Algérie : Hirak, année 3, un message politique limpide

Alger, le 1er mars 2019, la population algérienne entonne des slogans contre la décision de Boutefika de se présenter pour un cinquième, sous le drapeau national (Photo RYAD KRAMDI / AFP)
Omar Benderra, As-Safirarabi, 4 avril 2021
Depuis la reprise des manifestations hebdomadaires dans les villes algériennes à l’occasion du deuxième anniversaire, le 19 février 2021, du déclenchement du Hirak, on a vu se multiplier dans les médias algériens, tous contrôlés par le régime, des analyses selon lesquelles, en substance, le Hirak originel aurait été « détourné » au profit d’un « néo-Hirak » manipulé par des forces obscures. Parmi les acteurs d’une « contre-révolution qui veut faire avorter le Hirak de l’intérieur », selon la formule d’un observateur critique [1], figureraient au premier rang le mouvement Rachad, présenté de manière trompeuse comme une résurgence du FIS [2], ou encore, de manière plus nébuleuse, d’hypothétiques et très imprécis « agents de l’étranger ».
Pour l’immense majorité des manifestants, cette campagne de propagande – peu ou prou relayée par les médias parisiens – est la production directe du laboratoire de désinformation de la police politique. Il n’est donc pas surprenant que cette thèse prospère particulièrement dans la presse ou les pseudo-partis politiques composant la façade civile d’un pouvoir dont la nature militaire est trop flagrante pour être niée. Cela fait bien partie du cahier des charges d’organes qui sont, in fine, le bras de communication de la police politique [3]. Plus étonnant en revanche est le fait qu’elle ait pu être reprise, certes avec des variantes, par certaines personnalités jusque-là connues pour leur distance affichée vis-à-vis du régime.
Pour tenter de dissiper le brouillard de fake news émis par l’action psychologique, le meilleur moyen est sans doute de prêter une oreille attentive aux slogans des manifestants du vendredi, ces dernières semaines. Repris par des dizaines de milliers de voix, en arabe algérien (dardja) ou classique, en français et parfois dans un mélange des deux, ces slogans sont lourds de signification politique. Comme c’est la règle depuis le début du mouvement en février 2019, ces mots d’ordre expriment, avec alacrité souvent, à la fois une critique lucide du régime et la voie de dépassement de l’impasse politique actuelle. Mais ce mode de communication, efficace car percutant, n’est évidemment pas du goût de ceux qui en sont la cible ou qui ont été marginalisés par le mouvement. Les slogans du vendredi suscitent de nombreuses réactions tranchées et une bataille interprétative très orchestrée.
« Police politique terroriste, à bas la mafia militaire ! »
Parmi les plus controversés « Moukhabarat irhabiya, taskout al mafia al askaria » (Police politique terroriste, à bas la mafia militaire !). Ses contempteurs estiment que ce slogan exprimerait une attaque en règle contre l’armée et ses services de renseignements, laquelle serait directement attentatoire à la souveraineté du pays. Qu’en est-il vraiment ? Comme le montrent bien d’autres slogans, banderoles et pancartes, il s’agit évidemment de tout autre chose : le « terrorisme » de la police politique, c’est d’abord l’hyperviolence que ses chefs et ceux de l’armée ont déployée contre la population civile après le coup d’État de janvier 1992, jusqu’au début des années 2000, au prix de dizaines de milliers de morts et de disparus. La « mafia militaire », c’est celle d’un haut commandement qui a alors utilisé les mêmes méthodes que celles de l’armée française contre les Algériens en lutte pour leur indépendance. Et c’est clairement avec ces références en tête que les manifestants ont récemment dénoncé le recours à la torture [4] contre des jeunes arrêtés par les « forces de sécurité ». Pour eux, il ne fait pas de doute que les pratiques héritées des généraux Massu et Bigeard [5] ont été reprises de longue date par les moukhabarate (la police politique secrète de l’armée [6]) : humiliations, mises à nu, insultes, viols et chocs électriques (le pistolet à impulsions électriques Taser ayant avantageusement remplacé l’encombrante gégène). La villa Susini [7] de sinistre mémoire coloniale a été remplacée par le « Centre Antar », caserne de la police militaire politique secrète située dans les hauteurs d’Alger.
