RACHIDA EL AZZOUZI, extraits d’un texte paru dans Médiapart, 18 avril 2020
Pour le philosophe et historien Achille Mbembe, « ce qui est en train de nous arriver est en partie la conséquence du terrible travail effectué depuis quelques siècles pour détacher l’humanité de toute connexion avec l’étendue du vivant ». Entretien.
«C’est une opportunité historique pour les Africains, de mobiliser leurs intelligences réparties sur tous les continents, de rassembler leurs ressources endogènes, traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales, leur créativité pour sortir plus forts d’un désastre que certains ont déjà prédit pour eux. » Vingt-cinq intellectuels africains co-signent dans le magazine Jeune Afrique un appel à la mobilisation pour vaincre le Covid-19.
Parmi eux, le philosophe et historien d’origine camerounaise Achille Mbembe dont le dernier essai, Brutalisme, questionne la violence du libéralisme (La Découverte). Pour lui, « le monde est entraîné dans un vaste processus de dilacération dont nul ne peut prédire l’ensemble des conséquences. […] Ce qui est en train de nous arriver ou de faire irruption dans notre existence est en partie la conséquence du terrible travail effectué depuis quelques siècles pour détacher l’humanité de toute connexion avec l’étendue du vivant ».
Que vous inspire cette bascule mondiale sous l’effet d’un virus invisible ? Comment la déchiffrez-vous ?
Achille Mbembe : On fait semblant d’avoir oublié qu’à côté des grandes conquêtes scientifiques et technologiques, fléaux, désastres et calamités ont souvent été les plus importants facteurs de basculement des mondes. Dans ce sens, il faut reconnaître qu’une part fondamentale de l’histoire humaine échappe à la volonté humaine. Le Covid-19 nous oblige à accepter qu’il y a non seulement une part aléatoire de l’histoire, mais aussi une part d’inattendu et d’imprévu que la conscience moderne a du mal à admettre. C’est en particulier le cas en cet âge computationnel dont cette épidémie accélérera sans doute l’achèvement.
À ce sujet, je voudrais dire deux choses. La première, c’est qu’il n’y aura peut-être pas d’apocalypse électronique, qui sait ? Mais le monde du computationnel dans lequel nous sommes de plain-pied, et qui a pour caractéristique fondamentale d’être planétaire, n’élimine ni les fléaux, ni les calamités. Il en produira de toutes sortes. Certaines sortiront tout droit des entrailles de la Terre, ou des fins fonds des mers et des océans, que nous n’avons cessé de forer et de déforcer. D’autres seront la conséquence directe des rapports écocidaires que nous entretenons avec les autres espèces, en particulier le monde animal et organique.
Dans l’un et l’autre cas, ces calamités mettront chaque fois en jeu, chacune à sa manière, notre existence sur la planète. Certaines seront locales, mais la plupart auront un fort coefficient d’expansion à travers l’ensemble du globe. Dans ce sens, elles ne connaîtront point de frontières. Le paradoxe, cependant, sera que moins les frontières seront à même de nous protéger des fléaux, plus la frontiérisation battra son plein. Ce décalage entre la planétarisation croissante des problèmes de l’existence humaine sur Terre et le rétrécissement des États à l’intérieur de frontières devenues caduques sera l’un des traits majeurs de la période qui s’ouvre.
Pour le reste, le monde dans lequel nous avons d’ores et déjà basculé sera dominé par de gigantesques appareils de calcul. C’est d’ores et déjà un monde mobile dans le sens le plus polymorphe, le plus viral et presque le plus cinématique du terme. C’est un monde dominé par l’ordinateur personnel, l’information mais aussi toutes sortes de fables sur quantité de sites et d’écrans, le e-commerce, les jeux vidéo, la techno-pornographie, toutes sortes d’artefacts, de supports et d’applications, tout un lexique qui témoigne non seulement d’un changement de langage, mais de la fin de la parole.
Cette fin de la parole, ce triomphe tout à fait définitif du geste et des organes artificiels sur la parole, le fait que l’histoire de la parole se clôt ainsi sous nos yeux, voilà, pour moi, l’événement historial par excellence, celui que dévoile du reste le Covid-19.
