Bolivie : le coup d’état

Janette HArbel, Contre temps, février 2020

POURQUOI FAUT-IL QUE LES ERREURS POLITIQUES d’Evo Morales interdisent

d’appeler un chat un chat et un coup d’État un coup d’État ? Il n’y aurait pas eu de coup d’État en Bolivie contre Evo Morales : telle est la thèse défendue par certains observateurs, journalistes ou universitaires européens et latino-américains1/. L’une des plus significatives émane de J.-.P Lavaud, universitaire français, spécialiste de la Bolivie, reprenant dans son blog sur Mediapart l’essentiel du discours néo-conservateur. Il récuse l’existence d’un coup d’État. Selon lui, la candidature d’Evo Morales étant illégale, « dénoncer et combattre cette illégalité n’a rien d’un coup d’État. Elle vise au contraire à rétablir l’ordre légal ». D’autant que selon le même auteur « les Forces armées, militaires et policiers, n’ont pas participé à ce soi-disant coup d’État qui n’est qu’un scénario de victimisation visant à confondre l’opinion nationale et internationale ».Il n’y aurait donc eu en Bolivie que « la complainte d’un coup d’État ».

Une séquence électorale contestée

La crise bolivienne résulte de causes multiples, mais la plus récente plonge ses racines dans le référendum de 2016, par lequel Evo Morales demandait aux Boliviens de pouvoir briguer un quatrième mandat présidentiel, il espérait ainsi contourner les limites imposées par l’article 168 de la Constitution. Evo Morales fut battu d’une courte majorité, 51,3 % de Boliviens refusant de modifier la Constitution. Le 24 février 2016, le Tribunal Suprême Électoral (TSE) confirmait la défaite du président bolivien.

Mais, en novembre 2017, le Tribunal Constitutionnel Plurinational (TCP) reconnaissait le « droit humain pour tout citoyen, y compris pour les gouvernants actuels » d’élire et d’être élu, ouvrant ainsi la voie à la candidature d’Evo Morales et du vice-président Alvaro Garcia Linera. Une manœuvre politique qui allait susciter de nombreuses protestations.

Dès janvier 2019, à huit mois de la présidentielle prévue en octobre, l’opposition à Evo Morales avait fait du 21 février, date anniversaire du référendum de 2016 perdu par le président sortant, un rendez-vous pour l’alternance. Pendant les semaines qui précédèrent l’élection, les conflits et les affrontements se multiplièrent entre les secteurs pro-gouvernementaux, dont le Mouvement vers le Socialisme (MAS2/), le parti d’Evo Morales, et l’opposition, notamment celle de Santa Cruz, bastion des élites conservatrices. Mais les mobilisations impliquèrent également des secteurs sociaux critiques envers la présidence d’Evo Morales, y compris dans la population indigène et parmi les jeunes des centres urbains.

C’est dans ce contexte que le déroulement de la séquence électorale allait provoquer une crise ouverte. L’interruption inexpliquée du dépouillement des bulletins de vote lors de la transmission des premiers résultats jetait le doute sur leur validité. Avec 47,1 % des voix en sa faveur, contre 36,5 % seulement pour Carlos Mesa, lors d’un premier tour contesté par l’Organisation des États Américains (OEA), Evo Morales était proclamé vainqueur. Il évitait ainsi les isques d’un deuxième tour, le règle-ment électoral bolivien permettant qu’un candidat ayant obtenu au moins 40 % des voix et un écart de 10 % des voix avec son concurrent soit élu. Dans leur rapport les émissaires de l’OEA présents sur place à l’invitation du président bolivien (malgré la réputation sulfureuse de son président Luis Almagro) jugèrent statistiquement peu probable qu’Evo Morales ait obtenu la marge de 10 % nécessaire pour être élu à l’issue du premier tour du scrutin3/». L’Union euro-péenne émettait de « sérieux doutes » sur les résultats, estimant que la meilleure option serait la tenue d’un second tour. Les observateurs du Center for Economic and Policy Research (CEPR) basé à Washington allaient contester ces déclarations en expliquant différemment l’interruption de la transmission des résultats et l’écart final des 10,6 % entre les deux candidats4/. Selon eux, l’écart était dû au décompte des premiers résultats qui n’étaient dépouillés que pour 84 % des votes, l’avantage de Morales n’étant alors que de 7,9 %. Mais le décompte effectué plus tard sur 95 % des bulletins indiquait un écart final de 10,6 % entre les deux candidats5/.

Dans un appel publié par le journal britannique The Guardian, des journalistes et intellectuels américains mettaient en cause l’OEA6/, dont la Mission d’Observation électorale affirmait dès le 21 octobre, le lendemain de l’élection, « sa surprise et sa grande préoccupation face au changement radical et difficile à expliquer concernant la tendance indiquée par les résultats préliminaires après la fermeture des urnes ». Une allégation qui sous-entendaitqu’il y avait eu fraude, sans en apporter la preuve. Cette fraude présumée n’a toujours pas été prouvée mais elle sera affirmée par l’ensemble des médias.