Mais le message est passé, et fort mal, dans certains cercles. Les clientèles de la dictature déjà interpellées par le mot d’ordre « Dawla Madaniya Machi 3askaria » (« État civil et non militaire »), ne peuvent plus se taire estimant qu’un point de non-retour a été franchi. Certaines voix, autrefois plutôt critiques du système, se désolidarisent désormais clairement du Hirak. Ces milieux sont en effet placés devant un dilemme insurmontable : comment prétendre encore qu’ils soutiennent le Hirak et faire oublier leurs silences des années 1990 quand ce même Centre Antar torturait à échelle industrielle ? Il devient de plus en plus difficile pour beaucoup de maintenir une posture toute d’ambiguïté, tentant de conserver un pied dans le Hirak et l’autre dans le régime, comme cela avait été le cas jusqu’alors.
Il reste que les contre-mesures mises en œuvre par les services d’information officiels et officieux peinent à être seulement audibles. À court d’arguments et très visiblement sans grandes ressources intellectuelles [8], le régime dispose néanmoins d’un important dispositif médiatique et de plumes autorisées qui ont pour référence charnière les représentations de propagande de la « sale guerre » des années 1990. L’épouvantail islamiste qui a tant servi à dissimuler les raisons et conséquences du coup d’État du 11 janvier 1992 est ainsi très opportunément réanimé. Le discours de justification des généraux janviéristes [9], dont l’influence sur le sommet des appareils est progressivement restaurée depuis le décès suspect de l’ancien chef d’état-major Ahmed Gaïd-Salah en décembre 2019, a servi de base aux partisans du bâillonnement des voix dissidentes et de l’éradication par tous les moyens, y compris les plus expéditifs, de toutes les oppositions, au premier chef islamiste mais pas seulement, à la dictature.
« Ni islamiste ni laïque, il n’y a qu’un gang qui vole ouvertement ! »
Présenter le Hirak comme l’objet d’une récupération islamiste est donc l’axe de propagande, peu probant, choisi faute d’alternative pour décrédibiliser le mouvement populaire. Cela en vue aussi de mobiliser le soutien étranger nécessaire dans la perspective du déploiement d’une stratégie de répression brutale de cette profonde et très pacifique mobilisation populaire. Le mouvement Rachad, qui dispose de porte-voix écoutés sur les réseaux sociaux, est la cible désignée de cette campagne dénonçant une prétendue « islamisation » du Hirak. Rachad est une organisation regroupant des universitaires, dont certains ont appartenu ou ont été proches du FIS, et qui se proclame « mouvement populaire algérien nationaliste et démocrate qui œuvre pour le changement non violent du système de gouvernance en Algérie [10] », sans la moindre référence à une quelconque déclinaison de l’islam politique.
Parmi les slogans les plus controversés « Moukhabarat irhabiya, taskout al mafia al askaria » (Police politique terroriste, à bas la mafia militaire !). Ses contempteurs estiment que ce slogan exprimerait une attaque en règle contre l’armée et ses services de renseignements, laquelle serait directement attentatoire à la souveraineté du pays. Qu’en est-il ?
Mais toute à son entreprise de diabolisation, la propagande du régime ne s’embarrasse pas de nuances : Rachad est présenté comme l’inspirateur principal (avec « la main de l’étranger ») du Hirak et un surgeon du Front islamique du salut. De là à présenter des youtubeurs [11] à forte audience comme les instigateurs et les propagateurs islamistes des slogans les plus incisifs, il n’y a qu’un pas que certains n’ont pas hésité à franchir. Qu’importe alors que les manifestants s’époumonent chaque vendredi à démentir cette construction en scandant : « Ni islamiste ni laïque, il n’y a qu’un gang qui vole ouvertement » (« La Islami, La Ilmani, Kayen Issaba tassrek Inani »).
