Franck Gaudichaud, Ballast, 7 octobre 2020
L’URSS effondrée, on annonce sans tarder la fin de l’Histoire. Rien ne semble pouvoir endiguer la submersion néolibérale mondiale, lorsque surgit, en 1994, le soulèvement zapatiste au Mexique. Cinq ans plus tard, Chávez prend le pouvoir au Venezuela : le début d’un long processus de rupture, par les urnes, sur le continent latino-américain — Lula au Brésil, Morales en Bolivie, Correa en Équateur, Mujica en Uruguay… Une partie de la gauche radicale occidentale tourne alors son regard, non sans espoir, de l’autre côté de l’Atlantique Sud. Deux décennies plus tard, quel bilan effectuer ? Succès et limites, contradictions et spécificités : c’est à une lecture critique, résolument ancrée à gauche, qu’invitent les trois auteurs du livre Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998–2019). Nous en discutons avec l’un d’entre eux, Franck Gaudichaud, professeur en Histoire et civilisation des Amériques latines et membre de l’association France Amérique latine.
Quelles lunettes faut-il porter pour appréhender correctement l’Amérique latine des dernières décennies ?
Il faut se garder d’aborder de manière uniforme le sous-continent : on est face à une très grande diversité d’expériences historiques, culturelles, linguistiques… C’est là une évidence. Une analyse globale peut écraser ces spécificités d’un ensemble de plus de 600 millions d’habitants et de 20 pays. Dans l’essai, on a essayé de naviguer entre les deux : offrir une vision assez généraliste et s’appuyer sur certains exemples spécifiques plus détaillés. Notre focale est celle des mouvements populaires, de leurs mobilisations et des conflits de classe dans la région. De ce point de vue sociopolitique critique, on peut déterminer trois périodes. La première commence à la fin des années 1990 avec l’émergence plébéienne d’une remise en cause de l’agenda de Washington, du néolibéralisme, des oligarchies en place : un moment destituant très fort avec de grandes explosions sociales. La seconde, de 2002–2003 à 2011, est celle de l’ascension de gouvernements dits « progressistes ».
« Leur prétention était de rompre avec le néolibéralisme et le consensus de Washington, investir dans l’éducation, l’alphabétisation, les infrastructures, etc., mais sans rupture avec le capitalisme. »
Avec l’élection de Chávez, de Lula, un cycle politique s’ouvre, et pas seulement électoralement : il débouche sur des aspects institutionnels, de nouveaux partis, de profondes réformes sociales et constitutionnelles — tout en étant issu de mobilisations antérieures. Pour le dire vite, c’est « l’âge d’or » des progressismes. La troisième période, parfois nommée « fin de cycle », s’ouvre en 2011–2012 et n’est en fait toujours pas finie : c’est la phase régressive, marquée par des tensions toujours plus fortes entre les progressismes et les classes populaires ainsi qu’avec une partie de la gauche intellectuelle et critique. C’est le moment de la crise économique aussi et des coups d’États « parlementaires » (Honduras dès 2009, Paraguay, Brésil) ou militaires (Venezuela, Bolivie), avec le soutien plus ou moins direct des États-Unis. Dans cette conjoncture en tension, les droites et extrême droites avancent de plus en plus. On voit émerger toutes les limites d’un modèle néodéveloppementiste et/ou néoextractiviste — le politologue Jeffrery Webber parle de capitalisme d’État. Bolsonaro au Brésil serait le point ultime de cette régression « à droite toute ».
Que recouvre exactement l’expression d’« expériences progressistes » dans le contexte latino-américain de la fin du XXe et début XXIe siècle ?
