Afghanistan : vingt années d’une guerre destructrice

Rémi Bachand, Judith Berlyn, Martine Eloy, Raymond Legault, Suzanne Loiselle, pour le Collectif Échec à la guerre, 20 août 2021

Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan et l’évacuation en catastrophe des Occidentaux ont beaucoup retenu l’attention des médias ces derniers jours. S’il y a lieu de s’inquiéter du sort des femmes dont les droits avaient progressé dans les centres urbains sous l’occupation étrangère, il est déplorable de constater, encore une fois, l’instrumentalisation de ces droits pour tenter de laver plus blanc que blanc une guerre de 20 ans dont les effets ont été catastrophiques. Dénonçant fortement, dès 2001, cette « guerre contre le terrorisme » et ses prétendus objectifs de promotion des droits humains et de la démocratie, le mouvement citoyen anti-guerre avait anticipé la débandade actuelle.

Démocratie, droits, éducation ?

En Afghanistan, sous l’occupation étrangère, il n’y a jamais eu qu’une « démocratie » de façade. En témoigne le taux de participation d’à peine un peu plus de 10 % aux dernières élections présidentielles, en 2019. En 2005, selon Human Rights Watch, plus de la moitié des députés élus aux élections législatives étaient liés à des groupes armés ou s’étaient, par le passé, rendus coupables de violations de droits de la personne. Selon la députée afghane Malalai Joya, c’est plutôt 70 % des députés qui avaient du sang sur les mains. Le pouvoir de ces seigneurs de guerre, alliés des Occidentaux contre les talibans, reposait sur le trafic de l’opium et leurs politiques répressives à l’égard des femmes étaient similaires à celles des talibans. En ce qui concerne les droits de la personne et la sécurité, le rapport de 2006 d’Amnistie Internationale, indiquait ceci : « Depuis 2001, des milliers d’Afghans et un certain nombre de non Afghans ont été détenus arbitrairement, gardés au secret sans aucun contact avec le monde extérieur, et soumis à des actes de torture et à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants par des membres des forces armées étasuniennes ou de groupes armés agissant sous le contrôle des autorités étasuniennes. ». Et cela, en toute impunité.

S’il est indéniable que des millions d’enfants afghans, notamment des filles, ont pu avoir accès à l’éducation depuis 20 ans, les gouvernements occidentaux ont aussi beaucoup exagéré leurs réalisations à cet égard. En 2015, la journaliste Azmat Khan et BuzzFeed News publiaient les résultats d’une vaste étude sur les écoles construites par les États-Unis sous le titre « Des étudiants, des enseignants et des écoles fantômes ». Ainsi, 10 % des écoles répertoriées n’étaient plus en activité, n’existaient plus ou n’avaient jamais été construites. En moyenne, les inscriptions des filles étaient surévaluées de 40 %, ce que les responsables étasuniens savaient depuis 2006 tout en continuant à claironner les mêmes estimations gonflées. Sur la cinquantaine d’écoles financées par les É.-U. que BuzzFeed a visitées au hasard dans 7 provinces, « l’écrasante majorité (…) ressemblait à des édifices abandonnés ». L’attribution et la mise en œuvre de ces projets avaient souvent été marquées par la corruption et la piètre qualité des matériaux.

Violence inouïe de la « guerre contre le terrorisme »

Les objectifs de la guerre en Afghanistan n’ont jamais été la démocratie, l’éducation ou l’égalité. Au Canada, le chef d’état-major de la Défense Rick Hillier était déjà très clair là-dessus en 2005, lui qui se réjouissait que l’armée canadienne puisse enfin y jouer son vrai rôle : celui de pourchasser « ces ordures et ces assassins détestables » et « d’être prête à tuer des gens ».

La guerre en Afghanistan a marqué le lancement de la « guerre contre le terrorisme », qui a semé la mort, la terreur et la destruction non seulement en Afghanistan mais aussi en Irak, en Syrie et au Yémen. Selon le projet Costs of War du Watson Institute for International and Public Affairs de l’Université Brown, environ 241 000 civils et combattants ont été tués dans les zones de guerre en Afghanistan et au Pakistan depuis 2001, dont 71 000 civils. En y ajoutant l’Irak, la Syrie et le Yémen, on arrive à des pertes totales directes de 772 000 civils et combattants, dont 335 000 civils. On se souviendra que cela inclut des bombardements de mariages, d’hôpitaux, de cliniques, de centres médiatiques et… que nous n’avons ici parlé que des morts.

