BELALLOUFI Hocine, Contretemps 30 mai 2019
Le mouvement populaire né le 22 février 2019 vient de remporter une nouvelle manche politique importante. A la date limite du 25 mai, aucun des 77 candidats au scrutin présidentiel prévu le 4 juillet n’était parvenu à réunir le nombre de signatures nécessaires pour valider sa candidature. Trois dirigeants de petits partis s’étaient quant à eux retirés de la course.
Le maintien de la pression populaire, la prise de position hostile de nombreux magistrats et le refus de plus de 400 Présidents d’Assemblées populaires communales-APC (maires) d’organiser le scrutin ont fait avorter l’opération de collecte des signatures. L’élection ne pourra donc se tenir à la date prévue.
Trois mois après son émergence sur la scène politique, le bilan du mouvement populaire est impressionnant. Son caractère massif, unitaire et pacifique et son refus de toute ingérence étrangère ont immédiatement dissuadé le pouvoir de recourir à une répression brutale, malgré la persistance, à ce jour, de menaces, provocations et d’actions arbitraires (interpellations, tabassages…).
Le mouvement a également imposé le droit de manifester, un début d’ouverture encore largement insuffisant dans les principaux médias publics et privés, l’agrément de nouveaux partis et associations… Il a par la suite contraint Abdelaziz Bouteflika à annuler le scrutin présidentiel du 18 avril, à renoncer à briguer un cinquième mandat et à limoger son premier ministre Ahmed Ouyahia.
Il a exacerbé les contradictions au sein du régime entre ceux qui, autour de Bouteflika, tentaient de piloter une transition contrôlée et ceux qui, derrière le vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’Armée Nationale Populaire (ANP), le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, refusaient de sortir du cadre constitutionnel. Ces tensions internes au pouvoir pousseront Gaïd Salah à destituer, sous couvert de « démission », Abdelaziz Bouteflika.
Enfin, le mouvement populaire a obtenu la démission du président du Conseil constitutionnel Tayeb Belaïz et provoqué l’échec de la conférence de dialogue national initiée par le chef de l’Etat par intérim, Abdelkader Bensalah… A ce jour, la lutte continue, à l’issue encore incertaine.
I. L’évolution du champ politique et ses enjeux
La force tranquille du mouvement
Vendredi après vendredi, tranquillement mais avec une détermination intacte, les Algériens de tous âges, de tous sexes et de toutes conditions sociales investissent massivement les rues des 48 wilayas (départements) du pays pour crier leur refus de la « solution constitutionnelle », de l’élection présidentielle du 4 juillet et exiger l’ouverture d’une véritable transition démocratique. La chaleur printanière et le ramadan qui soumet les organismes et les esprits à rude épreuve n’ont pas entamé la mobilisation.
Face à l’obstination du pouvoir à imposer sa « solution constitutionnelle », aux menaces de Gaïd Salah et au retour de la répression à Alger lors des marches du mois de mai (barrages filtrants à l’entrée d’Alger, interpellation arbitraire et violente de manifestants emmenés vers des commissariats à plusieurs dizaines de kilomètres de la capitale…), le mouvement populaire maintient intacte sa revendication d’un changement de régime par la voie d’une transition démocratique. Les Algériens n’ont pas voulu d’une monarchie. Ils ne veulent pas davantage d’un régime militaire, même à façade civile.
La puissance du mouvement est telle qu’elle a creusé des affluents encore fragiles mais prometteurs. Le premier d’entre eux est le mouvement étudiant qui renaît de ses cendres en faisant voler en éclats la chape de plomb qui pesait sur une université dominée par les organisations estudiantines fantoches et corrompues du pouvoir. De façon inégale et à des rythmes propres à chaque université, les étudiants se mobilisent, font grève et manifestent chaque mardi dans pratiquement tous les chefs-lieux de wilaya.
Cette mobilisation permanente a permis de renouer avec l’organisation en Comités autonomes qui cherchent à se coordonner au niveau local dans un premier temps puis aux niveaux régional et national à l’avenir. Le mouvement étudiant renoue ainsi progressivement avec son rôle traditionnel d’avant-garde du mouvement populaire. Il étrenne chaque mardi une partie des mots d’ordre qui sont repris par les marcheurs du vendredi, mots d’ordre qui constituent généralement la réponse du mouvement populaire aux déclarations et décisions de Gaïd Salah et, plus rarement, de Bensalah.
Le second affluent, encore plus important sur le plan stratégique, auquel le mouvement populaire a ouvert la voie est le mouvement syndical. Jusqu’au 22 février dernier, la centrale historique, l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA), était totalement caporalisée par sa direction anti-ouvrière qui comptait l’embrigader une fois de plus dans la campagne d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat. Certes, bien avant cette date, de nombreuses sections syndicales menaient des grèves dans les entreprises, en contradiction formelle avec les engagements pris par son Secrétaire général Abdelmadjid Sidi Saïd à chaque réunion tripartite (gouvernement, organisations patronales, UGTA) en vue d’assurer la paix sociale. Mais le mécontentement né de la politique de collaboration de classe du Secrétariat national et de Sidi Saïd qui avaient placé la centrale syndicale à la remorque du Forum des chefs d’entreprises (FCE) et du gouvernement restait diffus. Il ne s’exprimait pas ouvertement et, surtout, ne débouchait pas sur l’émergence d’une opposition syndicale organisée et luttant pour l’indépendance du syndicat par rapport au pouvoir et au patronat.