C’est un vrai problème — pas seulement académique mais politique — d’arriver à caractériser cette expression. À leurs débuts, tous les gouvernements des expériences progressistes revendiquent un post-néolibéralisme. Comme le disait Rafael Correa, « la région ne vit pas une époque de changements mais un changement d’époque ». Il y aurait donc les gouvernements de type « nationaux-populaires », une grande tradition latino-américaine1 : Chávez (Venezuela), Morales (Bolivie), Correa (Équateur) sont le signe d’un retour de cette forme nationale-populaire « radicale », accompagnée ici par la revendication de l’anti-impérialisme. Mais les progressismes recouvrent aussi des expériences davantage sociales-libérales ou de centre gauche, dans lesquelles on peut inclure le Parti des travailleurs (PT) de Lula ou le Front large de l’Uruguay — le kirchenérisme en Argentine étant, lui, plus proche des premiers par son histoire et des seconds par son orientation économique. Ces nouveaux gouvernements ont pour traits communs de surgir sur la base de mouvements sociaux des années 1990–2000 ou, au moins, de se revendiquer en partie de l’expérience syndicale et des revendications des mouvements populaires. Très souvent, on retrouve également au centre du dispositif progressiste une figure charismatique, « hyper-présidentielle » — ce qui pose sur le long terme un vrai problème politique et démocratique. D’autre part, il y a souvent une visée néodéveloppementiste, de retour de l’État (plus ou moins marqué selon les configurations), et une utilisation de la rente extractive (pétrolière, minière ou agro-industrielle par exemple) pour la redistribuer au sein de programmes sociaux, faisant baisser la pauvreté et les inégalités. Leur prétention était de rompre avec le néolibéralisme et le consensus de Washington, investir dans l’éducation, l’alphabétisation, les infrastructures, etc., mais sans rupture avec le capitalisme. Les « progressismes », en ce sens, ne s’inscrivent pas dans la filiation des gauches révolutionnaires et anticapitalistes latino-américaines des années 1960 et 70.
Vous portez d’ailleurs un regard critique sur ces « progressismes ». Passé l’engouement des premiers temps, une bonne partie de la gauche radicale semble regarder ailleurs au moment d’en tirer le bilan : pourquoi ça ?
C’est très clair : il n’y a pas l’envie d’approfondir la vision critique et de faire les bilans de ces 20 années de gouvernements. En France et en Europe, il y a eu un enthousiasme certain au sein de la gauche sociale et politique pour l’Amérique latine dans les années 1990 et 2000. L’ouverture de ce grand cycle, qu’on a appelé parfois le « tournant à gauche », a quand même redonné du baume au cœur et du rose aux joues, et pas seulement en Amérique latine. Face au TINA2 de Thatcher, il y avait des alternatives, y compris de type gouvernementales ; on a recommencé à parler de socialisme (du « XXIe siècle » ou « communautaire ») et la notion de « bien vivre » [Buen Vivir en espagnol, ndlr] s’est installée. Toute une partie de la gauche à visée institutionnelle s’est engouffrée là-dedans. Ils y ont lu la possibilité de traduire en France ce qui se passait là-bas au plan gouvernemental. Face à la dynamique populaire, les gauches radicales aussi ont aussi suivi le mouvement, mais avec davantage de distance critique et d’autonomie. Pour une partie des organisations, on sent maintenant une sorte de mauvaise conscience, comme s’il ne fallait pas remuer le couteau dans la plaie, comme s’il fallait éviter de débattre collectivement de ce qui n’a pas marché. C’est pourtant nécessaire. Non pas pour faire « la leçon » aux peuples latino-américains, pas du tout !, mais parce que ce sont précisément les discussions qui se mènent dans le champ de la pensée critique latino-américaine aujourd’hui et des espaces politiques à gauche3.
« Détourner le regard reviendrait à dire Quand vous faites des choses qui nous plaisent, on est solidaires, et quand ça commence à mal tourner, on s’intéresse à autre chose. »
Détourner le regard reviendrait à dire « Quand vous faites des choses qui nous plaisent, on est solidaires, et quand ça commence à mal tourner, on s’intéresse à autre chose ». Il y a là un vrai problème. Aujourd’hui il serait bien, y compris au sein de La France insoumise, par exemple, qu’il y ait une lecture et des bilans critiques : ça serait même indispensable. On nous reproche parfois d’avoir nous-mêmes trop longtemps accompagné ces processus. Personnellement, j’assume et je continue à penser que les premiers temps de l’expérience chaviste, ou encore l’expérience bolivienne, sont marqués par une impulsion populaire massive pour sortir du néolibéralisme, une volonté de reconstruire de la souveraineté face aux impérialismes, de s’affronter aux dominants, et qu’il était légitime de soutenir « en bas, à gauche4 ». Cela n’empêche pas de voir après 20 ans d’expérience les obstacles, les limites, les involutions et les impasses stratégiques, et tout ce qui a en interne été un frein à l’auto-organisation et à la démocratisation réelle.
Parmi ces limites, vous écrivez que « le grand capital en général a su bénéficier de l’âge d’or progressiste » : de quelle façon ?
