires pacifiques, et cela jusqu’au retrait de la loi de finances 2018 : « nous sommes de tout cœur avec les manifestants et pleurons la disparition du martyr décédé à Tebourba. Les Tunisiens descendront dans les rues et rassembleront les forces civiles. Le FP est prêt pour cela ». Le Front populaire a en conséquence appelé à former une « large coalition contre un budget visant à paupériser le peuple et à démanteler l’économie nationale ». Dans cet esprit, une douzaine de partis politiques et d’organisations se sont réunis et ont exprimé leur soutien aux manifestations populaires. Elles ont condamné « le recours des autorités à la violence ainsi que les campagnes de diffamation qui visent les mouvements pacifiques ».

Ces partis politiques et organisations ont notamment appelé à une manifestation commune le 14 janvier pour exprimer leur refus de la loi de finances 2018. Ce positionnement sans ambigüité du Front populaire lui a valu des attaques haineuses et mensongères du pouvoir dirigé par des notables de l’ancien régime et les islamistes d’Ennahdha. A Gafsa, trois dirigeants locaux du Front, dont un responsable de l’UGTT, ont été arrêtés, puis relâchés face aux protestations.

Cette diabolisation du Front populaire fait peser de graves menaces sur ses militant-e-s et ses locaux. Des individus non identifiés ont par exemple saccagé et incendié le local du Parti des travailleurs dans la ville natale de Hamma Hamami, le porte-parole central du Front populaire placé sous protection permanente depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013.

Et l’UGTT ?

Malgré sa détermination et son début de structuration, le mouvement populaire actuel n’est pas en mesure de donner naissance à une alternative crédible au pouvoir en place. Au niveau institutionnel, il en va de même pour le Front populaire dont les 15 députés ne représentent que 6,9 % de l’Assemblée. Dans ces conditions, la centrale syndicale UGTT, reste comme à l’accoutumée au centre du jeu politique sans pour autant vouloir participer à quelque gouvernement que ce soit.

Lors de la crise politique majeure de 2013 ayant suivi les assassinats successifs de deux dirigeants du Front populaire, l’UGTT avait joué un rôle central dans le « dialogue national » à la suite duquel le gouvernement de la Troïka dominé par Ennahdha avait fini par démissionner. Depuis cette époque, l’UGTT a présidé à la recherche d’un consensus entre elle-même, le patronat, les anciens benalistes, les islamistes d’Ennahdha, et diverses forces d’appoint.

Cette position a été difficile à tenir lors des grèves salariales de 2014-2015 impulsées par les secteurs les plus combatifs de l’UGTT. Mais après avoir dénoncé certaines de ces grèves, la direction centrale avait fini par les soutenir. Elle a même contribué à les structurer lorsqu’elles se sont étendues au secteur privé. Par la suite, le balancier est reparti dans l’autre sens, avec notamment la participation assidue de la direction de l’UGTT aux réunions du « pacte de Carthage » constitué en juillet 2016. Comme dans un inventaire à la Prévert font également partie de ce « Pacte » le président de la République, le Premier ministre, le syndicat patronal, ainsi que les partis participant au gouvernement dirigé par des notables de l’ancien régime et les islamistes d’Ennahdha.

En ce début 2018, face à l’ampleur du mécontentement et la participation de militant-e-s de l’UGTT aux mobilisations en cours, la direction de la centrale semble commencer à prendre un ton moins conciliant envers le pouvoir, et même à s’en démarquer oralement. Mais pour l’instant, seules des structures intermédiaires de l’UGTT s’impliquent dans les mobilisations.

Il est difficile actuellement de savoir comment finiront par s’établir au sein de la centrale les rapports de forces entre :

– partisans de la lutte contre les mesures d’austérité,

– et partisans de la recherche d’un consensus avec le patronat et un pouvoir soumis aux ordres du FMI.

La situation est si insupportable pour les salarié-e-s, que des luttes vont de toute façon avoir lieu. Le syndicat UGTT de l’enseignement secondaire, qui avait été à l’origine de la vague sans précédent de grèves en 2014-2015, a par exemple annoncé une série d’actions sectorielles. Une grève générale des lycées et collèges est notamment annoncée pour le 15 février. Mais il est trop tôt pour savoir si des mouvements de ce type iront crescendo et pourront déboucher rapidement sur une généralisation des luttes.

Vers le Forum Mondial Sciences et Démocratie

Le Forum mondial sciences et démocratie aura lieu dans le cadre du Forum social mondial, à Salvador de Bahia, Brésil, du 13 au 17 mars 2018

Du Comité Exécutif du 5ème Forum Mondial sur la Science et la Démocratie, nous communiquons que nous avons déjà commencé à recevoir des propositions d’activités, axes thématiques et autres suggestions pour notre événement en mars 2018, dans le but d’une plus grande diffusion sur tous les continents, nous avons décidé de prolonger l’appel jusqu’au 28/01/18.

Nous vous rappelons que toutes les activités de la FMCD sont autogérées, ce qui signifie que le comité d’organisation du FMSD ne dispose pas de fonds pour payer les frais de déplacement ou d’hébergement. Nous aimerions savoir qui parmi vous pourra participer en personne ou à distance (skype, streaming, vidéoconférence, etc.).

 

Axes thématiques:

En tant que forum démocratique impliqué dans la lutte contre la science capitaliste, il n’ y a pas d’ordre du jour arrêté pour le débat, mais il y a des questions pressantes qui peuvent structurer un certain axe de discussion, par exemple:

– les sciences et technologies comme bien commun ;

– la décolonisation des universités et des instituts de recherche ;

– l’évaluation et la gouvernance des technologies émergentes ;

– l’engagement du public dans le domaine des sciences et des technologies ;

– la promotion de la recherche participative ;

– la place des femmes dans la recherche ;

– la criminalisation des scientifiques et des lanceurs d’alerte ;

– les politiques publiques concernant les sciences et technologies ;

– les orientations de la recherche

– Face aux défis du climat, de l’environnement, de la pauvreté et des conflits armés, quelles alternatives aux politiques actuelles de recherche?

Argentine : une deuxième grève des femmes

 

Depuis quelques années, la remontée des luttes féministes a marqué l’Argentine. Pour la deuxième année consécutive, le 8 mars donnera lieu à une grève internationale des femmes. Le mouvement Ni Una Menos est une des organisations qui appelle à cette grève. 

Le temps de la grève

Aujourd’hui 8 janvier, nous commençons le compte à rebours de la grève internationale des femmes 2018. Il ne s’agit pas d’un temps de comptabilisation mais d’accumulation de forces, de conversations, de rencontres pour construire un nouveau cri commun.

Nous produisons ensemble le temps de la grève, qui est un temps pour nous, un temps qui devient dense et se multiplie dans un corps à corps qui prend en compte nos dissidences, nos territoires, nos expériences et nos savoirs.

Comment construisons-nous le temps de la grève ?

Nous nous réunissons sur nos lieux de travail et dans les communautés indigènes, avec nos voisines et nos amies, avec les organisations et les syndicats, avec les étudiantes, les enseignantes et les travailleuses de l’économie informelle. Nous nous multiplions en réunions et nous donnons un temps d’assemblées dès maintenant. Produisons des traces de ces réunions pour rendre compte de ce temps d’ébullition et de tissage commun. Que ce qui se dit et s’élabore quelque part puisse nourrir et encourager ailleurs.

Pourquoi insister sur l’outil de la grève

Quand nous disons #NosotrasParamos nous inventons un “nous” qui embrasse les femmes, lesbiennes, travestis, trans, et toutes les identités dissidentes du cis-hétéro-patriarcat. Nous disons grève internationale parce que cet outil nous permet de rendre visible, de dénoncer et d’affronter la violence que nous subissons, une violence qui ne se réduit pas à une question privée ou domestique. Cette violence se manifeste comme violence économique, sociale et politique, comme formes d’exploitation et de dépossession chaque jour plus cruelles (des licenciements à la militarisation des territoires, des conflits néo-extractivistes à l’augmentation du prix des aliments, de la criminalisation des mouvements sociaux à la criminalisation des migrations, etc.). Avec la grève internationale des femmes, nous valorisons d’autres modes de vie et crions que si nos corps comptent si peu, produisez sans nous. Nous savons que si nous arrêtons de faire ce que nous faisons, nous pouvons arrêter le monde.

Nous l’avons fait en 2017. Nous relevons le défi de renforcer et complexifier en 2018 cette mesure commune et d’élargir cette marée internationaliste.

Comment nous nous mettons en grève ?

Nous multiplions les images et les sens de ce que grève veut dire, même quand on nous dit que nous ne pouvons pas nous mettre en grève ou que nous ne sommes pas légitimes pour appeler à la grève. Nous faisons de la question de la grève une recherche concrète et située. C’est un défi lancé au sein des syndicats et une interpellation à produire des alliances avec les luttes syndicales en cours. Mais notre grève déborde en même temps les limites du travail salarié, et valorise le travail de soin et le travail non reconnu ou non rémunéré, la production du commun dans les villes et à la campagne, dans les banlieues et les territoires indigènes. Produisons des traces de ce qui s’arrête lorsque nous nous mettons en grève, des multiples travaux que nous arrêtons de faire, et de tous les gestes de suspension que la grève permet d’inventer.

L’Internationale féministe

Comme les zapatistes nous le disent dans leur appel lancé pour le 8 mars, la rage, la rébellion et la dignité nourrissent des formes d’autonomie, d’insoumission et de soulèvement dans différents endroits du monde. Nous disons que le désir nous meut : c’est un désir de sororité dans la recherche active de la dignité pour tou.te.s et pour nos territoires, en défense de la vie et la Terre face à l’avancée des violences capitalistes. Nous sommes mues par un désir de révolution.

Comment nous organisons-nous ?

Lors de différentes rencontres en Amérique Latine et dans les Caraïbes au cours des derniers mois, est apparue la proposition de nous identifier pour le 8 mars en violet, couleur qui marque le féminisme pour rendre visible cette marée et pour rendre plus puissant encore ce geste commun pendant les heures effectives de notre grève. Nous savons que différentes coordinations internationales sont en cours. Nous sommes au défi de converger vers la construction de mesure commune qu’est la grève, en l’étendant au travers d’alliances insolites. Nous construisons ces coordinations à travers les réseaux sociaux et dans le corps à corps des assemblées et de la rue. A deux mois du 8 mars, ce n’est pas un temps à rebours, c’est le temps de l’insoumission.