C’est la naissance d’une telle tendance que le mouvement populaire a provoquée. Le 6 avril, une coordination se formait à l’issue d’une rencontre de représentants de quatre Unions de wilayas (UW) affirmant leur soutien au mouvement « d’édification d’une nouvelle république » et revendiquant le départ de Sidi Saïd et de tous les dirigeants du syndicat impliqués dans la dérive de la centrale. Le 10 du même mois, ils seront rejoints par des membres de la Commission exécutive nationale (CEN), instance suprême entre deux congrès, et plus tard par la Fédération nationale des travailleurs de la métallurgie et de la mécanique, de l’électricité et de l’électronique (FNTMMEE) ainsi que les UL de Rouiba et l’UW de Ouargla (Sud) [2].
Des rassemblements organisés les 17 avril et le 1er mai 2019 devant le siège de la Maison du peuple, siège central de la Centrale, par cette coordination, appelée « Comité national de réappropriation de l’UGTA par les travailleurs », draineront beaucoup de syndicalistes, de travailleurs et de militants de gauche. Le Comité lancera une pétition nationale
« pour l’organisation d’un congrès national extraordinaire de l’UGTA avant la fin de l’année en cours dans lequel ne devront siéger que des délégué(e)s dument mandaté(e)s par la base » [3].
Le 22 mai, le Comité organisait une grève générale accompagnée de rassemblements et de marches dans différentes régions du pays.
Cependant, cette action de rénovation ne sera pas aisée car beaucoup de syndicalistes déçus ont quitté l’UGTA ces vingt dernières années – en particulier dans la Fonction publique – et l’organisation a perdu la confiance de nombreux travailleurs. Les rénovateurs devront de surcroît faire face aux manœuvres de la bureaucratie qui a avancé la date du 13e congrès aux 21 et 22 juin prochain pour couper l’herbe sous les pieds des opposants et verrouiller l’appareil. Sidi Saïd a de surcroît suspendu plusieurs cadres syndicaux qui avaient rejoint la contestation.
La clef du succès dépendra de la capacité des contestataires à entrainer dans leur combat la base syndicale et la grande masse des salariés. Dans cette perspective, ils ne pourront faire l’économie d’une plateforme de revendications pour que la réappropriation de l’UGTA ne se réduise pas à la reconquête de l’appareil, mais débouche sur un grand mouvement social ayant vocation à intégrer, sous sa propre bannière, le mouvement populaire et lui donner ainsi une dimension sociale explicite qu’il n’a pas encore.
Le mouvement populaire a boosté les syndicats autonomes (Confédération des syndicats autonomes – CSA – et Confédération générale autonome des travailleurs en Algérie – CGATA) qui peuvent agir plus facilement. Il a également contribué à rapprocher les deux segments du mouvement syndical (autonomes et rénovateurs de l’UGTA) désormais acquis à la nécessité de mener une politique de front-uni syndical.
On assiste par ailleurs çà et là à l’émergence de collectifs de femmes susceptibles de se renforcer au vu de la massive participation féminine à la mobilisation populaire, à tout le moins dans les grandes villes du pays, et, plus structurellement, de la présence de plus en plus massive, voire dominante, des femmes à l’université (60% d’étudiantes) et dans le monde du travail : éducation, santé, justice, administration, médias, textile, pharmaceutique… Les chômeurs, quant à eux, multiplient les actions de rue, même si cela ne débouche pas encore sur un processus d’auto-organisation stable. L’une des révélations du mouvement est incontestablement le syndicat national des magistrats (SNM) dont le nouveau président a rejoint très tôt le mouvement populaire dans lequel cette organisation s’inscrit résolument, aux côtés des avocats.
Ainsi, à l’heure présente, le mouvement populaire ne se structure pas en tant que tel, ne dégage aucune direction et refuse de déléguer qui que ce soit pour le représenter, parler et négocier en son nom. Mais l’éveil politique massif de la population contribue grandement à la reconstruction du tissu syndical, associatif et politique du pays, comme si ce mouvement pressentait que sa vie serait relativement brève. Il joue ainsi objectivement le rôle de semeur de graines dont certaines commencent à germer.
Le pouvoir réel sur deux fronts à la fois
Essentiellement incarné par Ahmed Gaïd Salah et le commandement militaire au nom duquel il s’exprime, le pouvoir réel combat politiquement sur deux fronts.
En interne, il fait face à une coalition de deux clans, celui de Saïd Bouteflika (frère et conseiller de l’ex-Président) et celui du général Mohamed Mediène, dit Toufik, ancien patron de l’ex-Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Ces deux clans s’étaient affrontés au cours du quatrième mandat de Bouteflika (2014-2019) auquel Toufik s’était opposé. Ayant remporté la bataille avec le soutien de Gaïd Salah, l’ex-président envoya Toufik à la retraite et restructura les services de sécurité à la tête desquels il nomma le général Bachir Tartag.