Le storytelling des appareils de propagande, qui n’hésitaient pas pourtant à dénoncer les « zouaves » [12] au nom de sa « Badissiya-Novembria » [13], élude la richesse et les profondeurs politiques du mouvement populaire. En effet, si le Hirak est univoque dans son rejet de la dictature et dans son désir d’émancipation démocratique, il est loin d’être amnésique ou sans repères. Ses composantes reflètent les diversités de la société, les militants les plus âgés qui participent au Hirak témoignent de filiations souvent revendiquées. Sont massivement représentés les courants politiques historiques à l’origine du FLN révolutionnaire (1954-1962). On y retrouve nettement des sensibilités très proches du PPA-MTLD [14], anticolonialiste, prolétarien et justicialiste, de l’UDMA [15] expression de la petite bourgeoisie traditionnelle, de clercs et de commerçants petits et moyens, des Oulémas [16] dont la spiritualité et la représentation du monde sont distinctes de celle des importations wahhabites ou salafistes, elles aussi présentes dans le mouvement… Au contraire de ce qui est véhiculé par des analystes myopes, le Hirak est le reflet de la réémergence politique de la société algérienne dans ce qui est son expression à la fois historique et actuelle, multiple et unitaire, dans le fil de la proclamation du 1er novembre 1954.
« Vous avez vendu le pays, bande de traîtres ! »
Le mépris du peuple jugé, contre toute l’évidente lucidité du Hirak, incapable de discernement, inculte et sans mémoire politique, facilite grandement la reprise par ces milieux, sous des formes plus ou moins élaborées, d’un discours paranoïaque sur le Hirak « islamiste », dirigé par « la main de l’étranger » visant à détruire l’armée. Mais pour l’opinion, ces éléments de langage sans substance factuelle sont l’expression parfaitement décalée d’une représentation déconnectée du réel. Ses relais relèvent d’une anti-élite désemparée, celle qui anime des partis autorisés, unanimement discrédités, ou de nourrir la chronique du régime, par l’éveil du peuple libéré des influences tutélaires, des maîtres à penser et des idéologies antidémocratiques.
Présenter le Hirak comme l’objet d’une récupération islamiste est l’axe de propagande choisi pour décrédibiliser le mouvement populaire, en vue aussi de mobiliser le soutien étranger nécessaire au déploiement d’une stratégie de répression brutale de cette profonde et très pacifique mobilisation populaire, qui répète : « Ni islamiste ni laïque, il n’y a qu’un gang qui vole ouvertement ».
L’acuité politique des acteurs du mouvement populaire est un vaccin efficace contre cette campagne d’intoxication. Les analyses élaborées à partir de faux-semblants et de leurres lancés par les services d’action psychologique ne rencontrent donc qu’une parfaite indifférence. Et avec elles tous les enfumages : le peuple sait précisément que le facteur principal de blocage du processus d’évolution vers l’État de droit est bien le groupe qui contrôle l’état-major de l’armée. C’est vers eux qu’est dirigé le slogan « Baâtou EL Bled Ya Khawana » (« Vous avez vendu le pays, bande de traîtres ! »). Ce sont ces généraux qui par leur corruption et leurs alliances plus que douteuses qui ont permis, inter alia, aux Émirats arabes unis de disposer d’une influence au plus haut niveau de la décision stratégique. La main de l’étranger est bien celle qui a été introduite par ces généraux eux-mêmes. Personne n’ignore que ces « décideurs », ainsi que les nommaient le défunt président Boudiaf, corrompus et dont les fortunes sont à l’étranger, disposent d’un bras séculier, les Moukhabarat, qui ont carte blanche pour détourner l’attention, intoxiquer l’opinion et étouffer le Hirak. Par la déformation des faits et le mensonge, en jouant sur tous les registres de la peur et le souvenir traumatique de la violence déclenchée par le coup d’État du 11 janvier 1992.
« Vous, vous bouffez le pétrole, le prolétaire a droit à l’échelle ! »
La typologie de l’islamiste, du berbériste, de la féministe ou encore de l’étudiant « qui veut vivre la modernité » a fondu comme neige au soleil du Hirak. Ces stéréotypes supposément conflictuels d’une représentation de propagande n’ont pas cours dans la paisible hétérogénéité des cortèges du vendredi. Les divisions artificielles ne prolifèrent que dans l’imagerie très conventionnelle d’une caste favorisée, tributaire équivoque d’un legs d’autoritarisme absolutiste.