Forum sur l’ALÉNA : Les peuples et la planète avant le profit

La prochaine ronde de négociations de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) aura lieu à l’Hôtel Bonaventure à Montréal du 23 au 27 janvier prochains. Le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC) appelle à se rassembler devant l’Hôtel au 900 rue de la Gauchetière, le samedi 27 janvier à midi, pour dire « Les peuples et la planète, avant les profits ».

Après le rassemblement devant l’Hôtel Bonaventure, tout le monde est invité à participer au Forum qui se tiendra à l’UQAM au R-M130 dans le corridor métro des Sciences de la Gestion (accessible par le métro et la rue Sainte-Catherine).

Des échanges se tiendront en après-midi avec les personnes représentants différents groupes sociaux et environnementaux provenant du Mexique, des États-Unis, du Canada et du Québec. Le programme est maintenant disponible ci-contre.

RQIC profitera de l’occasion pour lancer une campagne sur le thème « l’ALÉNA, une menace à l’environnement et à l’Accord de Paris ».

13 h 00 – Lunch offert par le RQIC à la cafétéria du Pavillon Hubert-Aquin.

13 h 45 — 15 h : Est-ce possible d’avoir un accord d’échange commercial qui respecte les peuples et la planète, quelles sont les conditions pour ce faire ?
Animation : Shirley Dorismond, Vice-présidente FIQ ; Interventions : Ben Beachy (É.-U.), Juan Carlos Salamanca Greenpeace-Mexico, Chantal Levert (RQGE), Personne intervenante du Canada à confirmer.

15 h pause

15 h 10 : Résolution de solidarité avec les travailleuses et travailleurs mexicains — Intervention de Benedicto Martinez, coordination nationale du Frente Autóntico del Trabajo (FAT); présentation de la résolution par Amélie Nguyen (CISO).

15 h 30 — 16 h 45 : L’ALÉNA a-t-il un avenir ?
Animation : Stephen Léger, vice-président APTS ; Lori Wallach (Public Citizen – É.-U.); Arthur Stamoulis (Citizen Trade Campaign – É.-U.); Vitoria Alfredo Acedo de l’Union nationale des organisations régionales paysannes autonomes (UNORCA); Larry Brown (NUPGE – TJN); Québec (à confirmer).

Informations : http://rqic.quebec/

Les effets pervers de l’ALÉNA  

 

Dan Healing, 17 janvier 2018, Le Devoir

Un organisme progressiste n’en revient pas que le gouvernement canadien s’entête, à la table de négociations de l’ALENA, à maintenir le mécanisme de règlement des litiges qui permet à des entreprises de poursuivre un gouvernement, alors que ce mécanisme aurait coûté aux contribuables canadiens 314 millions jusqu’ici.

Dans un rapport publié mardi, à une semaine de la reprise des négociations, le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) soutient que le fameux « chapitre 11 » de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a coûté au Canada 314 millions, dont 95 millions seulement en honoraires juridiques non recouvrables, depuis que l’ALENA est entré en vigueur en 1994.

La sixième ronde de négociations pour renouveler l’accord doit commencer mardi prochain à Montréal. Washington souhaite notamment diluer cet article 11 en proposant que les décisions des comités de règlement des litiges ne soient pas arbitrales. Or Scott Sinclair, chercheur auprès du CCPA, estime que le Canada devrait saisir l’occasion que lui offre Washington de se débarrasser de cet article, ou du moins de le neutraliser.

Le chapitre 11 avait été conçu pour rassurer les investisseurs qui font des affaires dans un autre pays, en leur donnant accès à un tribunal impartial pour régler les litiges s’ils estiment être traités de façon inéquitable par un gouvernement. Le gouvernement de Donald Trump propose plutôt une participation volontaire au mécanisme.

Il s’agit de l’un des trois chapitres qui veillent à l’application et au respect de l’ALENA. Le chapitre 20, rarement invoqué, permet à un gouvernement d’en poursuivre un autre. La Maison-Blanche souhaiterait que ce recours ne soit que consultatif. Le chapitre 19, une exigence canadienne dans l’ALENA original, demeure pour Ottawa une priorité. Il permet aux entreprises de contester des droits compensateurs punitifs, comme ceux imposés à Bombardier ou à l’industrie canadienne du bois d’oeuvre. Le gouvernement Trump souhaite abolir carrément ce recours juridique.

Le CCPA soutient qu’Ottawa a été plus souvent que Mexico ou Washington la cible de poursuites d’entreprises en vertu du chapitre 11. Cette tendance serait même à la hausse : depuis 2010, le Canada a été l’objet de poursuites deux fois plus souvent, au moins, que ses deux partenaires réunis.

Et le Canada risque aussi de sortir perdant de ces poursuites, selon le CCPA : alors qu’Ottawa a remporté neuf victoires et en a perdu huit, et que le Mexique affiche un score de sept victoires et cinq défaites, les États-Unis ont remporté leurs onze causes. Le Canada doit actuellement se défendre dans huit poursuites intentées par des entreprises, dont celle d’une compagnie américaine qui conteste le moratoire sur la fracturation hydraulique au Québec. Ces huit poursuites totalisent plus de 475 millions de dollars en dommages réclamés.

Résister au racisme !

Marie-Célie Agnant, AlterPresse, 18 janvier 2018

L’indignation, nous dit le regretté Stéphane Hessel [1], est le ferment de l’esprit de résistance. Impossible donc de ne pas s’étonner, mais aussi de ne pas s’indigner, face à cette conjonction de l’ignorance la plus pure, d’absence de culture, d’éducation et de bon sens, et surtout, de ce manque d’humanité qui porte un vulgaire bipède à prendre la parole, – prétendant ainsi à un degré d’humanité,- et à débiter, en toute quiétude, sans crainte de représailles, incongruités et âneries de toutes sortes.

Voilà donc un grand nombre de gens en émoi, parce que cet animal (cette comparaison est certainement une insulte faite aux animaux- qu’ils nous pardonnent de les associer à une telle ordure,) aurait accouché d’une énième saloperie.

Étonnantes les paroles de Trump ? Doit-on s’attendre à mieux ? Il nous faut, je crois, faire appel à un simple raisonnement déductif et se dire que oui, en effet : Trump accouche tout bonnement de la merde qui le façonne, de cette substance dont il est le produit, dont est faite sa cervelle. Il déblatère ainsi aujourd’hui, il le fera demain, puisqu’il est accompagné et nourri de cette idéologie merdique et dangereuse qu’est le racisme, qui permet, à l’époque actuelle, de justifier la vente aux enchères des nègres, en toute impunité.

Trump est le produit de cette même idéologie qui autorise des policiers à tirer à bout portant sur n’importe quel Noir aux Etats-Unis. (De là à ce que nous revoyons ce spectacle insoutenable des corps noirs, pendus aux sycomores, il n’y a plus qu’un pas à franchir !)

Et comment résister au racisme, si ce n’est d’abord comprendre son mécanisme, ses origines, sa reproduction, et surtout, sa capacité de perdurer, de traverser toutes les époques, et résister à toutes les luttes. C’est ce racisme qui sert de fondement aux doctrines qui portent des individus de la trempe de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, qui justifie l’incarcération, depuis plus de quarante ans, d’un homme comme Léonard Peltier, véritable prisonnier politique, dans un pays qui prétend défendre la liberté à travers le monde. Le racisme, idéologie bien enracinée sur laquelle ce pays et tant d’autres se sont construits, pierre angulaire des sociétés occidentales, ferment qui empêche aussi tout changement véritable dans des pays, qui, comme Haïti, ont hérité des structures socio-économiques et de l’idéologie raciste du colonialisme.

Trump emprunte la voix de l’Extrême droite, partout présente aujourd’hui. Une voix qui se renforce sans cesse, et fait table rase de toutes les velléités de luttes et de résistance. Trump est alimenté par la même idéologie qui porte le KKK, cette idéologie qui donna naissance aux fours crématoires, et permit l’extermination de millions de Juifs, de Gitans et autres minorités. Trump est donc une merde en mission ! Et un pays qui accepte d’avoir à sa tête une ordure de cet acabit, se considère lui-même comme un trou à m… Nous le disons avec toute la compassion et le respect que nous inspire le courage que doivent déployer, tous ceux-là qui, nombreux, résistent tant bien que mal dans ce pays, à la puanteur ambiante depuis son arrivée au pouvoir, ceux qui en souffrent, qui doivent se battre au quotidien contre les miasmes qu’il dégage, avec sa troupe de racistes, qui, crocs dehors, mettent en danger la vie des minorités, de toutes les minorités.

Ce pays, qui n’a pas le courage de revenir sur l’erreur monumentale que constitue l’élection de Belzebuth au poste de chef suprême, patauge donc dans un merdier aussi horrible que ceux qu’il sème ici et là, avec ses armes de plus en plus meurtrières, et ses guerres à n’en plus finir, tout cela, pour continuer à s’accaparer des richesses des peuples et les condamner à croupir, eux, dans la misère la plus abjecte.

À cet officier allemand-nazi en visite dans son atelier au moment de la Deuxième guerre mondiale, et qui, regardant Guernica, demande à Picasso : ‘’Qui a fait cela ?’’ Picasso aurait répondu : ‘’C’est vous !’’

Nous voilà donc obligés de dire à Trump et à ses comparses, gringos insatiables, en mission perpétuelle de pillage et, de déprédation, qu’ils sont bien placés pour savoir où se trouvent les trous à merde sur la planète, puisqu’ils en sont les architectes. Et pour cause, en Haïti, ils ont eux-mêmes fouillé le trou avec les occupations militaires à répétition, ils l’ont consolidé avec leurs méthodes assassines, à commencer par la formation des militaires tortionnaires à l’École des Amériques, et avec eux les tontons macoutes, et autres escadrons de la mort qui ont ensanglanté le pays. N’avez-vous pas installé, alimenté et soutenu pendant de longues années, les gardiens de ce trou, Duvalier et son fils, ce bouffi plein tout comme vous de la même substance ? N’avez-vous pas porté jusqu’au bout ces régimes sanguinaires qui ont condamné les Haïtiens à l’errance ?