Jeffrery Webber montre que cette période est surdéterminée par un prix des matières premières très élevé : leurs courbes des prix sont extrêmement liées à l’ascension des progressismes. Le capital étranger et international a gagné des parts de marché : on parle de « sojatisation » de l’Argentine sous Kirchner, de la consolidation de l’empire de Monsanto au Brésil sous Lula et Rousseff, de l’extension des concessions pétrolières dans la frange de l’Orénoque5 avec Maduro, etc. Il y a eu reproduction de l’insertion périphérique (inégale et combinée) de ces pays dans l’économie mondiale au sein de la division internationale du travail, avec une dépendance néocoloniale liée au prix des matières premières. L’idée des gouvernements était que face à l’immensité de l’urgence sociale, il fallait faire feu de tout bois pour pouvoir financer de nouvelles politiques publiques et transferts conditionnés d’espèces, qui ont suivi les principes du marché et ont souvent eu un caractère « assistencialiste6 ». Mais en l’absence de transformation structurelle ou de ponction directe sur les hauts revenus, l’amélioration réelle et très rapide (bien que souvent malheureusement temporairement) du sort des plus pauvres s’est aussi faite en parallèle avec un extractivisme forcené, l’ouverture aux capitaux étrangers, et paradoxalement la consolidation de certaines fractions des classes dominantes. Ces gouvernements n’ont pratiqué aucune politique fiscale un peu audacieuse (alors que les impôts sur le revenu et le patrimoine sont ridiculement bas en Amérique latine) — pourtant même la gauche sociale-démocrate a, d’habitude, une visée d’impôt progressiste sur le capital ! Correa est le seul à avoir un peu essayé, mais il a reculé face à la mobilisation du patronat et des classes moyennes. Plus globalement, il n’y a pas eu de transformation des relations sociales de production : les salaires minimums ont été fortement augmentés dans plusieurs pays mais les droits des travailleurs ont finalement peu été étendus et, surtout, les rapports salariaux n’ont pas été bouleversés. Du fait de cette absence de transformations structurelles, dès que la crise arrive c’est l’ensemble de ces équilibres entre les classes installées par les progressismes qui s’effondre ; seuls les dominants tirent leur épingle du jeu.
Pétrole, minerais, bois, bio-carburants : bon nombre de ces pays ont un modèle économique basé sur l’extractivisme, l’exploitation des terres. Vous mentionnez la forte dépendance économique à l’exportation et aux cours mondiaux, mais cela pose aussi des soucis écologiques et a entrainé des conflits avec des peuples indigènes…
Vous avez raison : les questions du « megaextractivisme7 » sont à la base de la cristallisation des tensions entre les progressistes, les mouvements sociaux-écologistes et certaines communautés indigènes. Alors qu’il y avait encore des fortes capacités économiques (la Bolivie était même louée par la Banque mondiale pour ses résultats), ce modèle « néoextractiviste progressiste8 » a multiplié les « zones de sacrifices », les conflits sociaux-environnementaux et le rejet de communautés défendant leurs territoires. L’extension de la frontière extractive, agro-industrielle, pétrolière, a englouti des millions de kilomètres carrés pendant ces années-là.
Où, par exemple ?
