Saïd Djaafer, Radio M, 14 janvier 2020
A quelques semaines du 22 février et alors que le régime a bouché le “trou” de la présidence, des écrits décrètent déjà “l’échec” du Hirak que l’on accuse tantôt d’avoir été trop “radical” ou de ne pas l’avoir été suffisamment, d’avoir refusé de “négocier” (comme si l’opportunité a existé réellement), de ne pas s’être “structuré”, de ne pas s’être doté de “représentants”. On a même eu droit à la thèse récurrente que le Hirak aurait été un empêcheur des luttes de classes et sert donc de tremplin aux “néolibéraux”. Comme si manifester les vendredis et les mardis, en sus de déranger la sieste de Mme Ibtissem Hamlaoui, était une entrave à ceux qui veulent défendre les droits des salariés, des chômeurs , des paysans, des femmes et de manière générale les intérêts des classes populaires.
D’autres pointent l’absence de “pureté idéologique” d’un mouvement où l’on trouve un éventail assez large des courants idéologiques et politiques du pays. Que ceux qui étaient au coeur de la confrontation politico-idéologique qui a nourri la guerre intérieure dans les années 90 se retrouvent du même côté du Hirak est même appréhendé sous un angle complotiste: ce serait tantôt le FIS qui se cache derrière le mouvement ou ses adversaires éradicateurs d’hier ou encore mieux, tous les deux sont manipulés par les “réseaux de Toufik”.
Le Hirak, c’est quoi?
Tous ces jugements en apparence contradictoires parlent du Hirak comme s’il s’agissait d’une entité, d’un parti, d’un appareil dont l’objectif – présumé – est de prendre le pouvoir. Il a suffit donc que le régime organise une élection et se dote d’un président pour que l’échec du Hirak soit décrété. On a eu ainsi droit à une lecture biaisée d’une opposition entre un “pays profond” rural acquis au pouvoir et un “Hirak des villes” pour donner du crédit à cette élection. Est-il besoin de sortir les statistiques de l’Office National des Statistiques (O.N.S.) qui indiquent qu’au 1er janvier 2018, plus de 70% de la population (42,2 millions) est urbaine?
Cette opposition entre un pays profond présumé “majoritaire” et les gens des villes “minoritaires” – certains vont jusqu’à les réduire à la “Grande Poste” d’Alger -, c’est ce qui est distillé dans les médias sous contrôle du régime dont l’objectif clairement annoncé est de faire rentrer les gens chez eux. Avec pour argument que les objectifs du Hirak ont été réalisés avec l’élimination de la “3issaba” et la neutralisation de “l’Etat profond” et que les choses sont désormais remises sur les bons “rails”.
Mais ce discours de la “défaite” du Hirak est également porté par des opposants au régime qui lui reprochent tantôt d’avoir été trop “radical”, tantôt de ne pas l’avoir été suffisamment. Le nombre fluctuant des manifestants est l’argument le plus avancé pour acter “l’échec” et distribuer les accusations – contre qui? cela n’est jamais clair – d’avoir mené le Hirak vers une impasse.
Se souvenir d’où l’on vient
Le plus surprenant dans ce discours sur la “défaite” du Hirak est qu’il n’arrive plus à se souvenir que ce mouvement est né dans un pays où la société était niée – et interdite d’organisation – et où le régime envisageait “tranquillement” de remettre Bouteflika à la présidence jusqu’à la mort. C’est cela le Hirak – n’en déplaise à ceux qui continuent de croire qu’il y a une main “invisible” derrière tout ce qui arrive – un sursaut, une volonté de stopper une dérive qui risquait de détruire ce qui reste de l’Etat national. Il n’est pas tombé du ciel, il est le fruit d’une expérience, souvent traumatisante, et d’un écoeurement général devant la gabegie et la corruption érigées en mode de gouvernement.
