JEAN-MATHIEU ALBERTINI, Médiapart, 27 juillet 2021
Dans l’État de Rondônia, le processus de destruction est bien avancé et les terres disponibles se font rares. La lutte autour des terres qui se valorisent s’intensifie, dans un climat politique totalement favorable aux grands producteurs. Un climat de violence entretenu par une criminalisation des mouvements sociaux.
État de Rondônia (Brésil).– À l’intérieur de l’habitacle, l’ambiance est tendue. Après cinq ans sur place, les paysans expulsés quelques semaines plus tôt de la gigantesque fazenda Vilhena veulent montrer l’ampleur de la destruction depuis leur départ. Impossible de pénétrer par l’entrée principale, des pistoleiros armés gardent l’immense fazenda, située à environ 80 kilomètres de la ville de Vilhena. Il faut faire un long détour par des chemins de traverse.
« S’ils nous voient et qu’ils deviennent trop menaçants, dis que tu es un journaliste étranger, ça les fera peut-être hésiter », lâche Ricardo*. À l’intérieur de la fazenda, des vaches, de l’exploitation de bois et des zones déboisées. Plus loin, il fait une pause pour contempler les restes de sa maison éventrée. « On a été expulsés en pleine pandémie, alors que la Cour suprême l’a interdit. On est vus comme des bandits, tandis que les grands producteurs sont au-dessus des lois. » Grâce à leur connaissance du terrain et au bruit des machines détruisant la forêt qui révèlent leur présence, le contact redouté a été évité.
Après avoir été expulsé d’une autre zone de la même fazenda, un autre groupe de paysans a tenté début juin de monter un campement en face de l’entrée. Une salve de balles les a accueillis. L’une d’elle est venue se ficher dans le siège conducteur d’un paysan, évitant de peu un nouveau drame. « Vilhena est un endroit dangereux », souffle Adilson, proche de la CPT (Confédération pastorale de la terre), qui a lui-même échappé à diverses tentatives d’assassinat.
Nombre de ses compagnons n’ont pas eu autant de chance. Au long de la conversation, il égrène les histoires d’assassinats, de voisins disparus et de massacres (dont l’un dans la fazenda Vilhena). Après des années de lutte, il souhaite prendre un peu ses distances. « C’est de pire en pire, on est de plus en plus isolés… Je n’ai jamais ressenti une telle pression », assure-t-il, se désolant de voir l’INCRA (l’institution chargée des questions agraires) paralysée. À la fazenda Vilhena, c’est un certain Nego Senn qui terrorise les paysans. « Il est spécialisé dans l’appropriation violente de territoires. Il les revend ensuite à des éleveurs ou des agriculteurs. Il ne craint rien, il dispose de puissants alliés », explique Choco*, l’un des expulsés.
Ce genre de terres publiques improductives est revendiqué par ces paysans dans le cadre de la réforme agraire, rejetée par l’administration Bolsonaro. De l’autre côté, les grileiros, les voleurs de terres, souhaitent se les approprier. À cause de son histoire d’occupation des terres depuis la colonisation, de l’impulsion désordonnée donnée durant la dictature, de la corruption et du manque de mécanismes de contrôle, la situation foncière est chaotique en Amazonie.
Un micmac qui sert les intérêts des grileiros. Certains instruments comme le CAR (cadastre environnemental rural), autodéclaratif, sont détournés de leur finalité. Même s’ils ne sont pas équivalents à des titres de propriété, les CAR sont utilisés pour justifier des prétentions sur une terre. Dans Rondônia, l’État le plus déforesté d’Amazonie avec près de 30 % de son territoire rasé, les terres disponibles se font plus rares et la tension augmente en conséquence.
Le gouvernement légitime les invasions et montre que le crime paie.
Les grileiros s’intéressent alors à des zones protégées, plus difficiles à régulariser. Les autochtones Karipunas, par exemple, ont compté 87 déclarations de CAR sur leur territoire. « Ils parient sur un changement dans la législation et anticipent », soupire André Karipuna.
L’ambiance est favorable aux acteurs de la destruction et les pousse à toutes les audaces, selon le procureur Daniel Azeredo du MPF (ministère public fédéral), cité dans un article de la BBC, pour qui « l’Amazonie est comme une bourse de valeurs ». Si le scénario semble favorable, les participants sont disposés à prendre plus de risques. Or, au niveau fédéral, tous les signaux sont au vert, tandis que localement Rondônia n’est pas en reste.
