Algérie : l’an II

  RACHIDA EL AZZOUZI, Médiapart, 20 février 2020

Un an après, elle se frotte toujours les yeux, encore incrédule et émue. Émue d’être dans la rue toutes les semaines avec la famille, enroulée dans le drapeau de la nation, à chanter « Le peuple veut l’indépendance », « État civil, non militaire », « Klitou el bled » (« Vous avez mangé le pays »), « Yethnahaw ga3 » (« Qu’ils dégagent tous ! »), des slogans d’aujourd’hui mais aussi d’hier, du temps de la première révolution, celle contre le colon français, de la conquête de la première indépendance. 

Émue, oui, elle qui n’avait jamais manifesté de sa vie et qui l’avait toujours déconseillé aux enfants, elle qui sursautait à la vue du moindre uniforme et fourgon de police, elle qui se réfugiait dans le rire et les blagues pour ne pas finir rongée par la colère et la honte : « Nous avons deux plans en Algérie : le plan A, comme Abdelaziz. Et le plan B, comme Bouteflika ! »

Et puis il y a eu le 22 février 2019, le « déclic », le « déluge » pacifique et citoyen, la loi du silence et le mur de la peur qui se brisent. Des millions de personnes dans les rues du pays, dont elle, Zohra, 68 ans, d’Alger-centre, traînée de force par ses fils et belles-filles, parce que « Faut que tu voies ça, yemma (“maman”) » : le « Hirak », le soulèvement exceptionnel du peuple algérien. 

Au départ, les Algériens se sont levés contre un cinquième mandat du président fantôme Abdelaziz Bouteflika, qui les méprisait et les cadenassait depuis 20 ans, et puis, très vite, contre « tout le système », opaque et broyeur, mis en place par ceux-là mêmes qui ont lutté contre l’oppression coloniale française. 

Avant cette accélération de l’histoire, il y a eu les premières manifestations dans l’est du pays, à Kherrata, le 16 février 2019, à Bordj Bou Arreridj, puis à Khenchella, où l’on a décroché un portrait géant de Bouteflika, accroché au fronton d’une mairie à côté du drapeau algérien. Un affront jamais vu en 20 ans d’un interminable règne dans un pays où manifester revient à risquer sa vie. Zohra avait été tout à la fois émerveillée et inquiète que la colère ne vire au chaos. En tête, « le trauma de la décennie noire, le bain de sang des années 1990, la peur de revivre l’horreur ».

Cinquante-trois vendredis ont passé. Une année entière à manifester, à réclamer une « Algérie libre et démocratique », la chute de cette façade civile qui cache un pouvoir réel détenu par les militaires. Sans débordements ni violences, et ce malgré l’une des spécialités du régime : la répression féroce, avec l’arrestation arbitraire de centaines de citoyens, étudiants, figures du mouvement, opposants, journalistes, comme le montre le rapport annuel de l’ONG Amnesty International, avec l’interdiction du drapeau amazigh (berbère) dans les manifestations, l’interdiction de se réunir quand on est une association en lien avec le Hirak, les restrictions d’accès à la capitale… Laboratoire de la manifestation pacifique et festive, le Hirak algérien fascine le monde entier par sa non-violence. 

« Jamais je n’ai vu les Algériens aussi mobilisés, soudés, jamais je n’ai vu la parole à ce point libérée, applaudit le journaliste-artiste-activiste algérien Mustapha BenfodilOn se parle, on tire ensemble des plans sur la comète. Il y a autant de femmes qui battent le pavé. Toutes les couches sociales sont concernées. Comme en octobre 1988 [les émeutes qui donneront lieu au premier gouvernement démocratique algérien, avant le coup d’arrêt après la victoire des islamistes et une décennie de violences – ndlr], on a libéré l’expression sur plein de sujets. Nous avons acquis une endurance dans le non, le refus, le veto. On a arraché définitivement le droit de surveillance de l’action publique. » 

Zohra a raté « très peu de marches ». Autour d’elle, il y a ceux qui voient le verre à moitié vide, qui soupirent : « Rien n’a changé », « Le système est toujours en place » ; et il y a ceux qui, comme elle, le voient à moitié plein, qui s’enthousiasment : « Tout a changé. » « Après cette deuxième indépendance, je peux mourir », répète Zohra dans un éclat de rire sonore quand la politique s’empare des discussions de famille, c’est-à-dire désormais tout le temps.