La première réaction d’Evo Morales fût de demander à l’OEA de réaliser un audit, audit qui sera refusé par Carlos Mesa, le candidat de l’opposition. L’OEA recommandait alors de recommencer l’élection plutôt que de procéder à un deuxième tour. Mais l’opposition profita de la suspicion pour exiger l’annulation de l’élection et la chute du gouvernement d’Evo Morales. Quelques jours à peine après le 20 octobre, un appel à la grève nationale et à la résistance civile avait été lancé à Santa Cruz, capitale économique du pays et bastion de l’opposition conservatrice, par Fernando Camacho, président du Comité Civique de Santa Cruz, appel à bloquer le pays.

Face aux manifestations et aux affrontements quotidiens, Evo Morales décidait de convoquer de nouvelles élections nationales « afin de permettre au peuple bolivien d’élire démocratiquement ses nouvelles autorités en incor-porant de nouveaux acteurs politiques ». C’est alors qu’intervinrent les mutineries de certaines unités de police, puis l’intervention de l’armée qui provoquèrent la démission de Morales. Le commandant en chef de l’armée, William Kaliman, suggérant » (sic) au président de démissionner, alors que le mandat de cedernier ne devait se terminer que deux mois plus tard, en janvier 2020. Menacé physiquement, Morales partit pour le Mexique, accompagné du vice-président Alvaro Garcia Linera. Le champ était libre pour imposer une présidente autoproclamée.

La séquence électorale est éloquente. Trois témoignages la résument, le New York Times analyse ainsi la situation7/: « Alors que les protestations se répandaient et que les mutineries de la police explosaient, les dirigeants de l’opposition firent appel aux Forces armées pour déloger Mr Morales et les leaders de l’armée lui « suggérèrent » de démissionner. Mr Morales partit pour le Mexique et c’est une sénatrice de l’opposition, Jeanine Anez, qui assuma la présidence. En réalité Mr Morales a été la proie d’un coup d’État. De nombreux Boliviens cherchaient le départ de Mr Morales. Mais il s’en alla seulement après la rébellion de la police et après que le chef d’état-major l’eut appelé à démissionner, un appel fait après qu’il eut accepté de procéder à de nouvelles élections sous l’égide de nouvelles autorités électorales, ce qui offrait une issue plausible à la crise sans intervention militaire. Le coup d’État met en évidence une tendance alarmante en Amérique latine : ignorant les leçons tragiques du passé prétorien de la région, de nombreux politiciens se tournent vers les Forces armées pour résoudre les crises et même destituer les gouvernements ». Le journaliste de RFI, Amaury de Rochegonde8/, décritainsi la situation : « Le problème, c’est qu’au-delà des mots, il y a les faits. Et là, il faut être aveugle pour ne pas voir la répression le 15 novembre des manifestations indigènes à Cochabamba où 5 paysans ont été tués. Ou bien le 19 à El Alto, près de La Paz, où plusieurs manifestants sont morts lors du déblocage d’une raffinerie. Il faut être aveugle aussi pour ne pas voir que s’opposent des nostalgiques de droite, Bible en main, comme le très médiatisé Luis Fernando Camacho, surnommé le “Bolsonaro” bolivien, et des classes pauvres d’origine indienne plus proches de la Pachamama, la terre sacrée ».

Citons enfin l’ancien Président du gouvernement espagnol José Luis Zapatero, qui incrimine « les performances de l’OEA, ses positions fausses, la seule chose qu’elle a faite c’est d’aggraver les divisions sur le continent latino-américain ». J.-L. Zapatero appelait à ne pas se taire devant le coup d’Étatcontre le président Evo Morales, tout en exhortant la gauche du continent à dénoncer la situation de ce pays andin. « Nous voyons le scandaleux coup porté au président bolivien. Demander à un président élu constitutionnellement de quitter le pouvoir ne peut être un acte de démocratie. Nous ne pouvons pas nous taire ». Un coup d’État dans la tradition latino-américaine, où l’ex-pression « pronunciamiento » désigne le fait que l’armée se « prononce » contre le pouvoir en place et le remplace par un autre imposé par la force.

Selon Reporters sans frontières (RSF), « la liberté de la presse est en grand danger en Bolivie. Si ce n’est pas un coup d’État, ça y ressemble de plus en plus ». Des dizaines de quotidiens comme Los Tiempos ou Pagina 7 ont dûsuspendre leur version imprimée pour des raisons de sécurité. Le gouvernement de facto a déclaré qu’il agira selon la loi contre les journalistes qui soutiennentla « sédition ». Un décret exemptant de responsabilité pénale les militaires participant à des opérations de maintien de l’ordre contre « des groupes subversifs armés, des groupes étrangers avec des armes de gros calibre » était parrainé par le ministre intérimaire de la Défense. Ce décret assurait l’impunité des militaires, il fut suspendu ultérieurement. Fin novembre on dénom-brait dans l’ensemble du pays 32 morts, dont de nombreux à balles réelles, et 700 blessés. Sans compter les brutalités et les humiliations racistes commises sur des femmes indigènes, certaines peintes en rouge ou ridiculisées pour le port de la pollera, la jupe bouffante traditionnelle. La mission de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), qui visita la Bolivie du 22 au 25 novembre, évoque un massacre à propos des actes violents qui se sont produits à Sacaba (Cochabamba) et à Senkata (El Alto). Son rapport signale que « les blessures observées montrent de sérieux indices de pratiques d’exé-cutions extra-judiciaires ».