Je vais vous en donner deux. En Bolivie, durant le conflit Tipnis, une partie du mouvement indigène s’oppose à la construction d’une grande route qui devait traverser l’Amazonie bolivienne depuis le Brésil — Evo Morales se retrouve en opposition avec une partie de sa base indigène9. En Équateur, le projet Yasuni était en quelque sorte la grande vitrine internationale écologiste de Correa10. Il a reculé et aujourd’hui une partie du parc Yasuni, l’une des zones les plus biodiversifiées au monde, est exploitée. Les rapports entre Correa et la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE) ont été également virulents : il les traitait par médias interposés « d’écologistes infantiles », voire de terroristes écologistes, et les mouvements indigènes lui répondaient qu’il était autoritaire et un destructeur de la Terre-Mère… Le vice-président García Linera a aussi accusé les écologistes et les ONG du Nord de vouloir transformer les Boliviens en gardiens de parcs des pays du Sud. Sa position était de dire : « Vous voulez qu’on continue à être pauvres sans exploiter nos richesses ? »
« Leur caractère parfois ultra-minoritaire, dogmatique ou éloigné d’autres secteurs des classes populaires, reste un frein pour penser des projets démocratiques écosociaux radicaux. »
Il faut entendre cette argumentation, bien entendu, d’autant que ce sont les pays du Nord qui sont les principaux responsables de la crise écologique mondiale. Mais c’était également une manière habile pour le pouvoir bolivien de réduire au silence les mouvements et les collectifs de son pays qui réclamaient une réflexion sur un autre modèle de développement. L’extractivisme est aujourd’hui au cœur des grands affrontements sociaux et environnementaux dans toute l’Amérique latine. Dans le dernier chapitre de notre livre, l’historien et sociologue Massimo Modonesi s’interroge : quelles sont les alternatives ? Un des drames de la période progressiste est de ne pas avoir répondu à cette question. Mais si les diverses composantes des gauches sociales et politiques anticapitalistes, autonomistes, libertaires, anti-extractivistes, indigènes, féministes, décoloniales, etc., ont pu réussir à construire çà ou là des expériences locales très riches, fondamentales pour la suite, elles n’ont pas toujours démontré qu’elles pouvaient déboucher sur une échelle plus large, en partie à cause des bâtons dans les roues que les gouvernements progressistes leur ont mis. Mais pas seulement : leur caractère parfois ultra-minoritaire, dogmatique ou éloigné d’autres secteurs des classes populaires, reste un frein pour penser des projets démocratiques écosociaux radicaux, du « bien vivre » (aussi bien en alternative aux progressismes en crise qu’aux droites à l’offensive).
Si certains avancées économiques et sociales ont permis une hausse du niveau de vie des classes populaires, d’aucuns pointent qu’électoralement, cela n’a pas toujours bénéficié aux dirigeants progressistes. La journaliste Maëlle Mariette s’est ainsi demandée : « La gauche bolivienne a‑t-elle enfanté ses fossoyeurs ? » Cette dynamique qui pousse les classes populaires à se détourner des politiques ayant œuvré en leur faveur était-elle évitable ?
Il y a une discussion, depuis 2010, au sein de la pensée critique latino-américaine entre celles et ceux qui étaient alignés derrière les gouvernements progressistes et celles et ceux qui pointaient les contradictions internes de ces processus. García Linera, qui a un rôle d’intellectuel organique11 des progressismes (puisqu’il est à la fois un sociologue brillant et a été vice-président de la Bolivie durant 13 ans), développait l’argumentaire suivant : la Bolivie est dans une phase révolutionnaire, faite d’avancées et de reculs. Dans ce processus sinueux, « par vague », on a permis à des classes populaires, métisses et indigènes, d’émerger, de devenir des « classes moyennes », d’avoir accès à un nouveau mode de consommation, d’être insérés dans le nouveau modèle économique et politique plurinational, et une partie d’entre elles se retourne « contre nous ». Le papier de Maëlle Mariette relaie une partie de cette argumentation — qu’il faut prendre en compte. Mais la critique que l’on peut en faire, c’est de se demander quel type d’« insertion » les progressistes ont proposé aux classes populaires ? Or cette « émergence » s’est faite par la consommation et des programmes d’assistance suivant les mécanismes du marché.
Je précise : il était bien entendu urgent et nécessaire de multiplier — enfin ! — les politiques publiques de combat de la pauvreté après des décennies d’ajustement structurel du FMI. Mais, bien souvent ces politiques sont restées enfermées dans les logiques proches de celles proposées par la Banque mondiale dans le combat de la pauvreté. Et, en termes de participation politique, de capacité à agir sur l’ensemble du gouvernement et de ses orientations, on a vu une forme de « transformisme », de démobilisation et de cooptation « par en haut » s’installer, comme le souligne Massimo Modonesi à partir de catégories de Gramsci. Il y a eu incorporation des organisations populaires et de leurs dirigeants, en partie par l’appareil d’État, dans une forme de « passivisation » de ces organisations et des grandes centrales syndicales, au lieu de favoriser l’auto-organisation. C’est fortement le cas avec le PT et la Central unique des travailleurs (CUT) au Brésil. En Bolivie et en Argentine, certains leaders sociaux de poids passaient dans les cabinets ministériels. Une partie des organisations populaires voulaient effectivement voir leurs leaders influencer ces institutions, mais le prix a été celui du désarmement de l’autonomie populaire. Dès qu’il y avait des formes d’auto-organisation un peu visibles, elles étaient mêmes désignées comme faisant le travail de l’ennemi, voire étant au service de l’impérialisme…
Il y a donc eu une « domestication » de certaines classes en leur donnant davantage accès au secteur marchand, sans pour autant les intégrer dans un processus démocratique — pris au sens large, y compris sur le champ productif et celui du travail ?