Comment l’Afrique observe-t-elle l’Occident dévissant sous l’effet de ce virus, les plus grandes puissances mondiales qui, malgré les meilleurs systèmes de santé au monde, sont fragilisées comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale ?
Dans l’histoire de l’humanité, l’Occident aura été une force constante, mais souvent aveugle. Il a pensé qu’il suffisait de conquérir la force de l’eau, du vent, des métaux, des combustibles ou des matières radioactives pour assurer, pour l’éternité, sa domination universelle. L’idée était que le salut de l’humanité sur terre résidait dans la machine.
La croyance, de nos jours, est que l’humanité ou une partie d’entre elle survivra si elle se dote d’un système nerveux artificiel, ou si elle s’expatrie dans quelque exoplanète. Le mythe de la transplantation cosmique est donc de retour. Une partie de la politique de puissance des grandes nations ne repose-t-elle pas sur le rêve d’une organisation automatisée du monde grâce à la fabrication d’un nouvel homme et d’un nouveau sujet qui relèverait à la fois d’un assemblage physiologique, d’un assemblage synthétique et électronique et d’un assemblage biologique ? Appelons tout cela le techno-libertarisme. Il n’est pas le propre de l’Occident. La Chine s’y est mise elle aussi, vertigineusement.
Il s’agit d’un nouveau régime dans lequel des systèmes automatisés récoltent et traitent d’innombrables données relatives à chacun de nos actes, désirs et conduites ; où nous sommes entourés d’une multitude de capteurs et de processeurs, de senseurs, de caméras et d’objets connectés sur toutes sortes de surfaces y compris corporelles ; où chaque décision est infléchie de façon algorithmique ; où une bonne partie de l’existence se vit sur des écrans et où la plupart de nos gestes font l’objet d’un guidage robotisé. Il s’agit donc d’un nouveau paradigme de gouvernement, le gouvernement par la captation ou encore par la saisie en continu des flux de l’existence.
Or ce paradigme dans lequel l’histoire et la parole n’existent plus se heurte frontalement à la réalité des corps de chair et d’os, de microbes, de bactéries et de liquides de toutes sortes, le sang y compris. Il se heurte à la réalité d’une histoire qui, aujourd’hui, ne peut être lue et interprétée qu’à l’échelle du temps géologique, du temps cosmique, celui de l’univers. Sous la houlette de l’Occident, nous aurons inlassablement cherché à nous libérer des milieux naturels et organiques au lieu de leur faire consciemment place.
Cela va de soi, faire consciemment place à l’ensemble du vivant exige d’admettre que nous ne serons jamais un simple flot d’électrons. Il y a en effet une énorme différence entre l’artificiel et le vivant. L’Occident ayant choisi, il y a longtemps, d’imprimer un cours dionysiaque à son histoire et d’y entraîner le reste du monde, peine à le comprendre. Il ne sait plus quelle est la différence entre le commencement et la fin. La Chine s’y est mise, elle aussi. Pour le coup, le monde est entraîné dans un vaste processus de dilacération dont nul ne peut prédire l’ensemble des conséquences.
Ce qui est en train de nous arriver ou de faire irruption dans notre existence est en partie la conséquence du terrible travail effectué depuis quelques siècles pour détacher l’humanité de toute connexion avec l’étendue du vivant. L’histoire est en train de se réduire, sous nos propres yeux, à l’irruption du hasard dans l’existence, a un jeu des forces naturelles. Si l’on n’y prend garde, le genre humain risque d’être finalement réduit à la part zoologique et pathogène de sa nature. C’est ce qui m’inquiète le plus.
Que représente cet inattendu à l’échelle de l’Afrique, continent le plus pauvre, qui souffre déjà énormément sur tous les plans économique, sanitaire, social, climatique, etc. ?
À quelques exceptions près, l’Afrique est gouvernée par des tyrans. C’est notamment le cas en Afrique centrale où sévissent des satrapes dont le nombre cumulé d’années au pouvoir se compte par siècles. Ici, les mécanismes de perpétuation au pouvoir opèrent justement par des tentatives de caporalisation de la société, la précarisation généralisée, la négligence et l’abandon organisés.