Le mépris du peuple jugé incapable de discernement, inculte et sans mémoire politique, facilite grandement la reprise d’un discours paranoïaque sur le Hirak visant à détruire l’armée. Par « vous avez vendu le pays, bande de traîtres ! », est désigné le groupe qui contrôle l’état-major de l’armée. Ce sont les généraux corrompus, « alliés » aux Emirats arabes Unis !
Derrière un progressisme de posture, une modernité discursive ou un tiers-mondisme affecté, cette petite bourgeoisie, essentiellement francophone, malgré toutes ses déconvenues et ses désillusions, demeure dominée par la dangerosité de classes populaires incontrôlables et suspectes d’être aspirées par des extrêmes obscurantistes. Il est révélateur de noter la faible réaction de cette contre-élite devant le projet, sans précédent et exorbitant, de déchéance de la nationalité d’opposants en exil annoncé par le gouvernement au début du mois de [17]. Pour cette catégorie privilégiée, les masses d’Algériennes et d’Algériens qui continuent de réclamer l’instauration d’un régime de libertés font le lit de l’intégrisme et sont, au minimum, les alliés objectifs d’ennemis de l’Algérie qui ne sont pas – en dehors de la monarchie marocaine – vraiment identifiés. Dénoncer d’improbables complots islamistes en escamotant les inacceptables dépassements du régime se révèle être un exercice bien plus compliqué qu’avant l’irruption de la contestation populaire.
De l’autre côté du mur social, les expressions authentiques nouvelles issues du Hirak, notamment celles des nombreux jeunes et talentueux youtubeurs, sans partis ni discours idéologique, ne relativisent pas la condition d’une génération dont les slogans sont directs et cliniques : « Vous, vous bouffez le pétrole, le prolétaire a droit à l’échelle » (« Entouma Taklou El pétrole We Zawali Lih Esseloum »), en référence au supplice de l’échelle pratiqué par les moukhabarat du Centre Antar.
« Les généraux à la poubelle et l’Algérie sera indépendante ! »
Les images en témoignent, la présence islamiste dans le mouvement n’est ni majoritaire ni discriminante. Vidéos à l’appui, femmes habillées à l’occidentale ou portant le hidjab, jeunes et moins jeunes et mères de famille marchent de concert en scandant « Les généraux à la poubelle et l’Algérie sera indépendante ! » (« Les généraux à la poubelle wa Al Djazaïr teddi al istiqlal ») Un slogan qui heurte les sensibilités sélectives de catégories formées dans la propagande de la « sale guerre » des années 1990 et qui, sans crainte du ridicule, voudraient aujourd’hui « défendre l’armée ».
La crainte aveuglante du peuple est à l’origine de ce réflexe de caste et explique largement le soutien à l’autoritarisme de ces classes moyennes pourtant idéologiquement très contrastées. Cette convergence de la part de sensibilités réputées antagoniques, du paléo-stalinisme à la social-démocratie en passant par le trotskysme pour finir dans le libéralisme, est révélatrice de la réalité de la fracture de classe qui divise objectivement la société algérienne. Les juges asservis, les journalistes de service et autres portevoix habituels ne sont plus les seuls à s’alarmer devant des mots d’ordre jugés subversifs, inconséquents ou dangereux et « menaçant la sécurité nationale ». Une partie de l’« intelligentsia » autorisée s’associe sur différents registres à cette campagne. Après les invocations de pure forme sur la nécessité d’une meilleure répartition des richesses et du contrôle de la rente, l’argumentaire est centré sur le retour d’un bouc émissaire convoqué à chaque fois qu’il est urgent de justifier, aux yeux des Occidentaux au premier chef, la répression et l’interdiction de toute vie politique authentique. Le spectre du FIS, hanté de mémoires coupables, est réactivé afin de suggérer à l’armée, de façon à peine voilée, d’intervenir directement une fois encore afin de « sauvegarder la République ».
« Le peuple veut l’indépendance ! »
La population qui défile dans la bonhomie et le sourire ne prête aucune attention à ces déplorations car elle sait bien où se situe le nœud gordien de la crise nationale. Pour ces nuées de manifestants, la torture et le terrorisme, la corruption générale et le pillage suicidaire des ressources du pays forment le continuum de la dictature. Pour ce peuple qui a eu à subir dix ans de sale guerre antiterroriste, vingt ans de rapine débridée et trente années de mensonge, c’est toute la digue visant à le maintenir hors du droit et de l’évolution du monde qui a définitivement cédé le 19 février 2019. Les mots d’ordre du Hirak sont sa réponse et, pour être incisifs, ils sont parfaitement clairs et chargés de sens politique.