« Sans la capacité d’intervenir dans les moyens de production, de faire rentrer la démocratie dans le champ économique, il manque évidemment tout un pan de la transformation sociale. »
Les questions du travail et du salariat sont effectivement centrales dans un processus de transformation sociale12. Ce n’est certes pas une petite affaire qui peut se régler d’un coup de baguette magique, même en contrôlant l’exécutif — surtout lorsque les médias, les acteurs économiques et une partie de l’appareil d’État vous sont hostiles. Mais c’est tout de même un noyau central, il me semble. Les expériences de contrôle ouvrier, ou de cogestion, ont toutes été annihilées par la bureaucratie, au Venezuela par exemple. Il y avait un grand mouvement coopérativiste dans ce pays, avec des dizaines de milliers de coopératives, mais cela a été utilisé essentiellement de manière clientéliste. Même chose pour les conseils communaux, un des aspects les plus vivants du processus bolivarien, ensevelis sous la crise et la corruption de masse. Les tentatives ont soit été étouffées, soit réprimées. En Argentine il y avait un mouvement de reprise des entreprises13, mais Kirchner et Fernández ne sont pas du tout dans une position de soutien : au contraire. Sans la capacité d’intervenir dans les moyens de production, de faire rentrer la démocratie dans le champ économique, il manque évidemment tout un pan de la transformation sociale.
En octobre 2019, l’Organisation des États américains (OEA) considère que l’élection d’Evo Morales en Bolivie reposait sur une fraude, et il se voit éjecté du pouvoir. On apprendra plus tard qu’il n’y avait vraisemblablement eu aucune fraude : l’élection était réglementaire et Morales a donc été victime d’un coup d’État. Vous confirmez ?
J’en suis persuadé depuis le début : il ne fait aucun doute que c’est un coup d’État. Rappelons d’ailleurs que l’histoire bolivienne a été marquée par des coups d’États civico-militaires tout au long du XXe siècle. L’intervention des forces armées et de la police a été déterminante dans la chute de Morales. Il y a eu une confusion, fortement alimentée par l’OEA, avec un rapport complètement manipulateur et inexact sur le scrutin. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas eu de fraude massive, et Evo Morales a été élu sur le fil du rasoir, preuve d’une popularité en baisse. La Bolivie était jusque-là l’expérience nationale-populaire radicale la plus stabilisée, consolidée sur le plan économique. Sous Evo, la Bolivie a plus que triplé la richesse nationale, c’est historique ! Il disposait d’une forte légitimité personnelle, de même que le Mouvement vers le socialisme14 (MAS) a maintenu des liens forts avec des organisations populaires, indigènes et paysannes. Malgré cela, il y a eu une désaffection toujours plus grande des soutiens de la base populaire du MAS (et pas seulement des fameuses « classes moyennes »). Quand le coup d’État arrive, il n’y a pas de grande mobilisation du peuple en soutien à Morales : la mobilisation populaire qu’il y a eu a même plutôt dénoncé ce qui été présenté par les médias comme une « fraude », et elle a été immédiatement canalisée par les secteurs de la droite la plus dure, évangéliste, raciste, autour du Comité civique de Santa Cruz, mais aussi de celui de Potosi.