Oui, Haïti est votre merdier car, après la fuite de Duvalier, Gringos et nations puissantes, marchands de démocratie sur mesure, alliés à une classe possédante et une petite bourgeoisie haïtienne répugnante et médiocre, à l’image de Trump, donc, ont tout fait pour qu’aucun nettoyage véritable n’ait lieu. Ainsi, le système continue à produire des dirigeants pitoyables et indignes de ce peuple constitué en grande partie de résistants. N’en déplaise à Trump. Toutefois, ce qui doit nous inquiéter, en plus de nous indigner, c’est le silence permanent et complice de ceux qui prétendent gouverner le monde, ceux qui oublient qu’existe une Déclaration universelle des Droits de l’homme, qui ignorent le génocide en cours des Palestiniens, ceux qui font semblant de ne pas comprendre les problèmes liés à l’inégalité croissante entre riches et pauvres, qui ferment les yeux sur la dictature des marchés financiers, celle qui condamne des peuples entiers à l’indigence et à l’errance, tandis qu’eux se vautrent dans l’opulence la plus criante. Ce qui doit nous inquiéter, c’est le danger dans lequel cette idéologie individualiste meurtrière plonge l’humanité entière. Et encore là, faut-il s’inquiéter outre mesure, puisque ce silence complice n’est pas nouveau ? Ne devrions-nous donc pas plutôt nous inquiéter de notre propre souci ou non d’engagement, de notre propre indigence, de nos choix ou absences de choix, de nos compromis et compromissions inavouables, de notre apathie, notre accoutumance aux situations inacceptables ? Là réside peut-être l’essence de l’appel de Stéphane Hessel à la résistance. Toujours dans cet essai, publié en 2010, Hessel cite Sartre : « Il faut essayer d’expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui est horrible, n’est qu’un moment dans le long développement historique, que l’espoir a toujours été une des forces dominantes des révolutions et des insurrections, et comment je ressens encore l’espoir comme ma conception de l’avenir ».

S’il faut donc parler d’avenir, nous dirons que même celui qui se trouve enfoui sous la merde, au plus profond de la merde la plus puante, rêve lui aussi d’avenir, c’est une des lois de la survie. Et il finit bien un jour, un jour ou l’autre, par vouloir contempler et agripper de toutes ses forces, un coin du ciel !

[1] Stéphane Hessel, Indignez-vous, Editions Mille Babords 2010 En anglais : Time for Outrage

Vers un thermidor au Venezuela ?

Patrick Guillaudat, Contretemps, 16 janvier 2018

La décision prise par Maduro d’élire une Assemblée Nationale Constituante a changé la nature du processus politique en cours au Venezuela. Jusqu’à présent, le pouvoir maduriste tentait de suivre les pas de Chávez, notamment en utilisant la mobilisation sociale pour lutter contre les velléités de la droite de revenir au pouvoir. Désormais il utilise le pouvoir d’État pour contrer aussi bien l’action de la droite politique que la contestation sociale, d’où qu’elle vienne. Reste à savoir jusqu’où ira cette dérive de concentration du pouvoir aux mains de la présidence. Or, mois après mois, la fuite en avant du régime s’accompagne d’une restriction des espaces de démocratie mais aussi d’une paupérisation de la grande masse des vénézuéliens. Il est déterminant d’avoir un point de vue critique sur la situation vécue par le pays qui a été présentée comme le plus emblématique du nouveau progressisme latino-américain. Les désastres du passé sont là pour nous montrer qu’il convient de se méfier des thuriféraires de tout poil vantant les puissants en oubliant les cris des petits. Assistons-nous à la fin de la « révolution bolivarienne », comme le 9 Thermidor de l’an II mit fin à la dynamique transformatrice de la révolution française et comme le stalinisme mit fin à celle de la révolution russe[1] ? Si rien n’est définitif, la pente actuelle suivie par le pouvoir laisse envisager le pire.

Le chavisme « originel » ou la politique de l’entre-deux

Pendant les quatorze années de pouvoir de Chávez, le Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV) et avant lui le Mouvement pour le Cinquième République (MVR), tentaient de reprendre la main face aux offensives de la droite, soit en favorisant et en appuyant les mobilisations populaires, comme en 2002 lors du coup d’État, soit en ouvrant, même timidement, des espaces démocratiques nouveaux, comme les conseils communaux. Cette méthode permettait certes au pouvoir de se maintenir en place, mais aussi au peuple vénézuélien de le soutenir et de chercher à le maintenir face à la droite et à ses projets néolibéraux. Avec cette stratégie, Chávez s’ouvrait des espaces politiques de légitimation.

Ainsi, le peuple vénézuélien considérait comme légitime son soutien au chavisme parce que celui-ci lui apportait en retour une amélioration de ses conditions d’existence. Mais, en profondeur, la société vénézuélienne connaissait non pas une transformation radicale, promise sous le nom de socialisme du XXIème siècle, mais une simple mutation redistributive, il est vrai non négligeable pour les plus pauvres. Les profits de la rente étaient, pour une fois, prioritairement investis dans les programmes sociaux et plus uniquement réservés à l’enrichissement des élites. Mais ni les rapports économiques, ni les rapports sociaux n’ont été inversés Seuls les rapports politiques paraissaient être en voie de démocratisation, en particulier pour les secteurs les plus marginalisés de la société vénézuélienne. Mais nulle part, y compris dans les entreprises nationalisées, le capitalisme et tout ce qu’il véhicule comme rapports de domination et d’exploitation, n’a été renversé[2]. En ce sens, les transformations du Venezuela peuvent être qualifiées de « post-néolibérales »[3], principalement en raison de cette politique redistributive mais, aussi parce que l’État décide de reprendre partiellement la main dans le domaine économique, sciemment abandonné par les néo-libéraux. Le Venezuela n’en mène pas moins une politique économique rentiste. L’État central finance uniquement ses dépenses par l’exploitation et la vente de ses ressources, principalement le pétrole et le gaz, ce qui sera déterminant dans la crise économique que connait actuellement le pays.

Mais une partie de l’élite politique au pouvoir a directement profité de sa rente de situation en s’appropriant des entreprises et des biens. Et pour elle, défendre ses intérêts particuliers est contradictoire avec une lutte pour une transformation sociale radicale du pays. Les cas de corruption qui explosent en public régulièrement ne représentent en définitive que la partie émergée de cet iceberg. Et notamment, ils visent en priorité des concurrents, voire des critiques du régime, accusés à tort ou à raison, comme ce fut dernièrement le cas avec l’ex procureure générale Luisa Ortega Díaz ou les dirigeants de PDVSA en décembre 2017.

Mais dans le cas emblématique de PDVSA (Petroleos De Venezuela SA), historiquement le pilier et le principal canal de la corruption du pays, plusieurs économistes avaient déjà alerté sur les « disparitions » de fonds.[4] S’appuyant sur ces révélations, Jorge Giordani, ministre de la Planification depuis 1999 (avec deux années d’interruption), veut avertir le pouvoir sur ce qu’il considère être des erreurs d’orientation économique ainsi que sur l’accroissement de la corruption au sein même du régime. Et il insiste sur l’absence de programmation stratégique visant à la constitution d’un secteur public, mais aussi sur l’absence de contrôle du système bancaire. Il dénonce également les mesures financières prises établissant un taux de change à trois niveaux et pointe du doigt la corruption qui en résulte à travers les structures liées au commerce extérieur. Enfin, il fait ressortir les risques liés à toutes les dépenses injustifiées effectuées par le pouvoir ainsi que toutes les irrégularités dans la gestion de PDVSA et de la BCV (Banque Centrale du Venezuela). Pour avoir soulevé le débat, d’abord en interne, Giordani est écarté du gouvernement par Maduro le 17 juin 2014[5]. Ce sera ensuite le sort réservé à d’autres ministres allant dans le même sens tout comme plusieurs personnalités, exclues du PSUV.

Le madurisme, phase terminale du chavisme ?

L’élection de Maduro changea la donne. Alors que Chávez, influencé jeune par l’expérience de Velasco et celle de Douglas Bravo au Pérou, et par Douglas Bravo[6], avait axé son activité politique bien avant son élection – notamment lors du coup d’État manqué de 1992 – contre la corruption et pour la justice sociale, Maduro a eu une toute autre trajectoire. Jeune, il adhéra à la Liga Socialista (organisation maoïste vénézuélienne) puis il a été formé dans une école de cadres politiques à Cuba, et continua son parcours politique comme garde du corps de candidats de gauche lors de plusieurs élections présidentielles au Venezuela. Il a patiemment construit sa carrière politique comme homme d’appareil et à rejoint ensuite le MVR. Ce sont donc deux parcours et personnalités différents. Le combat de Chávez est porté par son refus de l’injustice, ce qui le mène en prison. Mais il jugea les références castristes et communistes comme dépassables, créa son propre mouvement politique avec lequel il gagnera les présidentielles de 1998, et appellera plus tard à construire un socialisme du XXIème siècle. Quant à Maduro, il est resté fidèle à une certaine conception du communisme, d’abord maoïste, puis castriste. Deux conceptions qui ne s’embarrassent pas de considérants démocratiques[7]. Dans le contexte du Venezuela, ces deux personnalités vont exercer le pouvoir de manière différente, même s’ils utilisent une stratégie « populiste » pour le gagner et le conserver[8]. Ce qui signifie notamment que la personnalisation du pouvoir autour d’un chef est stratégiquement centrale mais aussi que leur personnalité s’inscrit donc au cœur de la pratique politique du pouvoir et en détermine largement la forme.

Chávez a toujours eu une stratégie ambivalente, principalement dans les neuf premières années du pouvoir, fondée sur un solide flair politique qui lui permettait de « sentir » ce qu’exprimait sa base sociale. Bien que responsable direct des choix politiques, il pouvait être amené à réaliser des autocritiques publiques, la dernière en date étant publiée dans une brochure El golpe de timón (le coup de barre) du 20 octobre 2012 où il préconise notamment l’approfondissement de la révolution bolivarienne autour de l’État Communal.