La plupart des pouvoirs, personnels et absolutistes, opèrent également par l’instrumentalisation du chaos et du désordre et une gestion pernicieuse de l’imprévu, du provisoire et de la surprise. À ces mécanismes vient s’ajouter le recours systématique à la brutalité lorsque échoue la corruption.
Il s’agit par ailleurs de pays où les systèmes de santé sont dans un effroyable état de délabrement. Le satrape et ses sicaires font l’objet d’évacuations sanitaires dans les hôpitaux en Europe à la moindre grippe. Ceux et celles qui disposent de quelques moyens se soignent dans les cliniques privées locales. Le reste se contente d’écorces, de produits pharmaceutiques avariés et autres adjuvants tirés, ou encore d’interminables veillées de prière et autres rites magico-religieux supposés produire des miracles.
La comorbidité partout prévaut, la plupart des gens souffrant de cas chroniques. Le paludisme continue de tuer en masse. De manière récurrente, des épidémies surgissent. Mais il est rare que maladies et épidémies fassent l’objet d’une politisation conséquente. La plupart des gens ne voient sans doute aucun lien entre l’action des régimes au pouvoir et leur état de santé. La mort, dans la plupart des cas, s’explique encore comme la conséquence d’actes de sorcellerie.
Ce virus peut-il mettre fin au brutalisme des États qui nourrit votre dernier essai ou au contraire l’accentuer notamment en Afrique ?
À cause de sa prédilection supposée pour les vieillards, le virus peut, à la limite, soulager le continent d’une partie de ses gérontocrates. Mais cela m’étonnerait qu’à lui tout seul il mette fin à la tyrannie.
L’échange ahurissant sur une chaîne française d’info en continu entre deux médecins chercheurs proposant de faire de l’Afrique « où il n’y a pas de masques, pas de traitement, pas de réanimation » un cobaye pour les tests de vaccins contre le coronavirus « un peu comme c’est fait d’ailleurs sur certaines études avec le sida, où chez les prostituées » ne vous a pas échappé. Plusieurs associations ont saisi le CSA et dénonce des propos racistes. Que vous inspirent ces propos auxquels on peut ajouter cet autre commentateur télé qui désigne les Chinois qui meurent par Pokémon, ainsi que de nombreuses autres sorties racistes ?
Cela est typique du déverrouillage des passions que j’évoquais tantôt. Ce déverrouillage aidant, les manifestations en direct de la part bestiale et virale de l’humanité se multiplient. Racisme et tribalisme en sont d’éclatantes expressions.
Le salut peut-il venir de l’Afrique, des pays du sud, pour recomposer une terre habitable ?
Encore faut-il que l’Afrique arrête de s’aveugler, qu’elle apprenne à nouveau à se penser au-delà des mythes et des faux mouvements, qu’elle redevienne elle-même habitable, c’est-à-dire capable de marcher par elle-même, sans avoir besoin de prothèses. Pour cela, il faudrait qu’à l’anesthésie ambiante, à l’étiolement programmé, elle oppose ses immenses potentialités ; qu’elle puise au plus profond de ses réserves imaginaires et, au lieu de répéter chez elle ce qui n’a pas marché ailleurs, qu’elle invente des chemins radicalement neufs pour elle et pour le monde. Cela est possible, à condition de réinvestir dans l’intelligence.
Quel monde d’après imaginez-vous ?
Un monde où notre rapport à notre corps et à l’ensemble du vivant serait réparé. Les chances que cela advienne sont minimes. J’ai le sentiment que le brutalisme va s’intensifier sous la poussée du techno-libertarisme, que celui-ci soit de facture chinoise ou qu’il se cache sous les oripeaux de la démocratie libérale. Tout comme le 11-Septembre avait ouvert la voie à la généralisation de l’état d’exception, voire à sa normalisation, la lutte contre le Covid-19 et d’autres risques similaires sera utilisée comme prétexte pour déplacer davantage encore le politique sur le terrain de la sécurité. Mais cette fois-ci, il s’agira d’une sécurité de nature quasi biologique, avec l’apparition de nouvelles formes de ségrégation entre les « corps d’immunité » et les « corps viraux ». Le viralisme deviendra le nouveau théâtre de fractionnement des populations désormais tenues pour des espèces distinctes.