Cette non-mobilisation montre aussi que le soutien populaire envers Morales s’est érodé, signe d’un engouement qui n’est plus là après 14 ans au pouvoir…
Qu’il y ait eu une amélioration concrète et matérielle des conditions de vie sous Evo Morales, c’est certain, les chiffres sont là. Il a même réussi à construire une image internationale, notamment dans la gauche européenne, où il est presque l’incarnation à lui seul de la Pachamama, de la révolution communautaire et indigène ; c’est parfois même un peu choquant, ça en devient presque le « bon révolutionnaire » vu par les Européens. Mais il faut regarder ce qu’il se passe dans le pays, comprendre les tensions sociales, entendre les critiques face au caudillisme, au clientélisme et à la volonté de se maintenir coûte que coûte comme candidat présidentiel. Quand cette gauche bolivienne arrive au pouvoir, la gestion même de l’État capitaliste-oligarchique bolivien bien que partiellement réformé par une Assemblée constituante audacieuse a un tel coût que cette gauche-là se transforme, s’institutionnalise, se bureaucratise ; elle perd cette capacité critique et d’ancrage dans les luttes. C’est une grande leçon qui remet en jeu la discussion qu’il y avait au début des années 2000 autour de l’expérience zapatiste : transformer le monde sans prendre le pouvoir d’État. L’arrivée des gouvernements progressistes a déplacé cette question, puisqu’ils ont proposé de transformer la société en prenant la tête des gouvernements et depuis une position « statocentrée ». Cette position a eu des coûts très forts pour les militants et les mouvements populaires. Le débat se trouve aujourd’hui relancé entre autonomisme/zapatisme, stratégies anticapitalistes et gauche électorale étatiste. Sur cette question, nous pensons qu’il faut réintroduire la possibilité de maintenir des autonomies critiques, populaires sans perdre de vue la question de l’État — car si on abandonne l’État, lui ne nous abandonne pas, comme le disait Daniel Bensaïd.
Parlons du Venezuela : pour schématiser, deux interprétations prédominent lorsqu’il s’agit d’expliquer la crise qui perdure. D’un côté, les franges libérales et réactionnaires considèrent que c’est là l’échec éclatant des années Chávez, et de son « héritier » Nicolás Maduro, donc du socialisme ; de l’autre, les soutiens de Maduro affirment que le pouvoir est victime d’un complot du patronat et de la droite, appuyés par des puissances étrangères (Washington en tête) qui s’acharnent à déstabiliser le pays. Une autre lecture est-elle possible ?
« Peut-on discuter de manière critique, à gauche, de ce qu’il se passe en Amérique latine sans se faire qualifier immédiatement d’être pro-impérialiste ? »
C’était tout l’objet de ce petit essai : peut-on discuter de manière critique, à gauche, de ce qu’il se passe en Amérique latine sans se faire qualifier immédiatement d’être pro-impérialiste par une partie de la gauche « bien pensante » ? On ne débat pas ici avec la droite, mais avec les secteurs de la gauche qui refusent une analyse critique. Avec ce qu’on a sous les yeux, c’est plus qu’urgent : même les soutiens les plus dogmatiques de Maduro ont de plus en plus de mal à défendre une vision unilatérale, « campiste15 ». Il y a effectivement une agression impériale contre le Venezuela qui est tout à fait illégale, et même l’ONU la dénonce. Le blocus criminel de la part des États-Unis, les actions déstabilisatrices de la CIA, Guaidó autoproclamé « président » avec la bénédiction impériale…, tout cela est évidemment détestable et a des effets dévastateurs. Un think tank progressiste étasunien a calculé que le blocus (qui touche aussi les médicaments) aurait fait plusieurs dizaines de milliers de morts dans le système de santé vénézuelien… On ne dit pas qu’il ne se passe rien de ce côté-là. Mais résumer cette crise à des facteurs externes, c’est se moquer du peuple vénézuelien et de ses souffrances — tout d’abord parce qu’il fait sa propre histoire, et parce que l’expérience bolivarienne a aussi été complétement dévoyée de l’intérieur.
À quoi pensez-vous, en parlant de dévoiement ?