Les nouvelles expressions authentiques issues du Hirak, notamment celles des nombreux jeunes et talentueux youtubeurs, sans partis ni discours idéologique, ne relativisent pas la condition d’une génération dont les slogans sont directs : « vous, vous bouffez le pétrole, le prolétaire a droit à l’échelle », en référence au supplice de l’échelle pratiqué par les moukhabarat du Centre Antar.
En scandant « Le peuple veut l’indépendance ! » (« Al Chaab yourid el Isti-qlal ! »), les manifestants du Hirak réitèrent chaque vendredi la volonté de mener à son terme démocratique le processus de libération marqué par la récupération de la souveraineté nationale il y a bientôt soixante ans. Cette expression n’est en rien, bien évidemment, une relativisation de la guerre anticoloniale [18]. Le Hirak irrigué d’une histoire que les gouvernants instrumentalisent quand ils ne l’occultent pas, s’inscrit dans sa continuité et dans une dynamique de récupération complète de ses droits [19]. La gestion de la crise générale du pays par ceux qui sont censés assumer les responsabilités exécutives apparaît comme la confirmation permanente des mots d’ordre du vendredi. La somme des actions liberticides menées par le régime depuis les élections présidentielles frauduleuses de décembre 2019 ne fait que corroborer et renforcer l’image d’une faillite sans recours.
La propagande qui voudrait « islamiser » le Hirak essaie dans le même mouvement d’altérer la signification des slogans et d’en modifier négativement le contenu. Déformer le sens des revendications en prétendant que le peuple ne voudrait plus d’armée ou de service de renseignements est tout simplement aussi absurde qu’inopérant. L’agitation dans ce but d’une menace de destruction de l’État par le Hirak n’est qu’un fantasme, tout comme la référence insistante au sort dramatique de la Libye et de la Syrie. Il est clair pour tous que, tant les structures internes de ces pays que leurs conditions géopolitiques à l’origine de conflits internes destructeurs ont peu à voir avec celles qui déterminent la réalité politique du pays et la position du régime algérien dans son environnement international.
« Bande de voleurs, vous avez mangé le pays ! »
Le spectre de l’immixtion étrangère et de la destruction de l’État que favoriseraient le Hirak forme ainsi l’ossature bégayante d’une communication officielle qui ne convainc même pas ceux chargés de la relayer. Les règlements de compte au plus haut niveau de l’armée et des services depuis la chute d’Abdelaziz Bouteflika en mars 2019 confirment que dans son essence totalement corrompue, le sommet du régime est la matrice des ingérences. Très concrètement, c’est bien la direction militaro-policière, « El Issaba » – le gang – selon les Hirakistes, qui assume la responsabilité exclusive de l’affaiblissement critique du pays dans tous les domaines. Quelles autres forces seraient impliquées dans la dégradation sans précédent de la situation socio-économique ?
En scandant « Le peuple veut l’indépendance ! » démocratique le processus de libération marqué par la récupération de la souveraineté nationale il y a bientôt soixante ans. Cette expression n’est en rien, bien évidemment, une relativisation de la guerre anticoloniale.
Le pays, progressivement asphyxié, s’enfonce dans un marasme empoisonné. Tous les indicateurs se détériorent rapidement dans un climat de scandales et d’incompétence. Des pans entiers de la population, au bout de vingt ans de détournements et de gabegie, plongent dans une précarité croissante. C’est bien le sommet des appareils sécuritaires qui est le responsable direct du pillage du pays et du détournement massif des ressources publiques. Le slogan « Bande de voleurs, vous avez mangé le pays ! » (« Ya Sarakine, klitou el Blad ») en est le constat factuel.