Avec son successeur qui entre en fonction le 19 avril 2013, on assiste à un renforcement du pouvoir central autour de la présidence. Cela débute par le vote de la première loi habilitante permettant au président de gouverner par ordonnances, pour la période du 19 novembre 2013 au 19 novembre 2014 (maximum légal prévu par la Constitution), puis une deuxième du 15 mars au 31 décembre 2015. Mais l’élection le 15 décembre 2015 d’une Assemblée Nationale à majorité de droite va changer la donne. Maduro va s’appuyer sur la volonté de la droite de revenir sur les conquêtes sociales pour procéder à une transformation des institutions et tenter de la rendre légitime aux yeux de sa base sociale. Mais au lieu de construire un réel pouvoir populaire qui s’appuierait par exemple sur le contrôle ouvrier dans les entreprises et sur le renforcement des Communes, bref sur le peuple mobilisé, il choisit de mettre en place de nouvelles institutions permettant de contourner l’Assemblée nationale, principalement avec sa décision de mettre sur pied une nouvelle Assemblée Nationale Constituante (ANC). Rapidement, cette stratégie de lutte va se réduire au conflit entre le pouvoir central et la droite, et à un affrontement entre une cupula (couche de dirigeants) maduriste et la bourgeoisie vénézuélienne historique[9].

L’économiste marxiste Michael Roberts va plus loin et explique que Maduro favorise principalement les forces armées (en tout cas ses cadres) qui créent et prennent possessions d’entreprises dans tous les secteurs de l’économie, les transports, l’énergie, les télécom, fonds d’investissements, banques, etc.[10] À cette politique s’ajoute la création de Zones Économiques Spéciales par Maduro dès novembre 2014, ce qui permet aux entreprises, y compris et notamment celles contrôlées par les membres du régime et celles qui ont conclu des accords avec elles, en particulier des multinationales, de s’abstraire de respecter les droits sociaux et environnementaux ainsi que ceux des peuples indigènes au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Afin de participer plus activement à cette ruée vers les ressources naturelles, l’état-major des forces armées a créé en février 2016 la Compagnie Anonyme Militaire des Industries Minières, Pétrolières et Gazières pour accéder directement à ces zones et exploiter les ressources.

Ainsi, les couches sociales au pouvoir ont fini par se réduire à une nouvelle fraction de la bourgeoisie, la bolibourgeoisie. Les départs successifs depuis quatre ans de personnalités, notamment de ministres, et de courants critiques sur la gauche du PSUV traduisent la victoire progressive au sein de l’appareil d’État et du parti au pouvoir du courant lié à la bolibourgeoisie, celui qui a été le plus frileux pour transformer radicalement la société vénézuélienne[11].

L’Assemblée Nationale Constituante comme avatar de l’exécutif

Pour contourner et marginaliser l’Assemblée Nationale, dominée par la MUD (Table de l’Unité Démocratique, droite) depuis les élections du 6 décembre 2015, le gouvernement va utiliser le Tribunal Supérieur de la Justice qui annonçât dès avril 2017 qu’il « suspendait les travaux de l’Assemblée Nationale », décision approuvée ensuite par le PSUV « parce que l’AN rédigeait des lois contre le peuple ». Dans la continuité, Maduro annonce le 1er mai 2017 l’élection prochaine d’une Assemblée Nationale Constituante. Mais la procureure générale Luisa Ortega Díaz, mise en place par Chávez, a dénoncé cette rupture de l’ordre constitutionnel. Quelques semaines après sa déclaration, elle se retrouve accusée de corruption … Le premier acte politique de l’ANC sera de la destituer le 5 août 2017.

Pour verrouiller toute initiative incontrôlée, Maduro crée une commission présidentielle de 12 membres des institutions, appartenant par ailleurs au PSUV, chargée de préparer la mise en place, la fonction et l’élection de l’ANC.

Le 30 juillet 2017, les électeurs sont appelés aux urnes. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, la manœuvre n’a pas reçu un soutien massif dans les couches populaires. Par exemple, dans le quartier historique de lutte et de résistance de Caracas, 23 de Enero, le 30 juillet 2017 de violentes manifestations ont lieu contre les décisions du Conseil National Électoral qui proclament élus à l’ANC les seuls candidats proches du régime au détriment de candidats indépendants de la gauche chaviste. C’est extrêmement symbolique de la cassure entre une fraction des couches populaires et le pouvoir car il s’agit d’un quartier populaire fortement organisé, et ce bien avant la victoire de Chávez, et d’où sont parties pendant les années Chávez et Maduro de nombreuses critiques contre la verticalité du pouvoir et les manipulations électorales[12]. Ce contexte explique que malgré les injonctions diverses de la présidence pour exiger que la population aille voter, y compris en utilisant le Carnet de la Patría, créé en mai 2017, comme outil de contrôle[13], il n’y eut officiellement que 41,53% de votants. Le résultat est sans appel, l’opposition ayant décidé de boycotter l’élection, l’ANC est composée uniquement d’élus du Grand Pôle Patriotique[14], principalement le PSUV.

Preuve que l’ANC répond aux exigences de la présidence, les principaux textes débattus au sein de l’ANC sont présentés comme projets de loi par le président Maduro. Celui dont la presse et le gouvernement fait de la promotion est bien sûr celui qui fixe les prix de 50 produits de base et réglemente le fonctionnement des CLAP (comités locaux d’approvisionnement populaires).

Mais deux sont bien plus emblématiques des choix économiques et sont moins souvent cités par le gouvernement, notamment par le Ministerío del Poder Popular para la Comunicación y la Información qui multiplie pourtant les brochures de présentation des réalisations politiques du régime. Le premier concerne le développement de l’Arc Minier de l’Orénoque (AMO), qui est une zone économique spéciale de la surface du Portugal. Dans ce territoire immense, au nom de l’intérêt supérieur de la Nation, les droits des peuples indigènes, environnementaux et ceux des travailleurs sont suspendus au profit des impératifs de rentabilité de l’exploitation des ressources. Le deuxième traite de la facilitation et de la protection des investissements étrangers. La particularité de ce texte, discuté à l’ANC puis voté le 28 décembre 2017, est qu’il est resté secret. Un chaviste de la première heure, l’écrivain et essayiste Luis Britto Garcia[15], parle de loi « terminator » et fustige ceux qui voteront une telle loi en posant la question simple : pourquoi avoir caché un tel projet de loi s’il est si bénéfique au peuple vénézuélien[16] ? Le questionnement est d’autant plus légitime qu’un précédent décret-loi du 17 novembre 2014 sur les investissements étrangers au Venezuela amorçait déjà une remise en cause de la protection des ressources exploitables ainsi  que l’ensemble des garanties contenues dans la loi du même type de 1999[17].

Ces deux lois, celle sur l’AMO et celle sur les investissements étrangers sont étroitement complémentaires. Car la fuite en avant extractiviste du gouvernement passe par des concessions territoriales d’exploitation données aux multinationales étrangères en alliance avec les entreprises vénézuélienne. Or, l’instabilité politique, financière et économique du pays impose de donner des garanties aux multinationales, notamment en termes de retours sur investissements et de rapatriement des bénéfices.

Par contre, deux exemples sont significatifs : ni l’amélioration de la LOTT (le code du travail du Venezuela), ni la création d’un pôle bancaire public ne sont pour l’instant à l’ordre du jour de l’ANC. Il n’est donc pas prévu d’améliorer les droits des salariés ni de contrôler la spéculation sur les divers taux de change du bolivar face au dollar, organisée par les banques et les pouvoirs publics, restera incontrôlée. Est-ce un hasard si cette Constituante proclame que son rôle est d’aboutir à la paix dans le pays sans aucun calendrier de réformes sociales en profondeur ? En ce sens, elle se marie très bien avec les négociations en cours entre le gouvernement et l’opposition, où les deux camps cherchent un motus vivendi permettant de se partager le pouvoir.

Et le peuple, dans tout ça ?

Tout d’abord, la crise économique actuelle est le résultat combiné de deux facteurs. Le premier résulte des choix politiques et économiques du gouvernement qui n’a jamais cherché à remettre en cause les fondements mêmes du capitalisme vénézuélien[18], ni son caractère rentier, appuyé uniquement sur les ressources financières de la production d’hydrocarbures. Le deuxième qui est loin d’être négligeable est le sabotage organisé par le patronat local et les multinationales contre le Venezuela. Les cas d’entreprises qui mettent des bâtons dans les roues pour refuser de répondre aux demandes du Venezuela sont légion (dans l’industrie pharmaceutique, l’alimentation, etc, etc …) de même que les sanctions imposées par les USA avec l’appui efficace des institutions financières internationales. Mais cette guerre économique menée par la droite et le patronat n’est rendue possible qu’en raison de l’absence de transformation économique et sociale de l’économie vénézuélienne, qui a choisi dès le départ de faire confiance aux patrons d’entreprise et surtout qui n’a pas investi dans le tissu productif quand le pétrole était au plus haut[19].

Tous les indicateurs de la Banque Centrale du Venezuela (BCV) comme ceux de l’Institut National des Statistiques (INE) montrent que le taux de pauvreté a baissé pour atteindre son plus bas niveau en 2009 et a régulièrement remonté pour exploser depuis 2014. Mais depuis 2014 ou 2015 suivant les thèmes, il n’y a plus de statistiques communiquées par la BCV et l’INE. Il faut donc s’appuyer sur d’autres sources. En utilisant les résultats de l’enquête nationale des conditions de vie au Venezuela en 2016 (ENCOVI 2016), les constatations sont alarmantes.

Depuis 2015, les trois-quarts de la population vit dans la pauvreté. Elle est le produit de l’hyperinflation qui restreint les capacités de consommation de la population et de la déstructuration du marché du travail.

L’alimentation, en raison des pénuries et de la désorganisation volontaire de la production par les entreprises qui préfèrent spéculer plutôt que vendre les produits, s’est « adaptée ». On assiste à une explosion de la consommation de tubercules en 2016, produits jusque-là très peu utilisés dans l’alimentation vénézuélienne, pendant que la consommation de poulet, principale viande consommée, s’effondre comme celle de la viande. Mais la pénurie alimentaire se traduit notamment par l’explosion de la malnutrition chez les jeunes enfants. Cette situation est renforcée par la valeur du dollar face au bolivar qui a progressé de 2500% rien qu’en 2017.[20] Situation qui a de fortes conséquences vu que l’essentiel des produits, manufacturés, mais aussi alimentaires, sont importés. Et malgré le contrôle des prix sur les produits de première nécessité, on constate une pénurie de ces produits qui oblige à se fournir au marché noir à des prix qui flambent

Au niveau de la santé, outre la pénurie de médicaments, notamment dans les hôpitaux, le plus dramatique se situe dans la recrudescence de maladies dues à une baisse du taux de population bénéficiant de protection sociale. Plus de la moitié de la population  n’a pas de couverture santé (63% selon l’enquête ENCOVI 2016). Pourtant le taux de chômage reste stable et se situe à 7% en 2016. Mais c’est avant tout parce que le nombre de travailleurs à leur compte explose, avec juste un peu plus de 55% de la population en âge de travailler qui est salariée, y compris avec des contrats précaires.