Début mai, le gouverneur a sanctionné le projet de loi 80, réduisant comme jamais deux réserves protégées, qui servaient aussi de zone tampon pour des territoires autochtones, dont celui des Karipunas. « Les invasions, qui avaient dernièrement diminué, ont repris avec force. Le gouvernement légitime les invasions et montre que le crime paie, explique André. C’était tellement absurde qu’on ne pensait pas que cela passerait si facilement. »
La mesure a pourtant été votée à l’unanimité par les députés de l’assemblée locale. À Rondônia, Bolsonaro et ses alliés locaux sont tout-puissants, l’opposition est réduite à peau de chagrin.
Des pluies tardives ont empêché le début de la saison des feux lors du passage de Mediapart fin juin, mais toutes les personnes interrogées partagent un même constat : cette année, les incendies seront particulièrement massifs. Préservée, la forêt Amazonienne ne brûle pas, mais des milliers d’arbres sont déjà au sol, séchant au soleil en attendant les flammes. Au niveau national, depuis le début de l’année, la déforestation est la plus importante de la décennie.
Au-delà de son importance dans le processus spéculatif, le feu sert aussi d’instrument de négociation politique. Si une zone protégée est largement détruite ou envahie, il est plus facile de faire pression pour la supprimer. L’une des justifications du projet de loi 80 était justement la présence dans l’une des deux réserves de 120 000 têtes de bétail.
Du coup, des grileiros sous-traitent le vol de terre. Dans la forêt nationale de Jacunda, à 130 kilomètres de Porto Velho, une chaîne YouTube a même été créée pour faire la propagande d’une invasion. L’initiative a, pour une fois, attiré l’attention des autorités, souvent dépassées. Des agents de l’ICMbio (institution chargée de la protection des réserves écologiques) et une dizaine de policiers lourdement armés fouillent de fond en comble tous les véhicules qui s’en approchent.
« On surveille ceux qui passent… Ils sont armés et dangereux », se justifie l’un des fonctionnaires. Six cents mètres plus loin, trois hommes participant à l’invasion filtrent les entrées depuis une petite guérite. Face à la demande de visite de Mediapart, ils en réfèrent par radio à leurs supérieurs. « On arrive, ne le laisse ni entrer ni filmer », lâche une voix qui sort de l’appareil. Très méfiants, Estafania et Paulo acceptent de parler et déroulent un discours de petits paysans persécutés par les organes de protection de l’environnement. Une stratégie de communication que d’autres organisations du même genre diffusent sur les réseaux sociaux afin de maximiser l’adhésion au projet.
Si tout se passe comme prévu, il ne reste qu’à expulser les paysans au moment opportun et à les remplacer par des bovins.
Pour attirer de nouveaux prétendants, les terrains sont souvent proposés à des tarifs intéressants, voire gratuitement. Sans donner de nom, Estafania finit par concéder que le maire d’une ville voisine et deux députés les soutiennent. « Ils sont financés par des grileiros, ajoute l’un des agents à l’entrée de l’invasion. Mais on pense que les leaders sont en train de les abandonner depuis que l’affaire a attiré notre attention… »
Pour les organisateurs, qui restent discrets, recruter en masse permet aussi de diluer leurs responsabilités si l’opération tourne mal. « Face à une répression féroce, les mouvements paysans se sont éclatés en une multitude de petits mouvements indépendants », explique Ricardo Gilson, professeur à l’UNIR (l’université fédérale de Rondônia). Et certains, plus conservateurs et soutenant ouvertement le président Bolsonaro, sont manipulés ou financés par les voleurs de terre. Si tout se passe comme prévu, il ne reste qu’à expulser les paysans au moment opportun et à les remplacer par des bovins.
Plus au sud, dans la ville de Ji-Paraná, le visage de Jair Bolsonaro s’affiche sur des dizaines de pick-up stationnés devant le parc des expositions. À l’intérieur, un barbecue géant, des policiers en uniforme de parade salués avec ferveur, au moins 300 éleveurs ou agriculteurs et une bonne vingtaine de politiciens, dont le gouverneur et de nombreux parlementaires.
Star de l’événement, Nabhan Garcia, secrétaire spécial des questions foncières, et l’un des proches de Jair Bolsonaro, n’y va pas par quatre chemins. « Ces mouvements sont des gangs, des terroristes… Si ça ne dépendait que de nous, on règlerait ce problème vite fait », lâche-t-il, se désolant du rôle de certaines institutions qui protègent encore ces « criminels ».