La contraction de l’activité, le chômage des jeunes et la grande pauvreté qui se généralisent, étaient déjà très perceptibles avant même l’apparition de la pandémie de la Covid-19. La vulnérabilité croissante de l’Algérie est aggravée par une gestion sans effet sur la réalité de la crise économique. Au fil de l’évaporation des réserves de change nourrie par la faiblesse durable des prix du pétrole, unique ressource d’exportation, le pays se rapproche inexorablement d’échéances redoutables. Le danger qui menace n’est donc pas tant dans une fantasmagorique dissolution des institutions que dans la perspective de la dislocation du tissu social par la misère, l’impasse générale et le désespoir [20].
« Pacifique, pacifique ! »
Aujourd’hui, l’État ne tient – pas si paradoxalement que cela peut paraître – que par la volonté manifeste du peuple, par son unité, sa sagesse et sa lucidité. Tout comme la misère de masse est atténuée par les solidarités à la base, cette entraide traditionnelle qui permet d’éviter le pire en termes de détresse sociale généralisée. C’est la conscience aiguë du danger menaçant la société qui est la raison première, fondamentale et très explicite, de la mobilisation des Algériennes et des Algériens pour obtenir un État de droit, des institutions véritables, une justice civile indépendante et une société débarrassée de la police politique. Et cela de façon non violente, comme le martèle depuis le début le slogan qui détermine et qualifie le mouvement : « Pacifique ! Pacifique ! » (« Silmiya, Silmiya ! »).
Ce que confirme la tranquille détermination, le respect de la pluralité politique et la connaissance précise des méthodes du système qui est la base du refus de « structurer » le Hirak. Dans leurs débats permanents et ouverts, les activistes confirment leur rejet de toute délégation ou représentation dans les conditions actuelles, car ils savent que tant que la police politique restera en place, les éventuels « leaders » qui émergeraient seraient immédiatement récupérés ou neutralisés. De plus, le mouvement du peuple algérien n’a pas vocation à se transformer en parti, car l’expression consensuelle pour la démocratie et le droit regroupe des sensibilités très diverses. Les revendications du Hirak transcendent les appartenances pour fonder la base d’un contrat politique sur le droit et les libertés. C’est sur cette base que pourront s’affronter dans les règles de la démocratie les opinions et les programmes.
Il est donc clair que l’initiative pour la sortie de crise est avant tout la responsabilité de ceux qui assument, par la force et sans la moindre légitimité, la direction effective du pays. La sortie de l’impasse actuelle chaque jour aggravée par la détérioration inédite des conditions socioéconomique n’est certainement pas à rechercher dans des expédients et palliatifs sans effets. Qu’attendre en effet de cette fuite en avant dans le mensonge et les manipulations ? Les enjeux sont majeurs et les défis très complexes, l’unique issue raisonnable, celle qui permet d’espérer le moins de dégâts possibles, consiste en un règlement politique acceptable pour le plus grand nombre. Il appartient au régime de tenir compte des aspirations majoritaires et d’envoyer préalablement à tout débat, les indispensables signaux politiques d’ouverture et d’apaisement.
Le rejet de toute délégation ou représentation dans les conditions actuelles, puisque, tant que la police politique restera en place, les éventuels « leaders » qui émergeraient seraient immédiatement récupérés ou neutralisés. Les priorités sont connues : avec la suppression de la police politique et l’indépendance de la justice, les slogans du Hirak revendiquent la levée des dispositions liberticides
Les priorités sont connues : avec la suppression de la police politique et l’indépendance de la justice, les slogans du Hirak revendiquent la levée des dispositions liberticides qui bloquent toute possibilité d’expression indépendante, d’organisation politique autonome et de dialogue réel. Une nouvelle élite pourra émerger alors en vue d’entamer la modernisation institutionnelle effective du pays, non pas contre telle ou telle tendance politique ni même contre le régime, mais par l’implication de l’ensemble des forces sociales et politiques de la Nation dans un climat de paix civile et de non-violence. Le compromis pour la réhabilitation démocratique de l’État, entre sagesse populaire, maturité politique et volonté de changement, constitue la synthèse des slogans du Hirak.

[1] In « Il faut repenser les mots d’ordre du hirak », El Watan, 1er mars 2021https://www.elwatan.com/edition/actualite/il-faut-repenser-les-mots-dordre-du-hirak-01-03-2021
[2] Front islamique du salut, dissout en mars 1992.