L’inflation (entre 1000 et 2000% pour 2017 suivant les sources)[21] contracte le pouvoir d’achat malgré les augmentations successives du salaire minimum qui, cumulées, sont de 454% en 2016 et 403% en 2017 d’après la Commission Économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL)[22] et de 612% d’après le gouvernement[23]. La faiblesse de l’emploi salarié combinée à cette contraction du pouvoir d’achat touche aussi les possibilités de partir en retraite. L’âge de départ en retraite, acquis de la période Chávez, est de 60 ans pour les hommes et 55 ans pour les femmes. Or, parmi les 12% de la population en âge de prétendre à la retraite, seuls 51% reçoivent une pension et plus de 1,3 millions de personnes n’ont aucune possibilité de prendre leur retraite (dont 65% de femmes).

Parallèlement à cette situation difficile à supporter pour la majorité du peuple vénézuélien, la CEPAL dresse un bilan désastreux de l’économie vénézuélienne[24]. Le PIB (Produit Intérieur Brut) a chuté de 31,9% entre 2013 et 2017. Le prix du pétrole a baissé et a amputé d’environ 60% les revenus de PDVSA, principale source de devises du gouvernement. La diminution de la production a donc entrainé une augmentation de la dette externe du gouvernement central. Or, les recettes budgétaires permettant de soutenir l’investissement public et les services publics étaient principalement tirées par la vente d’hydrocarbures. Fragilisé par l’augmentation de la dette, le gouvernement a décidé de démarrer un processus de restructuration de la dette externe[25].

Mais il n’a pas engagé d’audit afin de vérifier la légitimité de cette dette, notamment pour savoir, comme le rappelle Éric Toussaint si

« ces dettes ont servi les intérêts des populations ou bien ont-elles servi à financer les intérêts d’une minorité privilégiée ? »[26].

Bien au contraire, le gouvernement continue de remplir totalement ses engagements auprès des créanciers. Rappelons que la droite vénézuélienne partage aussi cette politique qui consiste à ne pas contester la dette et à utiliser les fonds publics pour rembourser une dette dont les plus riches ont le plus souvent largement bénéficié.

Car le risque est réel qu’un audit de la dette permette de découvrir en détail la méthode utilisée toutes les fractions de la bourgeoisie, qu’elle soit traditionnelle ou bolivarienne, pour s’enrichir sur le dos de la population. Un des mécanismes est très simple. Grâce à l’existence de plusieurs taux de change entre le bolivar et le dollar, une entreprise (en général du secteur privé) qui importe obtient pour payer ses importations un dollar contre 10 bolivars. Par contre une entreprise qui exporte obtient 1 dollar contre plusieurs centaines de bolivars. Or, les entreprises publiques sont principalement exportatrices. Ce taux de change vide les caisses de PDVSA (qui exporte) et des entreprises publiques au profit de celles des importateurs privés. Cela augmente la dette publique et participe d’un transfert de richesses des caisses de l’État vers l’entreprise privée. D’habitude extrêmement hostile au gouvernement, on comprend mieux la faible contestation que la droite a exprimée sur l’existence de ces taux de changes multiples.

Mais si la situation concrète vécue par la population est dramatique, il ne faut pas oublier que la résistance sociale s’exprime dans des luttes morcelées mais significatives. Dans la santé, c’est autour de la contestation de la nouvelle convention collective que les salariés se sont mobilisés alors qu’elle était signée par la CBST (Central Bolivariana Socialista de Trabajadores) chaviste et la CTV (Confederación de Trabajadores de Venezuela) soutien de la MUD. Parallèlement les élections syndicales à PDVSA ont été repoussées sine die car le gouvernement craignait la victoire de listes critiques. À Caracas, les salariés de la mairie métropolitaine se sont mis en grève le 28 décembre contre la suppression de leurs emplois. Enfin, la répression antisyndicale est aussi de mise dans des entreprises publiques. Par exemple, au métro de Caracas, la direction a licencié des salariés et militants syndicaux, ces derniers ayant dénoncé la connivence instituée entre la direction de l’entreprise et celle du syndicat chaviste. Autant d’exemples qui montrent qu’il existe une résistance sociale mais aussi que les formes d’exploitation et d’oppression traditionnelles n’ont pas été vraiment modifiées[27].

Conclusion

La politique menée par le régime de Maduro ressemble au chant du cygne de la révolution bolivarienne. Alors que la crise économique affame la population, l’alliance entre les cadres du régime et du parti au pouvoir avec les militaires permet de construire des fortunes grâce au contrôle du change officiel, à la création d’entreprises, au contrôle bureaucratique des entreprises publiques et à l’édiction de lois protégeant et organisant le pillage des ressources.

La contradiction entre le discours officiel sur le « socialisme » et le « peuple protagoniste » et la pratique réelle apparait de plus en plus ouvertement. Pour y remédier, le régime de Maduro a besoin de limiter les droits démocratiques en termes politiques en bafouant la Constitution de 1999, en créant en termes économiques et sociaux des zones de non droit, comme les zones économiques spéciales, et en déclarant qu’une partie du peuple est manipulée par la droite et les USA, ce qui lui permet de justifier une toujours plus grande concentration du pouvoir entre quelques mains combinée à une forte répression.

Mais à l’extérieur du Venezuela, le plus désolant est le comportement d’une partie de la gauche, sinon complice, du moins étrangement silencieuse sur les actuelles dérives du pouvoir maduriste. En reprenant les thèses campistes de l’ère de la guerre froide[28], beaucoup considèrent que les ennemis de mes ennemis sont nos amis. En bref que la volonté, réelle, de renversement du régime de Maduro par les USA prouverait le caractère éminemment progressiste du Venezuela actuel. Avec ce type d’affirmation, que ne disent-ils sur l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie de Bachar et la Russie de Poutine ! Alors qu’au contraire, ce qui devrait guider la gauche, c’est le sort des classes populaires et leur capacité à être des acteurs du changement social, pas celui des dirigeants, et pour l’instant rien n’indique que le gouvernement Maduro agisse pour le compte du peuple vénézuélien.

Prenons par exemple le texte d’Ignacio Ramonet, les douze victoires du président Maduro en 2017[29]. Il explique la volonté manifeste de la droite, des USA et des grands pays de l’UE de renverser le régime de Maduro. Mais sur un texte de plus de 4500 mots, le mot peuple est cité une seule fois, simplement pour remarquer que le chef de l’État est élu directement par lui, signalant implicitement que c’est le seul rôle qui lui est assigné. Nous sommes loin du « peuple protagoniste ». Ce n’est malheureusement pas un hasard, car pour Ramonet, la réussite des « 17 victoires » n’est que le fruit de la tactique de Maduro, dont le peuple n’a qu’à suivre la ligne éclairée. Nous y apprenons que « le président s’est soucié tout particulièrement de maintenir la continuité du socialisme bolivarien et de ce que les plus pauvres ne soient pas dépourvus d’école, de travail, d’un toit, de soins médicaux, de revenus, d’aliments » . En même temps, les personnels des hôpitaux eux-mêmes dénoncent le manque criant de médicaments, les CLAP ne réussissent pas à satisfaire les besoins alimentaires de la population, etc, … Quant au socialisme, on ne comprend pas bien d’où  il sort avec plus des trois-quarts de l’économie aux mains du patronat privé et des entreprises publiques qui fonctionnent suivant les règles de gestion capitalistes ! Et que dire de ce « socialisme » qui se construit par en haut sur la seule décision du chef. Pour terminer son éloge de Maduro, Ignacio Ramonet se fend d’une citation digne des temps du stalinisme : « le président Nicolas Maduro a confirmé – avec ses douze brillantes victoires de 2017 – qu’il reste, comme disent ses admirateurs, « indestructible » ». Dans la continuité de celle de son article de 2016, « le président Nicolás Maduro, évitant tous les obstacles, tous les pièges et toutes les difficultés, a démontré sa stature exceptionnelle en tant qu’homme d’État. Et le leader indestructible de la révolution bolivarienne ». Bientôt, Maduro petit père des peuples ?

Pourtant, la réalité est toute autre.  Si la droite travaille pour les classes privilégiées traditionnelles, le gouvernement Maduro fait de même en ce qui concerne son propre camp, celui de la cupula des entreprises publiques, des institutions, du PSUV et des forces armées. Au milieu de ce conflit, il est demandé aux classes populaires de choisir.

Mais si nous en sommes là, c’est aussi, parce dès les premiers signes d’inflexion à droite, les aficionados du chavisme ont choisi  de se taire et de faire taire les critiques. Quand en 2009, une rencontre d’intellectuels chavistes réfléchissait à Caracas aux perspectives de la révolution bolivarienne et commençait à soulever les problèmes de la personnalisation du pouvoir, de la politique économique, ou de la stratégie, elle fut dénoncée avec une violence inouïe par des chavistes de cour qui y voyaient la main de la CIA et de la droite. C’est d’ailleurs Chávez qui a mis fin à cette débauche d’insanités. A posteriori, on peut se demander si cette bordée d’insultes issues des sphères du pouvoir n’était pas le signe d’un processus dont on voit aujourd’hui les résultats.

Heureusement pour Maduro, la droite a explosé et se trouve divisée en deux camps. Au départ, il a eu d’un côté ceux qui ont prêté serment devant l’Assemblée Nationale Constituante après leur victoire aux élections régionales, comme les quatre présidents élus de l’Action Démocratique (AD), et les autres partis de droite qui ont décidé de refuser toute allégeance. Enfin, lors des élections municipales, alors que les principaux partis de la MUD ont appelé à l’abstention (AD, Primero Justicia et Volondad Popular), de nombreux candidats indépendants se sont présentés, tirant les leçons de l’échec de la stratégie d’affrontement pour renverser Maduro. Lors de ces deux élections, en raison des mobilisations extrêmement violentes menées par la droite contre le pouvoir, l’électorat de la MUD s’est divisé en deux : ceux qui ont choisi l’abstention ou le boycott et ceux qui voulaient se compter. C’est ce qui explique, outre les soupçons légitimes de triche électorale, l’ampleur de la victoire électorale, en pourcentage de votants, de Maduro. Cette division de la MUD, déjà éclatée entre les différents partis depuis les élections régionales, et sa base sociale servira très certainement Maduro comme futur candidat aux élections présidentielles.

