AKRAM BELKAID, Orient XXl, 19 FÉVRIER 2020
Le premier des mots emblématiques du hirak lui est antérieur, car il remonte à l’automne 2018. À l’époque, le mot « report » est omniprésent dans les conversations concernant l’avenir immédiat du pays. Conscient qu’une candidature du président Abdelaziz Bouteflika, grabataire et absent de la scène nationale depuis 2013, ne sera pas facilement acceptée par la population, son entourage tente de faire valider l’idée d’un renvoi à une autre date du scrutin présidentiel prévu pour avril 2019. L’objectif est clair : dans un contexte incertain où aucune solution de remplacement ne fait l’unanimité entre les différents clans du régime, il faut absolument gagner du temps en prolongeant le statu quo.
NON AU « CINQUIÈME MANDAT »
Mais la manœuvre échoue et à partir de décembre 2018, l’expression « cinquième mandat » devient omniprésente. Des personnalités politiques montent au créneau pour affirmer que le salut de l’Algérie dépend de la réélection de Bouteflika. Le 9 février, le Front de libération nationale (FLN) organise un meeting dans une salle omnisports à Alger pour annoncer son soutien officiel à la candidature du raïs. Le principal intéressé est absent, remplacé par son portrait encadré devant lequel des hystériques se prosternent ou rivalisent en déclarations hagiographiques. L’opinion publique est choquée. Sur les réseaux sociaux circulent les premiers témoignages.
Les participants à cette cérémonie du « cadre » ont reçu pour récompense un sandwich au cachir — pâté local — et une bouteille de soda. La langue algérienne qui désigne les courtisans par chiyatine (les manieurs de brosse à reluire) s’enrichit d’un nouveau synonyme : les « cachiristes ». Malgré la contestation naissante, les lèche-bottes vont rivaliser en flagornerie. Alors secrétaire général de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), Abdelmadjid Sidi Saïd menace de sanctionner les syndicalistes de sa centrale qui ne voteraient pas, eux et leurs familles, pour le président. De son côté, Mouad Bouchareb, coordonnateur du FLN déclare aux militants d’Oran que « Bouteflika est un envoyé de Dieu ».
La suite est connue. Le vendredi 22 février 2019, après plusieurs soubresauts dans des villes de l’intérieur (à Kherrata, le 16 février, puis à Khenchela, le 19 février), le peuple algérien prend d’assaut la rue pour dire non au cinquième mandat. D’emblée, un mot d’ordre s’impose : « silmiya » (pacifique). Il n’est pas question pour les manifestants de s’attaquer aux forces de l’ordre ou de s’en prendre aux symboles de l’État ou du régime. Quand des jeunes, notamment des supporters de clubs de football de la capitale, veulent en découdre, on les rappelle à l’ordre avec ce mot magique qui calme leurs ardeurs.
« DONNEZ-NOUS LE SAVON ET LE SHAMPOING »
Il arrive aussi que la situation se tende. C’est alors le moment pour les protestataires de scander « khawa-khawa » (« frères-frères »), histoire de rappeler aux forces de l’ordre que ce sont leurs concitoyens qui se trouvent en face. Et lorsque la police utilise des canons à eau pour disperser les marcheurs regroupés à la place Audin d’Alger, la foule crie : « donnez-nous le savon et le shampoing ». Cet humour omniprésent, cette volonté de rester pacifique à n’importe quel prix, mais aussi la joie pour les Algériennes et les Algériens de se voir aussi nombreux et solidaires va donner naissance à l’appellation médiatique quelque peu niaise de « révolution du sourire » (en 2011, la Tunisie, endeuillée par plusieurs dizaines de morts, avait eu droit à la « révolution du jasmin »).Dès le mois de mars 2019, le terme « hirak » s’impose pour décrire le mouvement. Les termes hibba et intifada n’ont pas pris. Celui de thawra, révolution, est utilisé avec prudence. Dans les arcanes du pouvoir, le sort de Bouteflika est bientôt scellé. Après une tentative de « glissement », autrement dit de prolongement de son quatrième mandat, le président annonce qu’il ne se représentera pas (11 mars) puis finit par démissionner (2 avril). Le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major, a tourné casaque. Allié indéfectible de celui qui a empêché sa mise à la retraite en 2002 pour en faire le chef incontesté de l’armée, il a progressivement durci le ton. Après avoir menacé les manifestants, les qualifiants d’« ingrats », il s’est finalement retourné contre le clan présidentiel, évoquant de manière récurrente la « ‘içaba », la bande ou le gang, et ses agissements contre « l’intérêt national » (termes génériques dont l’utilisation étaye n’importe quelle accusation).
« QU’ILS DÉGAGENT TOUS ! »
Lucide, la rue ne s’en laisse pas conter. Pour elle, le général fait aussi partie de la bande, comprendre le système qu’elle entend voir démanteler. Et quand Gaïd Salah lance une campagne d’arrestations contre les proches de Bouteflika, mais aussi un grand nombre de personnalités impliquées dans des affaires de corruption, la rue réclame que le mendjel (la faux ou la faucille) le fauche lui aussi.