« Comme en 1962, on dirait qu’une séquence se clôt dans ces manifestations, ou qu’en tout cas quelque chose se répare, en même temps que quelque chose de nouveau s’ouvre dans une unité magnifique », analysait au début du mouvement l’historienne algérienne Malika Rahal. Zohra avait 10 ans en 1962. Elle revoit les larmes de joie de ses parents et déjà, très vite, leur colère alors que faisait rage la lutte des clans au sein du Front de libération nationale (FLN), l’ex-parti unique, devenu au fil des décennies la courroie de transmission d’un pouvoir gérontocratique et corrompu : « Ils nous ont confisqué l’indépendance. »

« La caste dirigeante a pensé que le peuple ne se révolterait que lorsqu’il aurait faim, que le pain serait trop cher, qu’il n’aurait pas accès aux soins, note un observateur. Elle a cru que le peuple se contenterait de boire, manger, dormir, alors elle a subventionné le pain, le lait, distribué clés en main des logements. Elle a considéré le peuple comme une population qui a seulement besoin d’être nourrie, blanchie. Sans questions, sans aspirations existentielles, morales, démocratiques, sur la place de l’Algérie dans le monde. Elle ne pensait pas qu’elle était assez mûre. Là, elle le prend en pleine gueule. »

 « J’utilise rarement le mot Hirak. Pour moi, ce qui se passe depuis un an est une révolution. Elle a démantelé un régime de 20 ans. Les Algériens se sont délivrés de la tutelle de Bouteflika, ils ont récupéré l’espace public, la parole, l’emblème national qui leur avait été confisqué », abonde le journaliste algérien Farid Alilat (invité de notre émission « Maghreb Express », à voir ici), qui publie une biographie remarquable, Bouteflika, l’histoire secrète (Éditions du Rocher).

Tout a changé en quelques mois en Algérie. Le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika n’a pas eu lieu. L’ancien raïs parti pour être président à vie et mourant au pouvoir avec des obsèques nationales a été contraint à la démission le 2 avril 2019, six semaines après les premières manifestations et non sans avoir tenté de promettre de lâcher le pouvoir au cours du cinquième mandat et ne pas en briguer un… sixième. 

Il a été chassé, lâché sous la pression populaire par l’armée, qui fait et défait les présidents depuis l’indépendance du pays en 1962, par son plus fidèle allié, un autre octogénaire, Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la défense. C’est cet homme qu’il a hissé au sommet de la « grande muette » et qui a succombé, le 23 décembre 2019 à une crise cardiaque – autre coup de théâtre d’une des années les plus extraordinaires de l’Algérie contemporaine –, et a eu droit à des obsèques nationales, après avoir joué un rôle décisif dans la transition.

« Le pouvoir est contre le Hirak, même s’il passe son temps à le glorifier »

Avant de passer de vie à trépas, Gaïd Salah a opéré un grand classique des régimes autoritaires qui veulent sauver leur peau : une purge à grande échelle. Il a sacrifié des têtes, mis en prison, avec la complicité d’une justice militaire expéditive, pour corruption ou complot contre l’État et contre l’armée, quelques-uns des hommes les plus puissants du pays, des piliers du régime : le premier cercle de Bouteflika, son frère Saïd, les patrons des services de renseignement, les généraux Mohamed Mediène, dit « Toufik », et Athmane Tartag, des oligarques tels Ali Haddad et les frères Kouninef, plus d’une dizaine d’anciens ministres, dont deux anciens premiers ministres, Ouyahia et Sellal, etc.  

« En septembre 2019, on estimait que 200 à 300 hauts responsables au niveau national ou local avaient été placés en prison ou sous contrôle judiciaire, note Hocine Malti, l’un des cofondateurs de la société d’hydrocarbures publique algérienne, la Sonatrach, dans sa contribution au livre collectif qui vient de paraître, Hirak en Algérie, l’invention d’un soulèvement (La Fabrique). Cette épuration, restée partielle, a surtout montré que les membres du noyau dur du régime, autour de l’état-major de l’armée, restaient déterminés à préserver l’essentiel du système de gouvernance du régime Bouteflika, largement fondé sur la corruption généralisée. » 

La corruption, épine dorsale du régime pendant vingt ans. « Le vrai danger pour la volonté émancipatrice en Algérie, estime le journaliste et essayiste algérien Akram Belkaïdc’est que beaucoup de gens continuent de choisir la prébende et le clientélisme plutôt qu’un changement démocratique. »

L’ex-chef de l’armée a eu une obsession tout au long de l’année 2019 : parvenir à organiser une élection présidentielle, celle-ci allant de report en report sous l’intense pression citoyenne. Il y est parvenu. Le 12 décembre dernier, Abdelmadjid Tebboune, 74 ans, a été élu président dès le premier tour de ce que la rue a dénoncé pendant des semaines comme étant « une mascarade électorale », « un vote truqué ». 

Des cinq candidats, cet ancien et éphémère premier ministre à l’été 2017, humilié et limogé sur fond de lutte des clans et sur ordre de l’oligarque Ali Haddad, aujourd’hui derrière les barreaux et proche du frère de Bouteflika, était donné vainqueur depuis sa candidature, car adoubé par le fameux « système ». Il a été élu président au forceps, sur fond d’abstention record. 