C’est un mouvement hors cadre comparable au plan de l’histoire aux manifestations de décembre 1960. “Ce sont les grandes manifestations historiques de décembre 1960 qui ont imposé et précipité le processus de négociation avec De Gaulle. Les grands dirigeants de l’extérieur en ont été probablement tirés de leur sommeil. Je n’aime pas les mythes… Pourtant, il faut le dire, ce sont les Algériens qui ont libéré le pays malgré leurs dirigeants”. Ce que disait Hocine Aït Ahmed pour décembre 1960 vaut pour aujourd’hui: le Hirak n’est pas un parti, c’est un mouvement des Algériens pour sauver le pays, un réarmement pacifique de la société dans sa diversité. C’est un Hirak qui tire tout le monde de son sommeil et de ses certitudes. Et sans doute de la “certitude” la plus pernicieuse que ce régime a réussi à incruster dans les esprits est que la société n’existe pas et qu’il n’y a que des appareils. Or, le 22 février ce sont des Algériens, hors appareils, qui sont sortis pour occuper pacifiquement l’espace public et remettre, au moins, les choses en débat. C’est un mouvement pour la restauration de la dignité d’un peuple méprisé et nié et c’est ce qui explique qu’il dure aussi longtemps. Même si les manifestations du vendredi s’arrêtent un jour- et ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres -, il est erroné de parler d’échec.
Le Hirak se représente lui-même
Pour ceux qui ont vécu l’euphorie d’après octobre 1988, puis la plongée dans la guerre intérieure des années 90 suivies par les pernicieuses années Bouteflika accompagnées par une entreprise multiforme de dénigrement et d’auto-dénigrement de l’Algérien, une forme de désespérance s’est installée, avec la conviction dominante que le pays était perdu et qu’il n’était plus capable de reprendre ses droits sur un régime où l’irresponsabilité est la règle. Or, en dépit de la répression, des manipulations autour des questions identitaires et des “mains étrangères” agitées à tout bout de champs et de la fabrication d’une fachosphère algérienne sur les réseaux sociaux, ce pays a repris la parole dans toute sa diversité sociale et il le fait avec constance depuis février 2019. Cet élan collectif, c’est ce qui fait que le Hirak n’a pas de représentant, il se représente lui-même, dans ses diversités sociales, idéologiques, politiques et dans son désir, largement partagé, de ne plus laisser le pays subir l’humiliation et la dégradation.
L’apprentissage de la citoyenneté
Sa diversité même – et son intelligence pratique de rester totalement pacifique – fait qu’il ne pouvait être une entreprise de prise de pouvoir. Mais le déclenchement d’un processus de changement où, sans impatience, des Algériens font, par eux-mêmes, en tâtonnant, l’apprentissage de la citoyenneté. Et cela devait se faire contre des décennies de régression entretenue et de divisions fabriquées. En moins d’un an de Hirak et de débats – car ils se déroulent intensément même si les médias qui ne sont plus que la voix du pouvoir les ignorent -, de nombreux Algériens, des jeunes surtout, s’impliquent en politique et dans le sens le plus élevé: s’intéresser à l’avenir de son pays, se sentir concerné et vouloir stopper une dérive mortelle. Le Hirak ne ferme aucune voie, et encore moins celles des luttes sociales, il mène un combat pour les rendre possibles et visibles en arrachant les droits de s’organiser librement.
Après l’assèchement général de la réflexion et des débats durant les années 90 et le sinistre règne de Bouteflika, cet intérêt nouveau des jeunes Algériens pour la chose publique est une source d’espérance. Les jeunes s’expriment avec leurs mots et leurs slogans qui dérangent ceux qui vivent du statu-quo. Ceux qui sont pressés de décréter l’échec du Hirak sont souvent ceux qui cherchent les mains “invisibles” qui tirent les ficelles. Mais à force d’être formatés – et nous le sommes tous à des degrés divers – par un système pervers, on finit par ne pas voir ce qui est visible: une société qui s’est remis en mouvement pour se réapproprier un État trop longtemps privatisé au profit de groupes restreints et au détriment du plus grand nombre. Ce mouvement là est inestimable et il ne s’arrêtera pas.