PHILIPPE MARLIÈRE, mediapart, 16 décembre 2019
Le parti travailliste dirigé par Jeremy Corbyn a connu son plus grand revers électoral depuis 1935. Son nombre de sièges (203) est inférieur à celui obtenu par le leader travailliste Michael Foot en 1983 (209). La comparaison est intéressante car, à cette époque, le Labour avait adopté une orientation nettement à gauche, comme celle de Corbyn aujourd’hui.
Boris Johnson n’a pas tant gagné une élection qu’exploité un contexte politique exceptionnel (l’interminable débat sur le Brexit), ainsi que la faiblesse de son opposant direct, Jeremy Corbyn. Cette élection fut en effet la bataille de deux dirigeants impopulaires, et Johnson s’est avéré le moins inéligible des deux.
Après neuf années de politiques d’austérité, le premier ministre sortant a soigneusement évité de traiter des questions sociales et économiques pendant la campagne. Il savait qu’elles le mettraient dans une situation inconfortable. Il est allé jusqu’à promettre de modestes et vagues investissements dans la santé publique (insuffisants, selon les experts, car ils ne permettraient même pas de rattraper le niveau de dépenses publiques pré-2010).
Le National Health Service (NHS), la santé publique qui est largement socialisé, est un acte de foi chez les Britanniques. La gratuité des soins financés par un impôt progressif est en effet un conquis social majeur. Remettre ce principe en jeu serait suicidaire pour tout parti de gouvernement.
Johnson a pu aussi compter sur la mansuétude de médias qui ont épargné le premier ministre. La BBC, notamment, a été critiquée pour avoir failli à sa mission d’information de manière impartiale. Lorsque Jeremy Corbyn confia aux médias, document en main, que des négociations secrètes étaient en cours entre le gouvernement britannique et l’administration américaine en vue de privatiser des pans du NHS, ces révélations fracassantes furent à peine reprises par les médias. Johnson s’en sortit sans dégâts majeurs.
Seul à promettre une sortie « rapide » de l’Union européenne (à l’exception du Brexit party de Nigel Farage), face à un arc de partis qui demandaient la tenue d’un deuxième référendum, voire l’annulation du vote référendaire de 2016 (les libéraux-démocrates), Johnson joua sa carte maîtresse : « Get Brexit done » (Mettre en œuvre le Brexit). Ce slogan de campagne a d’ailleurs quasiment fait office de programme. La simplicité, voire le simplisme de la manœuvre a fonctionné. Les Britanniques sont las de la saga interminable du Brexit, source de blocage et de tension permanente.
La notion de Brexit a constitué ce qu’Ernesto Laclau nomme un « signifiant vide », c’est-à-dire une notion vague et attractive qui permet de fédérer divers segments du peuple. Johnson a pu regrouper autour de son slogan pro-Brexit l’électorat conservateur. Les conservateurs opposés au Brexit et échaudés par Johnson ont néanmoins voté pour leur parti. Il était impensable qu’ils puissent soutenir un parti dirigé par Corbyn, perçu à droite comme un « rouge extrémiste ».
Boris Johnson a pu aussi compter sur un vote travailliste ouvrier, situé dans la ceinture rouge entre les Midlands et le Nord-Est de l’Angleterre (le fameux « Red Wall »). Ce sont des terres ouvrières post-industrielles et d’ex-régions minières. Dans certains cas, ces circonscriptions étaient travaillistes depuis un siècle ; elles élisaient à Westminster des député.e .s avec des majorités vertigineuses.
Une vingtaine de ces circonscriptions travaillistes réputées imprenables ont été remportées par les conservateurs. Dans sa circonscription de Sedgefield, dans le nord-est de l’Angleterre, Tony Blair disposait en 1997 d’une majorité très confortable de 25.143 voix. Un candidat conservateur vient de remporter la circonscription. Sur le pas de porte, les électeur.ice.s faisaient part aux candidat.e.s de deux préoccupations principales : le Brexit et Jeremy Corbyn.
Le premier sujet revêt une dimension quasi-identitaire. Cet électorat se sent méprisé par « Londres ». Mais il se sent également abandonné par un parti travailliste qui a considéré pendant longtemps leur vote comme acquis. Avec la fermeture des usines et des puits de mine, la vieille sociabilité ouvrière s’est progressivement effacée ; les associations, sociétés et pubs, autrefois lieux de socialisation socialiste, ont disparu.
Cette classe ouvrière a été sensible au discours nationaliste et souverainiste du Brexit party de Nigel Farage. Le thème de l’immigration, y compris dans les régions ethniquement blanches, est devenu la préoccupation majeure des populations locales, et a relégué au second plan la haine ancestrale des Tories. Boris Johnson a compris cela en reprenant sans vergogne la rhétorique anti-immigré.e.s de Farage, accompagnée de sorties xénophobes et racistes.