Anciennement rivaux, ces deux clans se sont récemment réconciliés pour former une faction opposée à celle de Gaïd Salah. Aucune question de principe n’oppose ces deux factions qui ont conjointement soutenu et participé aux quatre mandats d’Abdelaziz Bouteflika et s’apprêtaient, en ce début d’année 2019, à récidiver en vue d’un un cinquième. Durant vingt années, elles ont partagé sans broncher la politique autoritaire, libérale et antisociale du président sortant et la corruption qui l’a accompagnée, celle-là même que le chef d’état-major fait mine de découvrir aujourd’hui.
Leur actuel affrontement porte en réalité sur la meilleure façon de préserver le régime. Par l’acceptation d’une nouvelle transition contrôlée en vue de gagner du temps et de peser sur le processus de reconfiguration du régime, pour ce qui est de Saïd Bouteflika et de ses acolytes. Par le refus ferme et définitif de sortir du cadre de l’actuelle Constitution, pour ce qui est du Commandement de l’armée.
Dans cet affrontement, Gaïd Salah a pris l’offensive en contraignant Bouteflika à démissionner, entrainant de facto l’activation de l’article 102 de la Constitution qui attribue la fonction de chef de l’Etat par intérim au président du Conseil de la nation (Sénat), Bensalah, pour une période de 90 jours (jusqu’au 9 juillet) au cours de laquelle une nouvelle présidentielle doit se tenir (fixée au 4 juillet). Gaïd Salah a conservé l’initiative en jetant en prison ses principaux adversaires (Saïd Bouteflika- Toufik et Tartag) accusés « d’atteinte à l’autorité de l’armée et complot contre l’autorité de l’Etat ». Utilisant le thème de la lutte contre la corruption, très populaire auprès des Algériens, il a placé derrière les barreaux les principaux oligarques (Ali Haddad, Issad Rebrab et les frères Kouninef) qui soutenaient ses adversaires et a envoyé les anciennes figures politiques de l’ère Bouteflika à comparaître devant les juges : les ex-Premiers ministres Ahmed Ouyahia par ailleurs Secrétaire général du RND et Abdelmalek Sellal, les anciens ministres et chefs ou ex-chefs de partis tels que Djamel Ould Abbes (FLN), Amara Benyounes (MPA), Amar Ghoul (TAJ), l’ancien Directeur général de la sécurité nationale (DGSN) Abdelghani Hamel…
La bataille se poursuit aux niveaux des partis de la « coalition présidentielle », du Parlement et des organisations satellitaires. Directement ciblés par la Justice, les dirigeants de deux petites formations (MPA et TAJ) se sont rapidement mis au garde-à-vous en soutenant l’option constitutionnaliste. Les principaux partis, le RND et le FLN ont se sont également prononcé en faveur de la voie constitutionnaliste. Mais le RND est inaudible, totalement paralysé par la fracture qui le déchire et l’épée de Damoclès qui pèse sur la tête de son chef. Le FLN ne parvient pas davantage à sortir de la crise. Son comité central a destitué il y a quelques semaines son secrétaire général Moad Bouchareb, placé à ce poste il y a six mois à peine par Bouteflika, et l’a remplacé par l’homme d’affaires Mohamed Djemai. Mais Bouchareb refuse à ce jour de céder le perchoir de l’APN qu’il a conquis par un coup de force illégal en octobre 2018 en renversant avec les autres députés de sa formation l’ancien président Saïd Bouhadja. Ces « représentants du peuple » sont maintenant divisés entre partisans et adversaires de Bouchareb, ce qui freine le processus de « redressement » du premier parti de la coalition.
Même incertitude du côté des organisations satellites du pouvoir. Après l’arrestation d’Ali Haddad, le FCE semblait en voie d’émancipation vis-à-vis du clan Bouteflika. Mais les partisans de l’homme d’affaires et ex-président de l’association patronale sont revenus récemment à la charge en s’emparant du poste de président par intérim chargé de préparer l’élection du futur président. La même incertitude règne à l’UGTA.
Le chef de l’Etat par intérim, Bensalah, et son Premier ministre Noureddine Bedoui ne peuvent sortir du cadre constitutionnel fixé par Gaïd Salah, même s’ils n’ont pas fait preuve d’un zèle particulier dans la mise en place de la Haute instance indépendante de surveillance des élections (HIISE) et la préparation le scrutin du 4 juillet. Alors que le Premier ministre reste muet, le chef de l’Etat par intérim nomme et dégomme à profusion les responsables d’institutions étatiques et d’entreprises publiques. Ces décisions ressemblent fort à un acte de résistance à l’égard de Gaïd Salah.
Confronté au mouvement populaire, Salah essaie de passer en force. Après avoir fait mine de le soutenir, de le protéger face à la répression de la police et de certains corps de sécurité, et exprimé sa disposition à l’accompagner afin qu’il réalise toutes ses revendications, Gaïd Salah cherche de plus en plus ouvertement à le mater.