Reste à savoir si le peuple vénézuélien, qui a soutenu la « révolution bolivarienne », continuera à voir en Maduro l’héritier légitime de cette période. Car, l’ampleur de la monopolisation du pouvoir par le seul exécutif, l’enrichissement d’une partie importante des élites bolivariennes, la crise économique et l’offensive de l’impérialisme US sont autant d’éléments qui risquent de venir à bout de l’expérience de l’expérience vénézuélienne.

 

Notes

[1] C’est d’ailleurs avec cette dernière référence que Pablo Stefanoni parle de régression nationale-stalinienne au Venezuela dans son article El retroceso «nacional-estalinista» paru en août 2017 sur le site de la revue Nueva Sociedad.

[2] Voir pour compléter le constat l’article de Patrick Guillaudat, Du chavisme au madurisme : critique d’un projet de réforme anti-néolibérale, paru dans le n° 35 de la revue Contretemps. Repris en ligne ici.

[3] Cette dénomination est développée par François Houtart et dans une moindre mesure par Edgardo Lander.

[4] Voir l’étude d’économistes « critiques » Autopsia de un colapso: ¿Qué pasó con los dólares petroleros de Venezuela ?,  qui démontre que le détournement de fonds à partir de PDVSA ne s’est pas interrompu sous Chávez.

[5] Notons au passage que le ministre Giordani est cité plusieurs fois comme référence pour ces analyses et recommandations dans la brochure autocritique et de rectification, écrite par Chávez, El golpe de Timón en octobre 2012 et présentée en conseil des ministres du 20 du même mois.

[6] Juan Velasco, commandant général des forces armées péruviennes, réalisa un coup d’État le 3 octobre 1968 et mena des politiques sociales en direction des plus pauvres du pays. Il représentait le courant « réformiste militaire » en opposition à celui des futurs dictateurs militaires, comme au Chili et en Argentine, qui mèneront des politiques résolument de droite. Douglas Bravo dirigeait au Venezuela la guérilla menée par les Forces armées de libération nationale, branche militaire d’une scission du PCV, le PRV (Parti de la Révolution Vénézuélienne) et a soutenu la tentative de coup d’État de Chávez en 1992.

[7] D’ailleurs Maduro a expliqué lors d’un meeting le 27 juin 2017 que « ce que l’on ne peut pas faire par les votes, nous le ferons par les armes ». Même si c’est en réaction aux mobilisations de la droite, rien ne peut interdire de penser qu’il exprime une manière de gouverner.

[8] Populiste au sens donné par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe au populisme de gauche.

[9] Ce terme de « bourgeoisie historique » permet juste d’indiquer que ce courant – préexistant au régime de Chávez – est uni, appuyé en sous-main par les USA, autour d’un objectif : ne pas partager la rente et conserver la totalité du pouvoir, notamment économique. En cela elle s’oppose à la bolibourgeoisie.

[10] Voir son article The Tragedy of Venezuela paru le 3 août 2017 sur son blog https://thenextrecession.wordpress.com/2017/08/03/the-tragedy-of-venezuela/

[11] Mentionnons aussi la création du Front Bolivarien Alternatif, membre du Grand Pôle Patriotique, aux côtés du PSUV, qui a obtenu deux députés en 2015. Son action repose sur deux axes : lutte contre la corruption y compris au sein du pouvoir et rectification de l’orientation politique et économique. Formé par plusieurs dizaines d’organisations sociales, il se réclame de la continuité de Chávez et tente d’unifier le chavisme dissident.

[12] Voir l’article détaillé sur ce quartier à l’heure de l’ANC, de Alejandro Velasco, Chavismo en crisis, chavismo en disputa, paru dans le n° 271 de la revue Nueva Sociedad de septembre-octobre 2017.

[13] Le 7 juillet 2017, Maduro demande à Hector Rodriguez, chef du commando de campagne de l’élection, de veiller à ce que les employés du secteur public aillent voter avec leur carnet, véritable menace contre les abstentionnistes.

[14] Coalition de partis autour du PSUV, soutenant la politique gouvernementale.

[15] Il s’exprime à ce sujet dans deux tribunes publiées dans le quotidien Ultimas Noticias des 12 et 19 novembre 2017. Notamment le 19 novembre en disant : « dans le secret le plus absolu, un lobby néolibéral prépare dans la Constituante une Loi Terminator de Promotion et de Protection des Investissements, ou d’investissement étrangère directe, pour octroyer à des entreprises particulières d’autres pays plus de privilèges qu’aux vénézuéliens et nous ruiner »

[16] La loi a été publiée au journal officiel du 29 décembre 2017 et confirme les craintes avancées par Luis Britto Garcia.

[17] Voir l’article de Ivette Esis Villaroel, Comentarios sobre la nueva ley de inversiones extranjeras de Venezuela, publié dans le numéro 5 de mars 2015 de la revue Revista de la Secretaría del Tribunal Permanente de Revisión.

[18] Voir notamment l’ouvrage de Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat, Hugo Chávez et la révolution bolivarienne, qui revient en détail sur cet aspect.

[19] L’exemple le plus frappant est celui des coopératives. La Constitution de 1999 voulait fonder une économie mixte et développer ce système comme coexistant avec le capitalisme « traditionnel ». Mais près de vingt ans plus tard, il y a moins de 1% de la population active qui y travaille fin 2016. En plus, les études alarmantes du ministère chargé de les superviser montrent que les rapports sociaux au travail sont très souvent extrêmement difficiles.

[20] Voir l’article de Manuel Sutherland de décembre 2017  Venezuela sin fondo… y sin alternativas, publié sur le site de la revue Nueva Sociedad.

[21] La BCV a communiqué au FMI un taux d’inflation de 302,7% pour l’année 2016. Manuel Sutherland, dans son article parle de 1200% pour 2017.

[22] Voir le Balance Preliminar de las Economías de América Latina y el Caribe – 2017, publié en décembre 2017 par la CEPAL. Ce chiffre ne tient pas compte de l’annonce de l’augmentation du salaire minimum annoncée par Maduro le 31 décembre 2017.

[23] Le salaire minimum passant de 40638,15 bolivars au 8 janvier 2017 à 248510 bolivars au 1er janvier 2018. Si on prend en compte le bon d’alimentation, le revenu minimum passe de 148639 bolivars à 797510 bolivars pendant la même période, soit une augmentation de 537%. Dans les deux cas, cela reste inférieur aux estimations les plus optimistes du taux d’inflation pour 2017.

[24] CEPAL, op.cit.

[25] À noter que la droite par la voix de José Guerra, président de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale, satisfait du respect des remboursements de la dette effectués par le gouvernement, a réclamé la même chose sur la dette, tout en ajoutant en finir avec le contrôle des prix (El Universal du 15 août 2017)

[26] Voir son interview dans Libération du 18 décembre 2017 : « la répudiation de la « dette odieuse » est légitime ».

[27] Voir sur ce thème l’article de Patrick Guillaudat, op. cit.

[28]  Période pendant laquelle sous prétexte que les USA étaient en guerre « froide » contre l’URSS, il fallait choisir le camp de l’URSS et s’abstenir de toute critique de ce pays.

[29]    Publié en version française le 2 janvier 2018 sur le site Venezuela Infos. Il forme ainsi une suite à celui qu’Ignacio Ramonet a publié le 31 décembre 2016 sur le site de Tevesur, Las 10 victorias del presidente Maduro en 2016 (https://www.telesurtv.net/opinion/Las-10-victorias-del-presidente-Maduro-en-2016-20161231-0028.html).

 

Patrick Guillaudat  est co-auteur avec Pierre Mouterde de Hugo Chávez et la révolution bolivarienne, éditions M, 2012, membre de France Amérique latine et du NPA.

De quoi Trump est-il le nom?

Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’Occupation d’Haïti (REHMONCO)

Un fait actuellement nous semble indéniable : Trump est le porte-parole, la figure emblématique du mouvement international de la suprématie blanche. Le personnage est certainement adulé, comme Hitler d’ailleurs, par les tenants du fascisme, du néonazisme et de l’idéologie de la supériorité de l’homme blanc. D’après certains analystes, 60 millions de personnes ont voté pour Trump lors des dernières élections. Des hommes, des femmes, des évangélistes, qui ne jurent que par la race et par la religion.  Dans les pays occidentaux, y compris ceux que l’on désigne comme des pays de non-immigration, sa popularité n’est pas moins élevée. Trump serait devenu la voix d’une classe moyenne blanche en décrépitude, d’une classe ouvrière déboussolée, croupissant dans une crise, dont elle n’arrive pas à comprendre la nature.

Trump prête sa voix à ces gens que le système a abandonnés. Il leur explique que le chômage, les crimes, la crise du logement, de l’éducation, etc. sont causés par cette multitude qui vient d’ailleurs, ces immigrants d’une autre humanité, venus de «pays de merde» et qui viennent foutre «la merde» dans son «beau pays civilisé».

Dans sa rhétorique raciste, Trump ne fait pas de nuance. Il n’en a cure. Pour lui, un Haïtien reste un Haïtien, c’est-à-dire un «nègre», et cela, quels que soient son éducation, son savoir, son intégrité, sa connaissance, sa renommée, sa classe sociale. Haïti, pour lui, est une «latrine», un pays de «nègres» croupissant éternellement dans la misère abjecte, condamné à subir l’humiliation, et cela, quels que soient son histoire, son passé glorieux ou sa signification dans l’histoire de l’humanité.

C’est cela Trump, son idéologie, celle de ses disciples, de ce courant néofasciste qui se ramifie un peu partout en Occident. Ce racisme, s’il n’est pas nouveau, prend vie ouvertement, aujourd’hui, dans la bouche du président de la nation la plus militarisée de la planète. C’est là un danger que l’on ne peut ignorer. Trump parle ouvertement en prenant comme point d’appui cette puissance militaire qu’il n’autorise personne à remettre en question, alliés comme ennemis.