La « guerre contre le terrorisme » s’est aussi caractérisée par un ensemble de sites d’emprisonnement et de torture : Bagram, Guantanamo Bay, Abu Ghraib, de même que plusieurs sites secrets de la CIA (notamment en Pologne, en Roumanie, en Lithuanie, en Thaïlande et au Maroc), sans compter la torture initialement « sous-traitée » en Syrie, en Égypte et ailleurs. Rappelons à cet égard, les révélations du diplomate canadien Richard Colvin en 2009, à l’effet que les prisonniers transférés par les militaires canadiens aux forces afghanes étaient probablement tous torturés et que les autorités canadiennes le savaient.

La « guerre contre le terrorisme » a vu s’édifier un complexe réseau étasunien d’assassinat par drone, non limité aux pays où les États-Unis mènent ouvertement des guerres, dont jusqu’à 80-90 % des victimes ne sont pas les personnes ciblées mais sont quand même étiquetées comme « ennemis tués en action ».

Cette période a aussi été marquée par le profilage des musulmans et la montée de l’islamophobie en Occident et la mise en œuvre de nombreux systèmes – en particulier étasunien et britannique –  de surveillance de masse de portée planétaire, via les téléphones et Internet.

L’Occident défenseur autoproclamé des droits s’est très peu formalisé de toutes ces horreurs, une fois passé le choc initial de leur découverte. Ceux et celles qui nous ont rendu l’immense service de nous révéler tout ça – les Chelsea Manning, Julian Assange, Edward Snowden et Daniel Hale pour ne nommer que ceux-là – sont condamnés et emprisonnés ou doivent s’exiler. Et les responsables – George W. Bush, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Tony Blair en tête – sont assurés de ne jamais être incriminés.

Rien de tout cela ne nous est rappelé alors que les grands médias occidentaux zooment tous sur le chaos à l’aéroport de Kaboul et pérorent sur les droits des femmes afghanes et notre prétendue responsabilité morale à cet égard.

Et l’instrumentalisation du djihadisme?

Réfléchir sérieusement sur la guerre en Afghanistan devrait nous amener à nous poser des questions sur les rapports de l’Occident – et de l’empire étasunien en particulier – avec le djihadisme.

D’une part, l’épouvantail de « l’islamisme radical » a été le prétexte parfait pour lancer cette « guerre sans fin », pour justifier les dépenses militaires exorbitantes qu’elle a entraînées et les budgets pharaoniques du Pentagone. Après le communisme, ce fut l’ennemi idéal pour le complexe militaro-industriel, un ennemi très profitable. En effet, au cours des 20 dernières années, l’accroissement de la valeur des actions des  plus grandes industries militaires aux É.-U. a été de 58 % plus élevé que celui de la Bourse en général.

D’autre part, on constate (paradoxalement, en apparence tout au moins) que l’Arabie saoudite et d’autres monarchies du Golfe demeurent des alliés de l’Occident alors qu’ils sont non seulement les propagateurs de l’idéologie rétrograde qui inspire plusieurs mouvements djihadistes, mais qu’ils contribuent aussi de diverses façons au financement même de certains de ces mouvements. Le paradoxe disparait cependant quand on examine cette boucle du point de vue des intérêts des complexes militaro-industriels étasunien et européen, dont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont parmi les plus importants clients…

Finalement, toujours en quête de « chair à canon » pour faire avancer leurs intérêts stratégiques dans diverses régions du monde, les États-Unis ont plus d’une fois conclu des alliances avec les djihadistes eux-mêmes. Ainsi, au cours des années 1980, ils ont financé (avec l’Arabie saoudite) et armé les « moudjahidines » (y compris Ben Laden et ses centaines de volontaires arabes) dans leur guerre contre l’URSS et le régime communiste à Kaboul. Les droits des femmes afghanes, qui avaient beaucoup progressé sous ce régime au cours des années 1980, ne pesaient visiblement pas bien lourd…

Ce genre d’alliance s’est également répété plus récemment avec des groupes de la mouvance d’Al-Qaïda dans la guerre « contre l’État islamique » en Syrie et dans la guerre contre les Houthis au Yémen.

Conclusion

Alors que les États-Unis, pour la préservation et l’avancement de leurs intérêts impérialistes, sont en train de passer de la « guerre contre le terrorisme » à la compétition stratégique avec la Chine et la Russie, nous appelons nos concitoyen.ne.s à dénoncer l’instrumentalisation des droits humains pour légitimer les offensives militaires et l’utilisation des armes prétendument pour implanter la démocratie libérale et les « valeurs occidentales ».