Il s’obstine à vouloir imposer sa solution constitutionnelle, ne dénonce plus les entraves et la répression des marches dans la capitale et ne met pas en garde les forces de police contre les provocations à l’égard des manifestants. Il semble désormais laisser libre cours à l’attitude ostentatoirement répressive de la police et de la gendarmerie.
Gaïd Salah exige du mouvement qu’il renonce à son mot d’ordre de changement de régime et qu’il s’inscrive dans sa démarche de maintien du régime libéral autoritaire à façade démocratique. Il amalgame le mot d’ordre de changement de régime à la position défendue par la « bande à Bouteflika ». Il accuse également ceux qui ne partagent pas son point de vue de vouloir affaiblir l’armée, de se mettre en travers de l’ANP et son commandement et d’aller à l’encontre des intérêts de l’Algérie. Bref, il met en garde et menace.
Son insistance à vouloir sauver le régime autoritaire risque de précipiter le pays dans une situation imprévisible. La Constitution dont il se réclame à tout bout de champ s’avère pourtant totalement illégitime, tout comme le régime qui, depuis 1980, a renoncé au projet de développement souverain, accepté l’inique ordre économique international et l’ordre impérialiste régional, prôné le passage au libéralisme, instrumentalisé l’islamisme pour légitimer la propriété privé des moyens de production dans un pays viscéralement attaché à l’égalité sociale…
L’enjeu politique du moment
L’enjeu politique principal du moment est de savoir si le régime autoritaire restera en place ou si une voie s’ouvrira enfin pour un véritable changement démocratique. Maintien du régime ou ouverture d’une transition démocratique, tels sont les deux termes de l’équation politique nationale.
Ayant refusé depuis des semaines la tenue d’une présidentielle dans le cadre des lois, des institutions et du personnel dirigeant actuels, le peuple algérien ne se contentera certainement pas d’un simple report de la date du scrutin. Il ne tolère plus d’être dupé comme ce fut le cas lorsque le pouvoir fit certaines concessions politiques et des promesses (1988-1992, 2001-2002 et 2011) avant de se rétracter et de reconduire le régime autoritaire. Instruit par ces douloureuses expériences, le peuple s’est levé pour que soit enfin instaurée sa souveraineté bafouée.
De son côté, et après son échec à tenir un scrutin présidentiel le 4 juillet, le pouvoir admettra-t-il enfin que l’unique souverain légitime du pays est le peuple ? Sera-t-il prêt à composer et à renoncer à sa chimérique « solution constitutionnelle » ou cherchera-t-il encore à l’imposer en recourant à des manœuvres dilatoires voire à la répression ? S’il se contente de fixer une autre date et ne procède qu’à des changements politiques cosmétiques, il se heurtera fatalement à un nouveau refus. S’il recourt à la répression, il ne subsistera alors que deux issues possibles : une révolution démocratique ou une dictature militaro-policière.
Le pouvoir optera-t-il pour un coup de force à la Sissi alors qu’aucune menace ne pèse sur la République ? Choisira-t-il l’option soudanaise ponctuée de morts et de blessés, pour finalement se résoudre à l’ouverture d’une transition partagée ? Prendra-t-il la mesure des changements politiques intervenus depuis trois mois pour accompagner l’aspiration légitime du peuple algérien à prendre en main son propre destin ? Cette dernière solution épargnerait au pays nombre de morts et de destructions et éloignerait le spectre d’un affrontement perdant-perdant doublé d’une possible ingérence impérialiste dont on peut, à titre d’exemple, mesurer les conséquences désastreuses en Libye.
La balle se situe désormais dans les mains du pouvoir. Or, dans ses dernières interventions, Gaïd Salah maintient la nécessité d’organiser rapidement une élection présidentielle, même s’il n’évoque plus la date du 4 juillet. Voilà pourquoi la mobilisation populaire doit se poursuivre. Le caractère massif des manifestations actuelles, alors que l’on a entamé la dernière semaine de ramadan, ne laisse aucun doute quant à la détermination des Algériens.
Le coup d’après
Même si sa détermination reste intacte, le mouvement populaire n’est toujours pas dans une dynamique révolutionnaire visant à renverser le pouvoir pour se substituer à lui. Il reste dans une dynamique de réforme radicale visant à un changement de régime par une pression constante et croissante en vue d’amener le pouvoir à composer[4]. La situation pourrait évoluer à l’avenir et le mouvement devrait alors s’adapter au nouveau contexte en adoptant une autre tactique. Il ne faut donc rien exclure a priori. Mais à l’heure qu’il est, l’option la plus probable reste celle de la pression-négociation.