Mais si Trump incarne le racisme, constitue son porte-parole, on ne peut réduire toute la problématique de cette idéologie à son personnage. Il faut fouiller davantage.

La grande presse ne cesse de nous rabâcher: Trump est un parfait ignorant, qui souffrirait, par-dessus le marché, de problèmes psychiatriques. Voilà pourquoi, il débite tant de conneries.

Déconstruisons ce mythe : l’idée de faire passer sous le compte de la maladie mentale et de l’ignorance les propos racistes de Trump ne fait, au fond, qu’occulter un fait qu’on aimerait bien nous faire oublier : cette idéologie, le racisme, (y compris le sexisme et le machisme) est l’un des éléments constitutifs de la nation étasunienne.

L’unité territoriale de l’État américain est le résultat de l’un des plus grands génocides des peuples autochtones du continent. C’est dans ce nettoyage ethnique que le pays a pris forme, qu’il a été, en quelque sorte, constitué. Aujourd’hui encore, dans la culture dominante, la figure de l’autochtone continue à être assimilée à la sauvagerie, à la barbarie.

De plus, si l’extermination d’un grand nombre d’Amérindiens a créé l’espace nécessaire à la fondation du pays, l’esclavage des Noirs en a fait la richesse. Pendant près de trois cents ans, le système esclavagiste a permis d’accumuler une richesse colossale contribuant d’abord au développement industriel de l’Angleterre et par la suite à lancer le capitalisme étasunien.

Ces deux facteurs, le génocide et l’esclavagisme, sont pour ainsi dire la face cachée de la fondation et du développement des États-Unis comme nation. Le racisme, comme idéologie, est consubstantiel, organique à une telle nation, car il est le seul qui, de par sa «rationalité», peut justifier son existence.

Aujourd’hui, Trump ne fait qu’exprimer, certes à la manière vulgaire d’un goujat, l’idéologie raciste qui s’est constituée historiquement pour justifier l’oppression des personnes non européennes. Pour lui, il ne fait aucun doute que les États-Unis est un pays fait par et pour les Blancs, toutes autres populations n’étant que des parasites, des agents de la décadence.

Du fait que le racisme constitue une idéologie de la domination qui a pris naissance dans la conquête des Amériques, elle ne peut être, par conséquent, dépassée sans une remise en question du système d’oppression qui l’a constituée et nourrie.

Ce système est, depuis le 19e siècle, le capitalisme et ses corollaires : le colonialisme et l’impérialisme. L’idéologie raciste, qui a servi à justifier le génocide et l’esclavage, s’est instituée en «doctrine philosophique et scientifique» pour «normaliser» la colonisation de l’Afrique et de l’Asie. Désormais, il s’agit d’apporter «l’éducation, la culture, la connaissance, le christianisme» à des «peuples sauvages», plongés dans l’obscurantisme. Pour cela, tous les moyens sont bons : génocides, massacres, violence psychologique, destruction des cultures locales, aliénation, etc.

Aujourd’hui, le racisme reste une idéologie prégnante. Il a connu une certaine inflexion à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, puis il s’est mué: du racisme «scientifique» qui considérait les peuples non européens comme «biologiquement» inférieurs, on est passé actuellement à un racisme de type culturaliste. Le sous-développement des peuples du Sud, leur pauvreté s’expliquerait par leur culture, leur mentalité, leurs «croyances superstitieuses».

Avec Trump, cette idéologie devient de plus en plus agressive et ouverte. Elle imprègne avec virulence même la mentalité des classes dirigeantes des pays dominés, des classes qui sont, dans les faits, la création du colonialisme et de l’impérialisme. Trump est également leur leader et leur maitre à penser.

C’est pourquoi, aujourd’hui, les luttes contre l’idéologie de la suprématie blanche, dont Trump est la figure emblématique, doivent s’articuler aux luttes contre le capitalisme, contre l’impérialisme et contre les bourgeoisies antinationales des pays dominés. Ce n’est qu’une seule et même lutte.

Les classes opprimées des pays occidentaux, qui subissent l’austérité, la paupérisation et l’exclusion sont aussi concernées par cette lutte. Le racisme est certes une idéologie de domination qui justifie la déshumanisation des peuples non européens, mais elle constitue également un facteur de division, que les classes appauvries occidentales ont intérêt à combattre.

Pour terminer, il est essentiel de comprendre que le peuple haïtien n’a aucune leçon à recevoir de quiconque en ce qui a trait à la situation du pays. Toutes les tentatives des classes populaires pour transformer le pays, pour s’approprier de leur destin, pour créer une véritable nation fondée sur la justice sociale, la répartition des richesses, ont été écrasées dans le sang. Le «pays de merde», dont parle Trump, est le  résultat d’une domination historique des classes dominantes haïtiennes, alliées inconditionnelles de l’impérialisme.

Voilà pourquoi la lutte pour transformer ce «pays de merde» en un pays où il fait bon de vivre, en une nation qui offre à ses fils et à ses filles le bien-être et la dignité, doit être essentiellement une lutte visant à transformer les structures socio-économiques qui entretiennent la reproduction de cette situation de «merde» dans laquelle le pays se trouve depuis plus de deux cents ans.

 

 

Iran : de la révolte des oeufs à une révolte plus profonde

Vahid Yücesoy et Delbar Tavakkoli, Le Devoir, 15 janvier 2018

Le 28 décembre était une journée ordinaire à Meched, la deuxième ville d’Iran et l’une des plus conservatrices du pays. Dans le cadre de la lutte les opposant aux modérés, certains conservateurs avaient eu l’idée d’y organiser une manifestation contre la hausse des prix, espérant exploiter le mécontentement public contre l’actuel président modéré du pays, Hassan Rohani. La manifestation a bien commencé, les gens scandant le slogan « À bas Rohani ! » comme prévu, mais les manifestants, dont les griefs ont une ampleur dépassant largement le cadre de cette lutte politique intestine, ont donné à leurs slogans une forme bien plus radicale, balayant dans leur élan l’ensemble du système politique en place. Ceux-ci se sont transformés en « On ne veut pas de la République islamique », « À bas Khamenei ! » (le guide suprême).

Les manifestations ont spontanément contaminé les villes voisines, pourtant conservatrices elles aussi : Nichapour, Birjand et même Qom (surnommée « le Vatican iranien »)… À Qom, les religieux ont été particulièrement vexés d’entendre des slogans comme « Chah d’Iran, s’il te plaît, reviens au pays ! ». Ces manifestations se sont propagées jusqu’à Téhéran, mais ce sont les villes conservatrices, jadis les bastions des religieux, qui ont surtout étonné le pouvoir théocratique à Téhéran. Que s’est-il donc passé ?

Problèmes de longue date

La grogne s’est accumulée progressivement sur les médias sociaux, et l’augmentation du prix des oeufs la semaine précédente a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le gouvernement modéré de M. Rohani avait accédé au pouvoir en 2013 sur l’ambitieuse promesse de relancer l’économie et de faire baisser l’inflation. À l’époque, l’Iran subissait le plus lourd des sanctions internationales de son histoire et cela s’est répercuté sur la vie de tous les jours des Iraniens. Les sanctions de 2012 avaient entraîné une inflation ayant atteint 40 %. M. Rohani a réussi, en 2017, à la ramener à 9 %. Toutefois, le prix de certaines denrées de base, telles que l’essence, le pain et les oeufs, a continué d’augmenter bien plus que le taux de l’inflation. La colère, d’ailleurs baptisée « la révolte des oeufs », est montée en flèche après que le prix des oeufs eut augmenté de 50 % en une seule journée.

Sur ses promesses d’améliorer l’économie, de donner plus de libertés personnelles et politiques à la population, M. Rohani présente un bilan mitigé. Sur le plan des libertés sociales, des améliorations ont été enregistrées et la croissance économique a également repris. Néanmoins, surtout en province, ses succès sont nettement inférieurs aux attentes. Officiellement, le chômage est de 12 %, alors qu’il est de 40 % pour les jeunes.

Plusieurs banques liées aux Gardiens de la Révolution (une organisation paramilitaire liée au pouvoir théocratique) ont récemment fait faillite. En une seule journée, des dizaines de milliers de titulaires de comptes ont perdu leurs épargnes. Aucune poursuite n’a été engagée contre les responsables, aucun titulaire de compte n’a reçu d’indemnisation, chose qui, depuis des mois, provoque des manifestations éparses dans tout le pays.

D’autres problèmes font aussi partie des sources du mécontentement de la population : la fermeture d’usines, la précarité de l’emploi, une pollution atmosphérique ayant fait inscrire de nombreuses villes iraniennes parmi les plus polluées du monde, l’assèchement de plusieurs lacs et rivières, etc. La réponse gouvernementale est jugée insuffisante même si ce dernier en fait incomber la responsabilité et la gravité à certaines sanctions encore en vigueur contre le pays.

Les démunis durement touchés

Ces problèmes perdurent depuis des années et, le mois dernier, une révélation du président Rohani sur les détails du budget national a choqué les Iraniens. Les plus démunis, contraints de voir leur qualité de vie se détériorer progressivement, ont remarqué que de sommes importantes d’argent sont annuellement allouées aux Gardiens de la Révolution et aux institutions religieuses sous tutelle des autorités non élues. Ces sanctions ont augmenté la mainmise sur l’économie de ces institutions alors que ce sont les plus démunis qui ont été le plus durement touchés. La situation actuelle est telle qu’une petite minorité liée au régime vit confortablement alors que les gens ordinaires s’appauvrissent rapidement.

La police est parvenue à réprimer les manifestations après plus de dix jours de soulèvements, avec l’arrestation de plus de 4000 personnes. Le guide suprême rejette la responsabilité de ces soulèvements sur Israël, les États-Unis et l’Arabie saoudite, tandis que le président Rohani rappelle le droit de manifester des citoyens, sans pour autant en faire plus pour les manifestants arrêtés. Certains réformateurs et la plupart des conservateurs ont envoyé des avertissements sévères à l’encontre des contestataires à cause de la tournure anti-régime du mouvement.

Ces manifestations témoignent de la précarité du régime et de l’ampleur du mécontentement populaire dans le pays. Elles sont le fruit de la grogne des classes pauvres alors qu’en 2009 c’était la classe moyenne qui s’était soulevée pour plus de libertés politiques et individuelles. Le mécontentement ne disparaîtra pas du jour au lendemain même si les manifestations ont été réprimées. Le régime est face à un défi colossal. Ces deux classes peuvent s’avérer difficiles à contrôler le jour où elles feront front commun contre le système politique. Force est de constater que les autorités préfèrent exercer plus de répression au risque de généraliser ce mécontentement.