Pour beaucoup, il est – ainsi que son gouvernement, en grande partie constitué de figures proches du système –, l’incarnation de la prolongation d’un cinquième mandat déguisé sans Bouteflika, d’une alternance clanique, non pas d’une rupture. Depuis son investiture, Tebboune, qui a lancé le chantier d’une réforme de la Constitution pour, dit-il, protéger le pays des dérives de « l’autocratie » et moraliser la vie politique, tend la main au Hirak. Il l’a encore fait dimanche 16 février, tandis que les foules convergeaient à Kherrata, sacré berceau de la révolution« place de la Liberté du 16 février 2019 », lors d’une rencontre entre le gouvernement et les préfets du pays. 

Il a loué le « Hirak béni pacifique, sous la protection de l’armée nationale », qui revendique depuis un an « le changement » et qui rejette « pacifiquement, l’aventure qui a failli conduire à l’effondrement de l’État et de ses piliers pour retomber dans la tragédie des années 1990 ».

Ses ministres reprennent ses propos, comme cette semaine le porte-parole du gouvernement et ministre de la communication, Ammar Belhimer : « Le Hirak est un mouvement populaire autonome béni qui a sauvé l’État algérien d’un effondrement annoncé. » Il assure même que le Hirak « peut à l’avenir alimenter un système de veille, la naissance d’une nouvelle société civile, d’associations sur de nouvelles bases, et la refondation de la scène politique ».

Ces postures restent une fausse main tendue pour les hirakistes, qui attendent des actes concrets pour construire un État de droit, une démocratie et en finir avec la dictature militaire. D’autant que ce sont ces mêmes voix qui peuvent les accuser d’être des radicalisés manipulés par des forces de l’étranger. 

« Les Algériens ne sont pas dupes et savent que le pouvoir est contre le Hirak, même s’il passe son temps à le glorifier, dénonce le journaliste Khaled Drareni. On le voit chaque vendredi, nous sommes encore loin de toute ouverture démocratique, et le but du pouvoir est de tuer et de museler ce mouvement. »  

L’irruption du peuple au centre de la scène bouleverse en tout cas en profondeur la donne et le rapport de force politique. L’armée, qui détient les clés du pouvoir, et sa façade civile vont devoir composer avec les forces du Hirak et cesser le dialogue de sourds.

Les partis politiques, FLN et RND en tête, mais aussi l’UGTA, le syndicat des travailleurs, inféodés au pouvoir, sont totalement discrédités. Acheter la paix sociale et politique comme sous Bouteflika n’est plus possible, car les caisses sont vides et le Hirak a ouvert les yeux du peuple. 

Certes, un an après les premières manifestations, l’absence de structuration et de leadership, qui fut sa principale force, peut apparaître comme une faiblesse pour le mouvement. Aucune force ni personnalité n’ont vraiment réussi à (ou souhaité) émerger. À quelques exceptions charismatiques près, comme l’opposant politique Karim Tabbou, qui demeure incarcéré avec une centaine de détenus d’opinion, alors que depuis le début de l’année plusieurs dizaines de prisonniers poursuivis dans le cadre du Hirak ont recouvré la liberté après avoir purgé leur peine ou avoir été relaxés. La libération d’une partie des détenus d’opinion, parmi lesquels des politiques, des figures de la société civile, relance néanmoins les possibles et les discussions pour passer de la contestation à la proposition et faire émerger une nouvelle classe politique, les embryons des partis, syndicats et organisations de demain.

Le Pacte de l’alternative démocratique (PAD), qui regroupe des partis de gauche d’opposition, notamment le Front des forces socialistes (FFS), le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), mais aussi des associations comme la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) ou le Rassemblement Action Jeunesse (RAJ), appellent à une vraie transition démocratique et travaillent « à disqualifier l’agenda de la régénération du système ».

Jeudi 20 février, près de 300 actrices et des acteurs du Hirak venus de tout le pays devaient se rassembler à Alger afin de parler de l’« avenir » et de bâtir une « plateforme, politique unitaire » à l’occasion d’« assises de la démocratie ». Issus de la société civile, ils sont avocats, journalistes, militants des droits humains, universitaires, étudiants, et participent au mouvement depuis les premiers jours. Mais l’événement, déjà reporté une première fois à cause des bâtons dans les roues mis par les autorités, n’a pas pu avoir lieu pour les mêmes raisons…

Une révolution prend des années, rappelle le politiste Thomas Serres, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Algérie et actuellement enseignant à l’université de Californie à Santa Cruz (États-Unis). Les structures sociales, économiques et étatiques ne peuvent pas être complètement rénovées en une année.

« On ne mesure pas le chemin parcouru. Certes, le cœur de l’État est encore en place, et c’est absolument normal. Les organes bureaucratico-militaires ont largement fondé l’État-nation algérien. Mais ils sont mis à nu, soumis à une pression populaire intense, dépourvus de raisons valables pour utiliser la violence de masse, et dénués de relais sociaux et politiques comme cela était le cas jusqu’à présent. La vie politique en Algérie, désormais, c’est le peuple contre le cœur bureaucratico-militaire du régime, et à la périphérie une tension opposant les oppositions prêtes à négocier avec le régime pour prendre le pouvoir et les oppositions refusant cette idée. »