Il s’avère toujours possible d’appeler le peuple à faire une révolution démocratique. Mais la radicalité concrète incite plutôt à rechercher un débouché politique conforme à la nature du mouvement, à ses aspirations et exigences, à sa force, mais aussi à ses limites et contradictions. Car le but est de sortir de cette crise par une victoire, partielle certes pour les partisans d’une société socialiste, mais réelle et substantielle, les révolutions ne se réalisant pas en un jour et, surtout, n’obéissant pas à la volonté subjective de tel ou tel groupe militant, de tel ou tel théoricien. Le mouvement actuel peut être comparé à une grève dans une entreprise dont l’objectif principal, au-delà de la satisfaction de diverses revendications immédiates (salaires, conditions de travail…), est de renforcer l’unité des travailleurs et donc leur force, leur organisation et leur moral en prévision des luttes futures. Il n’est pas, en toutes circonstances, de renverser la direction de l’entreprise, d’exproprier les expropriateurs et, pourquoi pas, de prendre le pouvoir dans le pays. De tels objectifs ne peuvent être avancés – pas propagés, mais avancés concrètement comme mots d’ordres – qu’au cours d’une situation révolutionnaire. Agir autrement revient à confondre propagande et agitation sur la base d’une incompréhension totale des enjeux politiques réels de la conjoncture, du rapport de forces entre les protagonistes et donc de la capacité objective du camp populaire ainsi que de sa volonté subjective.
L’enjeu de toute éventuelle négociation serait d’ouvrir la voie à une véritable transition et non à un simple report de l’élection présidentielle. Cela implique de changer les autoritaires règles du jeu politique afin de passer d’une démocratie de façade à un véritable régime démocratique. Il existe plusieurs types de transition négociée. En Algérie aujourd’hui, on en compte au moins deux, pilotés par des instances provisoires dont le contenu, la forme, la composition et la fonction exacts découlent du rapport de forces entre les camps en présence et de l’existence ou non d’un compromis entre eux. Mise en place de réformes structurelles prônées par le FMI, la Banque mondiale et les forces du marché au profit du capital étranger et de la bourgeoisie compradore ? Ou satisfaction des revendications sociales des travailleurs et des masses populaires, préservation de la propriété du peuple sur les richesses et le patrimoine de la nation, réhabilitation du rôle de l’Etat dans le développement économique et social, lutte contre les inégalités par une remise en cause des oligarques, garantie des libertés démocratiques et syndicales ?
Le premier type de transition pourrait se traduire par une série de réformes plus ou moins profondes visant à s’engager dans un nouveau cycle électoral et à assoir sa légitimité : amendement de certaines lois (électorale, sur les partis, les associations…), dissolution de quelques institutions (Parlement…) suivie ou non de leur remplacement (Commission constitutionnelle), révision de la composition de certaines autres (Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Conseil supérieur de la magistrature…), ouverture des champs médiatique et politique (libre accès aux lieux de réunion, droit de manifester…), installation d’une instance nationale indépendante d’organisation des opérations électorales (établissement du fichier électoral, fixation du calendrier électoral, contrôle de l’opération électorale, proclamation des résultats avant leur confirmation par le Conseil constitutionnel), campagne d’incitation à l’inscription des citoyens en âge de voter sur les listes électorales… Les forces politiques et les personnalités qui soutiennent cette voie ont pour perspective, à moyen terme, la tenue d’un scrutin présidentiel suivi d’élections législatives et locales.
Le second type de transition redonne au peuple son rôle d’unique constituant auquel il appartiendra de trancher souverainement sur toutes les questions institutionnelles par l’élection, après débat dans la société, d’une Assemblée constituante. Les députés qui y siègeraient seraient chargés d’élaborer une nouvelle Constitution qui, une fois rédigée, serait soumise à référendum. Dans ce type de transition, on ne présume pas a priori de l’architecture institutionnelle à mettre en place ni du choix de telle ou telle élection (présidentielle, sénatoriale, départementale, municipale…) car il se peut, à titre d’exemple, que la Constituante décide justement de supprimer les institutions présidentielle et sénatoriale. Il convient donc de laisser le soin aux députés élus de trancher ces questions avant de revenir au cycle électoral.
Le choix de tel ou tel type de transition reste subordonné à la victoire sur les partisans du maintien du régime actuel et dépendra in fine du rapport de forces sur le terrain.
II. Les enjeux de classe
Ce n’est qu’une fois la transition amorcée qu’apparaîtront un peu plus clairement aux yeux des larges masses les enjeux de classe de la conjoncture politique, enjeux actuellement masqués par la revendication démocratique commune.
Décliné sous différentes variantes (nationaliste, islamiste, laïque, démocrate, voire « de gauche »), le discours dominant nie l’existence en Algérie du capitalisme et des classes sociales caractéristiques de ce mode de production. Les évènements politiques que nous vivons seraient exempts de toute dimension de classe. S’appuyant sur une lecture du Capital de Karl Marx et des manuels d’économie politique ou sur une simple comparaison d’avec le fonctionnement actuel des pays capitalistes développés, beaucoup d’intellectuels, de politiques, de journalistes et de citoyens à leur suite concluent que l’Algérie n’est « même pas » un pays capitaliste. Ils le regrettent d’ailleurs en considérant que l’instauration du capitalisme représenterait « déjà un immense progrès ».