Éthiopie : « croissance » et dictature

Malika Danoy, 9 décembre 2017. Les utopiques, revue de l’Union syndicale Sud Solidaires

En Éthiopie, cette potentialité des lois antiterroristes à être instrumentalisées par le pouvoir politique est poussée à son paroxysme. Les anciens libérateurs ont progressivement abandonné la rhétorique de la « démocratie révolutionnaire » pour celle de l’ « Etat développementaliste » qui entend faire de l’Éthiopie un pays à revenu intermédiaire. C’est la société dans son ensemble qui a été enrôlée pour participer aux efforts de développement et aucun de ses échelons n’échappe au contrôle du régime qui a placé une intelligentsia aux ordres au sein de l’administration, des entreprises et de l’éducation.

La tant vantée croissance à deux chiffres s’est faite au prix d’une fermeture politique du système où toutes les voix critiques ont été méthodiquement éliminées, ou se sont exilées. Elle s’est faite également par l’expropriation de terres au profit d’entreprises étrangères qui ont expulsé de leur lieu de vie et de subsistance de nombreux paysans. Chassées de leurs terres, touchées de plein fouet par le chômage, les populations Oromos et Amharas numériquement majoritaires, s’enfoncent dans la pauvreté et sont marginalisées à tout point de vue. Alors que par ailleurs, les Tigréens, d’où sont issus les membres du régime, accaparent les postes clés et les positions de pouvoir.

Face au régime de l’EPRDF (Ethiopian People Revolutionary Democratic Front), une génération désillusionnée, déçue des promesses non tenues de libéralisation politique et de répartition équitable des gains de la croissance, refuse que sa soif de libertés se laisse enfermer dans un système qui ne lui laisse que deux options : participer à la marche forcée d’un régime autoritaire ou l’exil. A la révolte répond une répression accrue, mais c’est sans compter la résilience dont font preuve ceux qui ont choisi de rester. Zone9, un collectif de blogueurs créé en 2014, illustre bien cette génération qui a appris à politiser son mal-être : dans leur jeunesse, ils ont assisté à la chute du régime militaire et regardaient avec admiration les guérilleros marxistes prendre les rênes du pouvoir. Depuis, ils n’ont pu que constater l’abomination d’un régime qui n’a eu de cesse de se durcir et ils ont choisi de contester sa politique à travers des analyses critiques de la situation politique, économique et sociale de leur pays. Ces Zone9ners représentent cette « génération réseaux sociaux » qui, dans un régime aussi hermétique que l’Éthiopie, sont un véritable bol d’air. Dans l’univers parallèle de la toile, les informations s’échangent, les analyses se tissent, les résistances se construisent. Et parfois, les amitiés comme celle qui unit les membres de Zone9, naissent. De la détention, de la torture, de l’injustice d’être accusés de « terrorisme » alors qu’ils ne réclament que le droit de pouvoir s’exprimer librement, ils en savent déjà beaucoup car six d’entre eux ont passé un an et demi en prison d’où ils ont été libérés en 2015. De l’expérience de la détention qui indubitablement les a meurtris, ils en parlent librement, souvent avec humour et autodérision.

Dans une interview avec un journaliste de la BBC, Befekadu un de leur membre, a dit « je souris parce-que c’est la seule manière que j’ai de dissiper les douloureux souvenirs de la torture ». Voilà qui fait peur au régime de Hailemariam Dessalegn. Et cela est compréhensible. Car rien ne semble pouvoir altérer la force tranquille et la détermination qui émane de ces Zone9ners. Ils ne se contentent pas de réclamer plus de libertés, ils sont liberté. Telle une idée qu’il est impossible de mettre en bouteille, leurs âmes ne se capturent pas. Pas même par la détention ni la torture.

Dans la lutte désespérée qui l’oppose à ses opposants, l’EPRDF n’a pas hésité à se saisir des possibilités offertes par l’arsenal sécuritaire déployé mondialement pour « lutter contre le terrorisme ». C’est ainsi qu’en 2009, le gouvernement i adopte l’Antiterrorism proclamation ou ATP qui, selon un refrain maintes fois entonné pour légitimer des législations dérogatoires au droit commun, est censé donner les moyens adéquats à l’État pour faire face à la menace terroriste. En l’occurrence, en Éthiopie, il s’agit de la menace représentée par les Shabaabs, un groupe radical islamiste qui sévit en Somalie voisine. Ainsi, là où dans nos démocraties, de nombreuses voix ne cessent de mettre en garde contre une utilisation toujours plus étendue des mesures antiterroristes et contre leur instrumentalisation à des fins politiques, cela s’est déjà produit en Éthiopie.

A vrai dire, le gouvernement n’a même pas fait semblant de lutter contre les Shabaabs avec l’ATP. Tout en s’inspirant des législations antiterroristes occidentales et en inscrivant l’ATP dans la « guerre mondiale contre le terrorisme », il a produit une loi taillée sur mesure pour réduire au silence les voix dissidentes, à l’aide d’un discours qui amalgame « opposition » et « terrorisme ». Jusqu’à présent, cette législation n’a traîné devant les tribunaux que des membres de l’opposition, des journalistes, des défenseurs des droits humains et des blogueurs. C’est dans ce contexte que les Zone9ners avaient été emprisonnés en 2014. Et par ailleurs, face à la sévérité des condamnations, cette loi a poussé sur les routes de l’exil nombre d’entre ceux et celles qui pouvaient également se sentir concerné-es. Un exemple parmi une multitude d’autres est celui de l’équipe éditoriale d’un journal nommé Addis Letter, très apprécié des éthiopien-nes qui, dans son intégralité, a fui le pays après avoir appris que le gouvernement préparait un dossier contre eux dans le cadre de l’ATP.

L’état d’exception, signal d’impuissance  

L’an passé, le gouvernement éthiopien a décrété le 9 octobre un état d’urgence pour une durée de 6 mois dans le but d’affronter la contestation qui menace la survie du régime. A la lecture du texte, beaucoup de mesures étonnent dans leur « non-événement » : il s’agit d’interdire ce qui créerait de la mésentente et des troubles entre les individus; la communication avec des « groupes terroristes » ; les rassemblements et les manifestations non autorisées ; les blocages de routes ; les dommages causés aux infrastructures ; les atteintes à la souveraineté et à l’ordre constitutionnel ; le soutien à des activités illégales … Autant d’actes déjà condamnés par le code pénal. Alors pourquoi rassembler en un nouveau texte des mesures qui sont déjà prévues dans le droit ordinaire et dans les récentes lois antiterroristes ? Il semble qu’aujourd’hui, déclarer un état d’urgence, ce n’est pas seulement se saisir d’un outil juridique différent pour soi-disant faire face au « terrorisme », ce n’est pas seulement franchir un pas de plus dans l’institutionnalisation et la normalisation de règles attentatoires aux droits, c’est aussi que cela sonne comme un signal politique.

C’est le signe de régimes aux abois, impuissants et incapables de trouver une solution à ce qui les met en danger et qui annoncent par là le déclenchement d’une répression aveugle et indiscriminée, libérée de tous les garde-fous juridiques, sous couvert d’un état d’urgence nécessaire, car en prétendant lutter contre le « terrorisme », c’est l’assurance que personne ne contestera à priori les mesures et les pratiques mises en œuvre.

Quant aux horizons répressifs que ces législations ouvrent, l’Éthiopie est un exemple de ce que nous réserve de pire ce paradigme. Depuis la proclamation de l’état d’urgence, deux « rounds » d’emprisonnements de masse ont déjà eu lieu : du 10 octobre au 22 décembre, 11000 personnes ont été jetées en prison sans possibilité de contester la légalité de leur détention, parce que état d’urgence oblige. Befekadu de Zone9 en a fait partie. Il a été détenu pendant 40 jours dans un camp militaire avant d’être libéré le 22 décembre avec 9000 autres personnes. On l’a accusé d’avoir critiqué l’état d’urgence, mais il est surtout clair que le gouvernement attendait de pouvoir se saisir du moindre prétexte pour l’incriminer depuis sa libération en 2015, lorsque les charges pour « terrorisme » avaient dû être abandonnées. Cependant ces milliers de libérations ont aussitôt été remplacées par un nouveau contingent de 10000 détentions dans ce qui s’apparente de plus en plus à une vaste opération punitive à l’échelle nationale à l’issue de laquelle le régime espère sûrement étouffer tous les ferments de dissidence.

En Éthiopie, la tristement célèbre prison fédérale de Kality comptant un grand nombre de prisonniers politiques et de conscience, se répartit en 8 zones. La 9ème zone à laquelle fait référence le nom du collectif de blogueurs Zone9, renvoie au pays dans son ensemble, en tant que prison à ciel ouvert. Chaque jour qui passe, les activistes, les défenseurs des droits humains, les journalistes, les blogueurs, les gens ordinaires, vivent un quotidien fait de peurs et d’incertitude, redoutant à chaque instant d’être jetés dans une des infâmes prisons du régime. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs, comptent plus d’amis en détention qu’en liberté.

Quant à ceux qui ont trop peur pour rester, ils sont nombreux à se risquer sur les routes de l’exil. L’Éthiopie fournit une part importante des réfugiés africains en Europe et les vagues de migrations ici sont aussi le reflet de l’intensité de la répression là-bas. C’est ainsi que depuis quelques mois, ceux qui arrivent sont pour beaucoup ceux qui ont été confrontés à la violence du régime dans la répression des manifestations qui ont secoué le pays de Novembre 2015 à Avril 2016 au cours desquelles des centaines de personnes ont été tuées et des milliers arrêtées. Il est donc à craindre que face à l’ampleur de la répression actuelle dans le cadre de l’état d’urgence, un nombre toujours plus grand de personnes cherchent à fuir le pays.

Il est temps d’arrêter de regarder ce pays uniquement sous l’angle de la « succes story » économique, mais de le voir pour ce qu’il est : un de ces régimes autoritaires qui asphyxie l’ensemble de son peuple, et ce avec la bénédiction des grandes puissances internationales qui en ont fait un partenaire stratégique dans le domaine économique et sécuritaire en Afrique.