[3° Sur le système médiatique algérien, on lira avec profit l’interview à El Watan du 18 mars 2021 de Redouane Boudjemaa, professeur à la faculté de journalisme d’Alger : « Le système médiatique actuel menace la sécurité et la cohésion nationales » https://www.elwatan.com/edition/actualite/le-systeme-mediatique-actuel-menace-la-securite-et-la-cohesion-nationales-18-03-2021
[4] Ces exactions ont été dénoncées par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies :https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-l-onu-demande-la-fin-des-arrestations-arbitraires-contre-le-hirak-399160
[5] Généraux de l’armée coloniale durant la guerre d’Indépendance. Maitres d’œuvre de procédés « antisubversifs » qui ont fait école. Sur la matrice historique de la torture en Algérie voir
https://www.editionsladecouverte.fr/escadrons_de_la_mort_l_ecole_francaise-9782707153494
[6] Anciennement Sécurité militaire (SM, de 1962 à 1990) puis Département de renseignement et de sécurité (DRS) jusqu’en 2015, son nom officiel est aujourd’hui Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui relève du ministère de la Défense.
[7] Centre de torture de l’armée coloniale à Alger durant la guerre de libération (1954-1962)
[8] Cf. L’édifiant éditorial du mois de mars de la revue de l’armée « El Djeich » :https://www.mdn.dz/site_principal/sommaire/revues/images/eldjeich_fr.pdf
[9] Les auteurs du putsch du 11 janvier 1992.
[10] Cf. publications du Mouvement Rachad sur son site officiel :
https://rachad.org/fr/
[11] Les plus célèbres de ces animateurs de tribunes sur YouTube sont Amir Dz, Mohamed-Larbi Zitout, Hichem Aboud et Mohamed Abdallah. Le 21 mars 2021, le gouvernement algérien a d’ailleurs émis des mandats d’arrêts internationaux à leur encontre.
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/22/alger-lance-des-mandats-d-arrets-contre-des-activistes-accuses-de-terrorisme_6073989_3212.html
[12] Zouaves : terme désignant les « indigènes » algériens enrôlés dans l’armée française aux premiers temps de la colonisation et repris contre les activistes pour les cataloguer comme « traitres à la Nation ». Cf. Lexique du Hirak par Rafik Lebdjaoui in « Hirak en Algérie-L’invention d’un soulèvement »
https://lafabrique.fr/hirak-en-algerie-linvention-dun-soulevement/
[13] Formule associant le nom du Cheikh Ben Badis à la proclamation du 1er novembre 1954 inventée par l’action psychologique pour désigner l’aile nationaliste supposée être au pouvoir. Cf. Lexique du Hirak par Rafik Lebdjaoui in « Hirak en Algérie-L’invention d’un soulèvement », loc. Cit.
[14] PPA (Parti du peuple algérien) fondé en 1937 par Messali Hadj ; deviendra en 1948 MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques).
[15] Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) créé par Ferhat Abbas en 1946.
[16] des Oulémas musulmans algériens (Djamiyat Al U’lama), coordination religieuse à vocation socio-politique créée en 1933 par le Cheikh Abdelhamid Ben Badis.
[17] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/17/un-projet-de-decheance-de-nationalite-suscite-l-emoi-en-algerie_6073458_3212.html
[18] Cf. L’ouvrage collectif « Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement », op. cit., chapitre 10 « La résurgence de la mémoire de lutte contre le colonialisme français » par Hassina Mechaï.
[19] « Nous avons eu l’indépendance du pays, mais nous n’avons pas libéré le peuple ». La formule de Me Ali Yahia Abdenour, éminent défenseur des droits humains, résume bien le sentiment général. https://algeria-watch.org/?p=19166
[20] Lire cette illustration, parmi tant d’autres, d’une tragédie vécue par des millions de jeunes dans une situation de total abandon : « Ouargla : des jeunes chômeurs se suturent la bouche à coups de fils métalliques pour protester », Casbah Tribune, 23 mars 2021
http://casbah-tribune.com/ouargla-des-jeunes-chomeurs-se-suturent-la-bouche-a-coup-de-fils-metalliques-pour-protester/