Un pays capitaliste dominé
Pourtant, dans ce pays dominé qu’est Algérie, le capitalisme ne pouvait en aucun cas ressembler au mode de production abstrait décrit par les classiques du marxisme ni au capitalisme dominant tel qu’il existe aujourd’hui dans les pays du G7. Le caractère particulier de la phase de développement capitaliste que nous vivons (processus d’accumulation primitive privée) a forgé et continue forcément de forger une structure de classe particulière avec ses pratiques propres et des formes de conscience de classe originales. Tel est l’aspect spécifique du développement capitaliste qui constitue, lui, l’aspect universel du développement de la formation sociale algérienne depuis 40 années.
Dans ces conditions, tout ce que nos partisans d’un capitalisme abstrait idéalisé détestent et rejettent comme non capitaliste constitue justement notre capitalisme réel, celui d’un pays dominé avec sa corruption généralisée, sa bourgeoisie atrophiée, compradore et délinquante, une classe ouvrière décimée par la désindustrialisation du pays consécutive à l’infitah (« ouverture » aux capitaux privés) en cours depuis 1980, le choix de privilégier le commerce et l’import au détriment de l’industrie, la mono-exportation d’hydrocarbures, l’évasion fiscale et l’exportation de capitaux, la spéculation… Telle est l’histoire réelle du développement capitaliste dans notre pays. On comprend qu’elle ne plaise pas, mais elle ne relève nullement d’une déviance normative car s’il existe des exemples de développement capitaliste, il n’existe pas, sauf chez les experts-idéologues du FMI, de la Banque mondiale…, de modèle unique prêt à l’emploi. Le capitalisme domine à l’échelle mondiale mais ses formes concrètes varient d’un pays à l’autre en fonction de l’histoire de l’articulation de ce mode de production avec ceux qui l’ont précédé, des formes de son insertion dans un capitalisme mondial polarisé entre pays dominants et pays dominés, de la formation spécifique de ses classes et fractions de classes par le biais de l’économie et de la lutte des classes, de la forme et du rôle originaux de l’Etat…
L’Algérie est bien un pays capitaliste dominé dont la configuration est le produit d’une histoire concrète. Aujourd’hui, elle se compose (de manière approximative) d’une majorité écrasante de salariés (plus de 70%) actifs, au chômage ou retraités, d’une petite bourgeoisie traditionnelle et nouvelle (autour de 20%) et d’une minorité bourgeoise (entrepreneurs, importateurs, gros commerçants…) ainsi que de gros propriétaires terriens (moins de 10%). Et la lutte actuelle est bien, au sens universel mais dans les conditions spécifiques du pays, une lutte de classes. Lorsque les masses populaires investissent la rue en criant aux tenants du pouvoir « vous vous êtes gavés des richesses du pays », elles signifient qu’une infime minorité a dépossédé la majorité de ce qui lui appartenait formellement par le biais de la propriété publique des moyens de production. Le peuple a pu observer que les positions de pouvoir, ou à proximité de celui-ci, ont permis l’obtention illicite de capitaux (argent) et l’accumulation privée, c’est-à-dire l’acquisition de moyens de production par une fraction minoritaire de la société et la chute, pour la majorité, dans la condition de prolétaires ne disposant que de leur force de travail pour vivre.
Ce processus de dépossession, au profit du capital algérien mais aussi, et de plus en plus, à celui du capital international, n’est pas achevé et fait au contraire l’objet d’une intense lutte qui oppose les travailleurs au pouvoir, mais qui traverse également l’appareil d’Etat comme on a pu l’observer avec l’incapacité à ce jour de privatiser certains secteurs stratégiques comme celui des hydrocarbures (loi Khelil), ou la récupération par l’Etat du complexe sidérurgique d’El Hadjar bradé au capital international (Arcelor Mittal) qui l’a totalement déstructuré avant de le revendre au prix fort à la puissance publique. Ce tour de passe-passe a donné le temps à des groupes étrangers (le turc Tosyali à Bethioua, le groupe Qatar international à Bellara …) de construire de nouveaux complexes sidérurgiques, publics mais insérés dans des chaînes de production internationale dont la maitrise échappe totalement à l’Algérie. Rappelons en décembre 2018 la vente par le groupe privé espagnol Grupo Villar Mir de ses parts dans le groupe Fertial, anciennement société étatique dénommée Asmidal, au profit du groupe Haddad, vente qui grâce à la mobilisation des travailleurs fut annulée in extrémis par l’Etat qui fit jouer son droit de préemption. Un scénario identique se répète aujourd’hui avec l’accord entre Anadarko et Total qui permettrait au groupe français de posséder près de la moitié de la production nationale de GNL et de gaz de schiste, si l’on ajoute ce contrat à son actuel capacité de production. Là aussi, l’Etat semble avoir décidé de faire jouer son droit de préemption avant de se rétracter. Affaire à suivre…
Ainsi, bien que dissimulés, les enjeux de classe sont bien présents dans les luttes politiques quotidiennes.