Le slogan phare du hirak résume bien cet état d’esprit. Le 11 mars, dans la rue Didouche Mourad, l’une des principales artères d’Alger, un jeune pizzaiolo Sofiane Bakir Torki interrompt le direct d’une journaliste de Sky News Arabia qui affirme au micro que les Algériens sont heureux de l’annonce du retrait de la candidature de Bouteflika. « C’est du pipeau », lance-t-il en arabe algérien.
« Il faut qu’ils dégagent tous ! » : « yetnahaw gâa’ » devient instantanément l’exigence radicale, dégagiste, du mouvement. Un an plus tard, ce slogan galvanisateur encore très utilisé par les « hirakistes » est tout de même critiqué par ceux qui critiquent le mouvement pour son jusqu’au-boutisme et son incapacité à se doter d’une représentation politique susceptible de négocier avec le pouvoir.
Dès les premières manifestations, un chant s’impose. C’est « La casa del Mouradia », hymne de l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA, ex-Union sportive musulmane), l’un des principaux clubs de football d’Alger. Composée par Ouled El-Bahdja, Les enfants de la Radieuse (surnom d’Alger), un groupe de supporters ultras créé au milieu des années 1990, son titre fait référence à la fois au palais présidentiel d’El-Mouradia, sur les hauteurs de la capitale, et à La casa del papel, série télévisée espagnole mettant en scène des braqueurs de banque. L’allusion est claire, le pouvoir algérien est une kleptocratie. Avec La casa del Mouradia, le hirak a aussi un autre chant, « La liberté ! » du rappeur Soolking (ex-MC Sool), une adaptation d’une autre célèbre composition d’Ouled El-Bahdja (« Ultima verba »).
« JE SUIS CHARDHIMA »
Bouteflika parti, la période qui ira du printemps à l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 sera marquée par un bras de fer continu entre le hirak et le général Gaïd Saleh. Si les premiers jurent « maranach habssine » (on ne s’arrêtera pas), le chef d’état-major n’a de cesse de dénoncer « les complots », les agissements de la ‘içaba et la main de l’étranger tout en évoquant un vague « dialogue » qu’Abdelkader Bensalah, le président par intérim, est chargé de mener. Prononçant plusieurs discours par semaine, l’officier supérieur qualifie les protestataires de « zouaves », de « horde égarée aux intentions malveillantes » et de « chardima » ou « chirdhima » qui signifie groupe, groupuscule ou section, mais que la traduction officielle désigne par « horde ». Dans le Coran, c’est avec ce terme que Pharaon désigne les juifs qu’il persécute…
UN ÉTAT CIVIL, PAS MILITAIRE
À chaque discours du général, le hirak répond invariablement par le même slogan : « dawla madania, machi ‘askariya » : un État civil et pas militaire. Et quand Ahmed Gaïd Salah décide de faire arrêter les porteurs de l’emblème amazigh (berbère), dans les cortèges fusent des « hna, nhabou el-forchitta » (nous, on aime la fourchette). À l’origine méprisant, le terme forchitta désigne la lettre yaz, trentième de l’alphabet berbère qui figure en rouge dans le drapeau. La récupération de ce mot par les manifestants illustre un autre mécanisme du hirak : s’emparer avec humour des critiques qui lui sont adressées pour en faire des slogans. Début septembre, alors que le général Gaïd Salah ordonne qu’une élection présidentielle soit organisée, des manifestants brandissent des cartons où il est écrit : « je suis chardhima »…
Le scrutin dont ne veulent pas une grande partie des Algériens fait l’objet d’une surenchère de slogans dont « makach initikhabates m’â el-‘içabates » : pas d’élections avec les bandes. Employé à l’envi par le général Gaïd Salah pour avaliser l’idée que la poursuite des manifestations malgré la démission d’Abdelaziz Bouteflika n’est qu’un complot de sa bande, le terme ‘içaba est là aussi récupéré par le hirak.
HÉROS ET MARTYRS DE L’INDÉPENDANCE
À l’inverse, ce dernier ne se nourrit guère de mots d’ordre idéologiques. Pas de « dawla islamiya » (État islamique), pas de « echari’a hiya el hal » (la charia est la solution) comme à la fin des années 1980 quand émergeait l’ex-Front islamique du salut (FIS). De son côté, pour se forger une légitimité à la fois historique et religieuse, le pouvoir bricole à la hâte un vague concept de « badissiya-novembriya », se réclamant ainsi de l’imam réformiste Ahmed Ben Badis et du 1er novembre 1954 (date de déclenchement de la guerre d’indépendance). Ce à quoi les manifestants du hirak répondent par « ya Ali ! » (oh, Ali !) un appel à Ali La Pointe, héros et « martyr » de la Bataille d’Alger en 1957.
Car le hirak, c’est cela aussi : une réappropriation des symboles de la guerre d’indépendance, comme le montre dans les cortèges le nombre important de portraits d’Abane Ramdane, pilier du FLN dont la disparition tragique — il fut tué par les siens en décembre 1957 — symbolise le détournement des promesses de la révolution algérienne.