Toutes les expressions critiques qui ont longtemps existé au sein du chavisme populaire, avec des formes intéressantes dans les quartiers, les conseils communaux, certaines communes rurales, etc., ont été systématiquement mises de côté, voire réprimées. Le PSUV au pouvoir reste un parti immense, avec plusieurs millions de membres — avoir sa carte est souvent une nécessité pour avoir du travail —, mais il n’a jamais été un espace d’élaboration démocratique. Bien au contraire. Sous Chávez, des courants socialistes, marxistes, anticapitalistes ont cherché à exister au sein du processus bolivarien, aux côtés du peuple chaviste. Mais la manière civico-militaire de gouverner, les tendances césaristes et verticales, la corruption ont étouffé ces voix et pris le pas sur la participation tous azimuts et les expériences démocratiques « par en bas ». Notre analyse n’est pas d’opposer de manière binaire un moment chaviste « héroïque » à un pragmatisme maduriste. Non, on pense qu’il y a eu des hauts et des bas, au rythme de la lutte des classes et des affrontements avec Washington et l’opposition, et un phénomène de décomposition de 15 ans par rapport à ce qu’a été l’impulsion initiale post-néolibérale et populaire. Le madurisme est l’aboutissement de cette « dégénérescence » bonapartiste. Dans la dernière période, on assiste à explosion de la violence d’État, à une militarisation des quartiers populaires et une criminalisation des dissidences, y compris de gauche ou syndicales. Il y a aussi eu des pratiques institutionnelles autoritaires en cascade : si aujourd’hui, dans n’importe quel pays européen, un président annulait le pouvoir du parlement (aux mains de l’opposition) et auto-nommait une Assemblée constituante « fantoche » sans même respecter la Constitution (chaviste) en se substituant au pouvoir législatif, toute la gauche hurlerait. Pourtant, c’est ce qu’il s’est passé au Venezuela, et une partie d’entre elle se tait…
Que le pouvoir ait à affronter un secteur de l’opposition putschiste, déstabilisatrice, alimenté par la CIA, c’est vrai et c’est une donnée importante du rapport de force. Mais du point de vue de l’émancipation, et de ce fameux « socialisme du XXIe siècle », il faut évidemment dénoncer la nouvelle caste au pouvoir, la « bolibourgeoisie » qui a capté des milliards de dollars et cette poussée autoritaire. De même sur le sujet de la pétro-dépendance : dans la frange de l’Orénoque, sont développées par le pouvoir des zones économiques spéciales qui légalisent — à l’échelle d’un territoire aussi grand que la Belgique — la dérégulation du droit du travail, de la protection de la biodiversité et des droits des peuples ! Il s’agit d’une extension de l’extraction pétrolière qui affecte des communautés indigènes historiques et des zones de biosphère protégées, sur la base d’une alliance entre les militaires bolivariens et la Chine, la Russie, ou encore des compagnies comme Total…
La liste est donc longue…
« La seule voie possible est de revenir vers des formes d’organisations populaires, de reconstituer un tissu social et politique qui permette de penser une alternative à ce binôme mortel. »
On pourrait multiplier les exemples. Le plus dramatique aujourd’hui est la crise humanitaire en cours, avec quelques cinq millions de personnes qui sont sorties du Venezuela (la plus grande migration de l’Amérique latine sur un temps aussi court !) ; l’effondrement du PIB qui s’est réduit de moitié depuis 2013 ; le salaire minimum miné par l’hyperinflation et qui est équivalent à trois dollars : on peut vivre moins de cinq jours avec ça au Venezuela… Ce grand pays pétrolier doit désormais importer du brut. Il faut poursuivre la solidarité avec le peuple vénézuelien, c’est certain et urgent : une solidarité internationale qui continue à dénoncer haut et fort le blocus des États-Unis et la position de l’Union européenne. Ces grandes puissances qui dénoncent hypocritement les atteintes aux droits humains au Venezuela, mais font mine de rien lorsqu’il s’agit de la multiplication des massacres en Colombie ou de la situation atroce en Haïti, sans compter ce qu’il se passe dans leur propre pays. Ceci sans éluder que le régime de Maduro fait désormais partie du problème plus que de la solution. En tout cas, c’est au peuple vénézuélien d’en décider, sans ingérences extérieures.
Y a‑t-il des pistes qui permettraient d’engager une sortie démocratique et socialiste de ce chaos ?
C’est le grand problème que décrivent nombre de militants et militantes sur place : la situation est dans une « impasse catastrophique » qui paraît sans fond, car aujourd’hui l’alternative réellement existante, c’est la droite néolibérale et/ou pro-impériale. Son arrivée au pouvoir par les urnes, et plus encore par la force, signifierait s’enfoncer encore un peu plus dans l’ornière. La seule voie possible est de revenir vers des formes d’organisations populaires, de reconstituer un tissu social et politique qui permette de penser une alternative à ce binôme mortel. Mais la gauche « alternative » est dans une position ultra minoritaire et d’extrême fragilité. Par exemple, le groupe Marea Socialista16 (maintenant sorti du chavisme critique et populaire dans lequel il s’est longtemps inscrit) est vent debout contre l’autoritarisme et le militarisme chavistes, mais sans capacité réelle de peser dans le paysage politique. D’autant que l’état de délabrement de l’économie fait que les gens n’ont pas le temps de penser à ça : quand on en parle avec des amis là-bas, ils nous disent « Il faut qu’on bouffe, trouver de quoi manger pour la semaine ». C’est totalement impossible de créer une alternative démocratique stable dans ce contexte. Il faut espérer une réactivation économique (mais avec la pandémie, difficile…), que le processus de négociation pacifique et concerté entre les forces en présence se fasse et que dans cet espace puisse émerger peu à peu des forces populaires et autonomes. Ceci, au-delà de la seule échéance électorale législative du 6 décembre 2020, qui s’annonce déjà comme polarisée entre une partie de l’opposition « guaidiste » une nouvelle fois prête à la violence avec le soutien de Trump, et le madurisme, favori des sondages, cherchant à se refaire une légitimité mais sans reconnaitre ses responsabilités dans la crise.