Les ambitions entravées de la bourgeoisie algérienne
Parmi les partisans du capitalisme, il existe quelques analystes réalistes et lucides de la conjoncture et de ses enjeux. C’est le cas d’un chroniqueur qui analyse, de manière symétrique à la vision des socialistes, la réalité en termes de classes et de luttes des classes. Dans une chronique hebdomadaire publiée peu de temps avant le soulèvement du 22 février, El Kadi Ihsane porte un regard extrêmement critique sur le capitalisme algérien actuel à partir d’un exemple révélateur à ses yeux, celui de l’échec de l’investissement de l’ETRHB6 dans le football et les médias[5]. Et il prononce en conclusion un réquisitoire sans concession sur la réalité du capitalisme algérien, de la bourgeoisie et de son Etat.
Le comparant au capitalisme tunisien, El Kadi explique « combien le capitalisme algérien des années Bouteflika est factice, peu éthique et proche de la délinquance. » Ne s’arrêtant pas à ce jugement de valeur, il précise, plus objectivement :
« La bourgeoisie algérienne liée au système de pouvoir n’est pas arrivée à créer une économie. »
Reprochant à Bouteflika de n’avoir pas permis « le développement d’un business des médias » qu’il empêche encore en 2019, le chroniqueur explique :
« Dans un pays capitaliste ‘’normal’’, la bourgeoisie investit tous les secteurs d’activité qui peuvent élargir le cycle du capital et son influence sur la société en vue de la reproduction de sa position dominante. L’Etat, en fait son Etat, le lui permet. Il régule, fait semblant de veiller à l’équité dans la concurrence, mais au final, lui cède le soft power de l’influence. »
Et de comparer la situation entre le pays de l’ancien colonisateur et le nôtre :
« En France, les principaux médias sont détenus par une dizaine de milliardaires, qui souvent gagnent de l’argent dans la filière et contrôlent la production de l’information et la formation des opinions. En Algérie, les capitalistes proches du clan présidentiel n’ont pas réussi à le convaincre de laisser faire la même chose. »
S’il met en exergue la responsabilité du pouvoir et des capitalistes qui lui sont proches dans cet état de fait, El Kadi n’omet pas de préciser, de manière extrêmement lucide, que
« cela est surtout symptomatique de la faiblesse politique de la bourgeoisie algérienne à l’abri d’un régime politique qui ne peut pas lui garantir une consolidation de son statut face au retournement, toujours éruptif, des opinions populaires. »
Regrettant le monopole de la télévision publique algérienne sur la diffusion des rencontres de championnat, qui « constitue une éviction de revenus pour les investisseurs dans le football », alors que les droits d’image représentent l’une « des principales sources de revenus des clubs professionnels dans le capitalisme ‘’normal’’ », le chroniqueur note que ce fait
« renseigne sur le retard de l’écosystème du business algérien qui ne sait pas créer les marchés de son développement quand l’Etat, formaté par les années Bouteflika, se bloque. »
Et El Kadi de conclure avec dépit :
« La bourgeoisie algérienne ne produit pas de soft power. Elle ne fait pas rêver le peuple. Celle qui importe, se cache. Celle qui développe du service se positionne discrètement, celle qui investit dans l’industrie attend son heure. Mais aucune ne pèse sur l’histoire. Elle n’a collectivement même pas été en mesure de produire de vrais oligarques. Pour conduire son supposé pouvoir politique à élargir historiquement le cercle du profit. » Un pouvoir qu’il assimile, en ce qui concerne l’ère Bouteflika, à « des années du business d’apartheid sans dessein national. »
Cette chronique d’El Kadi, comme c’est souvent le cas chez lui, tente d’éveiller la conscience de classe des capitalistes algériens par une lecture des contradictions et enjeux sociaux objectifs et subjectifs de la société. Il évoque tour à tour les conditions forcément non éthiques de l’accumulation primitive du capital, les récriminations de la fraction capitaliste ultralibérale à l’égard d’un pouvoir accusé d’avoir mené un business d’apartheid alors même, rappelle-t-il non sans une pointe de cynisme, que le rôle de l’Etat capitaliste « normal » est d’être faussement neutre, mais en réalité au service de la bourgeoisie. Récrimination également à l’égard de la fraction liée au régime Bouteflika jugée incapable de peser sur le pouvoir pour élargir le cercle de ses profits et assurer la reproduction de sa position dominante. Plus globalement, il explique à sa manière la crise d’hégémonie de la bourgeoisie algérienne incapable de faire rêver le peuple en lui offrant un « dessein national » et de se doter d’un pouvoir à même de « lui garantir une consolidation de son statut face au retournement, toujours éruptif, des opinions populaires. » C’est incontestablement un brillant et lucide analyste que le courant marxiste d’Algérie a perdu, le jour où El Kadi est passé dans le camp d’en face.
C’est donc à la lumière de tous ces enjeux de classes que l’on peut tenter de comprendre la tactique des différentes forces sociales et les recompositions politiques qui risquent de se produire dans les mois et années à venir.
Les velléités révolutionnaires de la bourgeoisie
La bourgeoisie algérienne est faible, divisée, en proie à une crise d’hégémonie. Alors qu’elle est la classe dominante, elle ne tient pas encore les appareils d’Etat. C’est à leur conquête que sa fraction ultralibérale entrée en opposition est partie depuis plusieurs années afin de se libérer du carcan historique que font peser sur elle des appareils d’Etat encore aux mains d’une petite-bourgeoisie dont l’histoire reste marquée par la révolution algérienne d’avant et d’après l’indépendance. Une petite-bourgeoisie qui refuse de passer brutalement à l’économie de marché, de s’insérer « à pieds joints » dans le capitalisme global en position subalterne et de se soumettre totalement à l’ordre impérialiste régional. L’enjeu essentiel pour la bourgeoisie privée menée par sa fraction ultralibérale est de passer du statut de classe dominante à celui de classe gouvernante.
Après avoir longtemps et instamment, mais sans résultat, demandé au pouvoir de se mettre directement à leur service, les hommes d’affaires, dont nombre d’anciens militaires, ont progressivement investi les appareils d’Etat : au moyen de l’achat de charges publiques (maires, députés…) par le biais des partis de la coalition présidentielle (FLN, RND, MPA, TAJ…), mais aussi de l’opposition ultralibérale (Talaie El Hourriyet, MSP, RCD…) ; par l’investissement massif dans les médias privés (presse écrite, télés privées et web radios…) mais aussi, de plus en plus, publics, ainsi que par la mise en place de relais (associations, think-tanks…). Ils se sont organisés dans des syndicats et associations patronales de plus en plus puissantes afin d’imposer leurs intérêts à l’Exécutif. Mais celui-ci les dompta rapidement en reprenant en main leur organisation phare (FCE) dont l’ancien président Réda Hamiani fut dégommé par un « coup d’état scientifique » dont le pouvoir a le secret. Quelques dissidents, à l’instar d’Issad Rebrab (Cevital), se replièrent sur la gestion de leurs affaires en attendant des jours meilleurs pendant que la majorité décida d’accompagner le pouvoir dans l’espoir de peser progressivement sur ses orientations.
Les deux tactiques ayant échoué, ce qui n’entrava pas outre-mesure son développement massif et la croissance de sa puissance financière et de sa capacité de pénétration dans les institutions, la fraction opposante, entra à l’instar du patron de Cevital, dans une opposition de plus en plus active, tentant de mobiliser la rue au cours des deux dernières années avant de monter dans le train du mouvement du 22 février pour « en finir avec le régime actuel ». Le pouvoir réel, celui de la très haute hiérarchie militaire, a fini par les mettre tous d’accord en envoyant les représentants des différentes fractions de cette bourgeoisie en prison ! Cela est très symbolique de l’échec politique de la bourgeoisie algérienne. Mais cet échec n’est sans doute que provisoire car le pouvoir actuel, relié par mille et un fils invisibles, mais aussi visibles, aux détenteurs de capitaux, et n’ayant pas d’autre projet alternatif au développement capitaliste, ne pourra finalement que passer la main, tôt ou tard, aux représentants politiques de cette bourgeoisie ascendante.
Ce processus interviendra-t-il par le biais d’une révolution ? Le pouvoir réel consentira-t-il finalement à négocier le passage de témoins aux représentants politiques du nouveau capitalisme algérien ? Tels sont les enjeux actuels qui devraient logiquement pousser le pouvoir et son opposition bourgeoise à trouver un compromis au sommet menant à des réformes politiques limitées suivies d’une élection présidentielle qui verrait le nouveau Premier magistrat du pays disposer d’une légitimité lui permettant enfin de réaliser les réformes économiques et sociales structurelles tant désirées, mais toujours insuffisamment réalisées. La bourgeoisie se méfie en effet comme de la peste du « retournement, toujours éruptif, des opinions populaires. »
C’est justement au nom de ce scénario, probable bien que non inéluctable, que certains marxistes se refusent à soutenir le mouvement populaire qu’ils réduisent au rôle peu glorieux de Cheval de Troie de la bourgeoisie. Aucun marxiste, et certainement pas Lénine, n’ont caché le fait que l’instauration d’un régime démocratique bourgeois servait les intérêts de la bourgeoisie. Mais ils ont relevé que ce régime était également profitable au prolétariat en facilitant, d’une part, son organisation en classe indépendante et, d’autre part, en faisant émerger à ses yeux la contradiction qui l’oppose à la bourgeoisie, alors que cette contradiction reste masquée tant que la question démocratique n’est pas résolue. C’est exactement ce qui s’est passé en Tunisie où les travailleurs peuvent lutter et s’organiser plus librement que sous la dictature de Ben Ali et où les enjeux de classes sont passés au premier plan de la conjoncture : modèle de développement, conditions de vie et de travail, chômage, inflation, étranglement financier par les prêts du FMI, des USA, de l’UE et des monarchies du Golfe…
Dans ces conditions, la tâche des partisans du socialisme n’est pas de se détourner du combat démocratique et encore moins de l’opposer au projet anticapitaliste, mais de les lier tous deux au contraire dans un processus ininterrompu et, pour ne froisser personne, appelé à passer par des phases.