Malgré la « fin de cycle » marquée par le reflux de pouvoirs de droite réactionnaire et conservatrice, on voit au Chili que le mouvement féministe a fait preuve de sa vigueur. Le renouveau des mouvements sociaux latino-américains passerait-il par ce genre de mobilisation ?
Je suis très réservé sur la notion de « fin de cycle », même si certains de mes coauteurs le sont beaucoup moins. Cela me semble trop « mécanique ». Je préfère dire que depuis 2012, nous sommes entrés dans une « zone de turbulences », avec une phase régressive, plus ou moins avancée, où les droites et les extrêmes droites reprennent la main — bien que partiellement (si l’on pense au Mexique ou à l’Argentine, où le centre gauche est au pouvoir17). Dans le cadre de la crise capitaliste mondiale, les bourgeoisies locales ont voulu mettre fin aux coalitions de classes de l’ère progressiste, pour revenir à du néolibéralisme « dur », austéritaire, voire à des régimes fascisants comme au Brésil. Dans cette zone de turbulences, la bonne nouvelle c’est que les mouvements populaires « antagoniques » continuent leurs résistances, les réactivent même avec l’apparition de nouveaux et nombreux acteurs sociaux. Et, en effet, qui est à l’offensive aujourd’hui ? Le mouvement féministe tout d’abord, un des acteurs centraux de la lutte des classes au Chili, en Argentine, au Mexique. Qui a été capable de mettre deux millions de personnes dans la rue dans la dernière période en Amérique latine ? Le mouvement féministe chilien, argentin, pas la gauche révolutionnaire ! Ceux qui ont une vision strictement ouvriériste du changement social ne peuvent pas comprendre l’Amérique latine ! La gauche trotskyste argentine, qui est une des plus actives à l’extrême gauche, peut mettre 100 000 personnes dans la rue, mais pas un million !
Rappelons aussi la multiplication des révoltes collectives face à l’austérité, à l’autoritarisme, au néolibéralisme au deuxième semestre 2019 : à Haïti, au Chili, en Colombie, au Guatemala, au Brésil. Les débats demeurent quant au type de projection politique : parti ou non, autonomisme versus organisation, quels fronts unitaires, etc. Sans parler de l’impact de la pandémie de Covid sur tous les champs sociaux, alors que le sous-continent est l’une des zones au monde les plus touchées, avec 250 000 morts. La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) calcule que le PIB de la région va chuter de 9 % en moyenne pour 2020 et que plus de 45 millions de personnes devraient (re)devenir pauvres — la pauvreté atteignant les 220 millions de personnes. Ceci sans compter l’explosion des licenciements et du travail informel (déjà omniprésent). C’est terrible. En parallèle, l’État d’exception, la militarisation de l’espace public, les assassinats de leaders sociaux gagnent du terrain partout dans la région (à commencer par la Colombie). Malgré tout, les féministes, les communautés indigènes, la jeunesse précarisée, les syndicats et travailleurs combatifs, les intellectuels et étudiants critiques, la paysannerie de la Via Campesina, etc., réactivent des luttes multiples et la possibilité même de penser les alternatives au modèle capitaliste extractiviste et dépendant, au néolibéralisme, au militarisme, au patriarcat et à l’effondrement climatique. Les mouvements des sans terre, des sans toit, des afro-descendants, des LGBQTI+, sont aussi actifs, malgré les difficultés, le narcotrafic et la violence du quotidien. C’est ce qui permet de continuer à espérer, y compris face à Bolsonaro, Piñera, Añez et leur monde. La « fin de l’Histoire » n’est pas pour demain, et surtout pas en Amérique latine…