Jeremy Corbyn a un effet repoussoir en milieu ouvrier travailliste car il incarne le cosmopolitisme londonien, l’anti-patriotisme (on lui reproche son soutien à l’IRA dans les années 70 et son anti-monarchisme). Cet électorat ouvrier n’a pas pris au sérieux ce personnage sans charisme, sans allure et sans humour. On peut noter que cette élection a renforcé une tendance sociologique à l’œuvre depuis plusieurs élections : le Labour est devenu le parti des électeur.ice.s jeunes des grandes villes, et qui ont un niveau d’étude élevé.
Inversement, le parti conservateur a un électorat âgé qui réside dans les petites communes et qui est économiquement aisé. La nouveauté est la prolétarisation relative de cet électorat conservateur ; un électorat ouvrier du nord de l’Angleterre et du Pays de Galles, culturellement illibéral, mais qui dépend de l’aide sociale de l’Etat. Ces personnes viennent de voter pour la première fois pour les conservateurs. Le paradoxe est qu’ils vont être touchés de plein fouet par le Brexit conservateur.
Johnson le « menteur » et le « charlatan » (autant de qualificatifs souvent réservés au premier ministre, à gauche et à droite) a prévalu face à Corbyn le « sectaire rouge » et « l’incompétent » (selon ses opposant.e.s de gauche et de droite). En fin de compte, les défauts du premier ont paru davantage compatibles avec la fonction de premier ministre que ceux du second. Il était clair depuis au moins deux ans que Jeremy Corbyn représentait davantage un handicap qu’un atout pour son parti.
Les sondages signalaient avec une régularité inquiétante que c’était le cas. Arguant de l’engouement de la jeunesse pour le leader travailliste (une réalité en 2015 puisque le parti a compté près de 600.000 membres, mais ce phénomène a progressivement décliné, tout comme le nombre des adhérent.e.s), l’entourage de Corbyn n’a pas compris que l’élan de foules jeunes et de gauche, n’était pas représentatif de l’humeur nationale.
Les campagnes électorales ne se remportent pas dans les meetings politiques ou sur Tweeter, mais en gagnant les voix des personnes éloignées des positions du candidat. L’image, l’autorité politique et intellectuelle, la compétence et le savoir-faire politique, la capacité à rassembler les radicaux et modéré.e.s de son camp, mais aussi une forme de bonhomie personnelle jouent un rôle important en l’espèce. Or, Corbyn manquait cruellement de ces attributs de « premier ministrable ». Le lendemain du vote, un sondage Opinium indiquait que la personnalité de Corbyn était la raison principale pour laquelle les électeur.ice.s n’avaient pas voté pour le Labour (43%). Venaient ensuite la question du Brexit (17%) et le programme économique du parti (12%).
Si la personnalité de Corbyn a été massivement rejetée par l’électorat, le programme économique du Labour a, au contraire, suscité un intérêt prononcé au sein d’un électorat appauvri par dix années d’austérité. Ce programme de facture sociale-démocrate de gauche doit beaucoup à John McDonnell, ministre des finances dans le Shadow Cabinet et proche de Corbyn. Ce manifeste électoral promeut un Green Deal britannique, un retour au localisme politique et économique dans la tradition du socialisme de guilde (Guild socialism), un mouvement qui encourage le contrôle ouvrier de l’industrie, et se dote d’un solide programme d’investissement dans les services publics.
L’avenir du travaillisme se situe dans ce périmètre. Le/la leader qui succèdera prochainement à Corbyn ne devra pas revenir aux recettes néolibérales de l’époque Blair-Brown, aujourd’hui discréditées. Mais il /elle devra veiller à sauvegarder une social-démocratie affichant un radicalisme concret et pragmatique. Davantage, elle il/elle devra s’engager à réunir les factions de gauche et modérées du travaillisme, ce que Corbyn n’a pu ou n’a pas souhaité réaliser. Les bases d’un grand parti social et vert ont été posées. Il convient maintenant de rendre le Labour davantage démocratique, pluraliste et inclusif.
Sur la question du Brexit, la stratégie corbyniste consistait à renégocier un nouveau deal avec l’UE une fois élu. Puis, il s’engageait à soumettre ce texte à un deuxième vote populaire avec l’option de voter en faveur du maintien dans l’UE. Corbyn avait aussi annoncé qu’il ne donnerait pas de consigne de vote à cette occasion. Cette stratégie était illisible et a mécontenté tout le monde, pro et anti-Brexit.
Notons, en outre, que l’euroscepticisme latent de Corbyn est mal passé dans un parti majoritairement anti-Brexit (y compris son aile gauche ; tels Momentum ou John McDonnell). L’histoire retiendra que si Corbyn et l’appareil du parti avaient réellement mené campagne pour le maintien dans l’UE, le résultat du référendum de 2016 aurait probablement été inversé.
Les cas probants d’antisémitisme dans le Labour ont enfin joué un rôle important dans la perte d’une très large part du vote d’électeur.ice.s juif.ve.s de gauche, et a inquiété les militant.e.s antiracistes. Cette question a coûté le soutien de deux publications-phares de la gauche britannique – The Observer et The New Statesman. Celles-ci ont refusé d’appeler à voter en faveur d’un leader travailliste qui a été trop lent à prendre des mesures contre les propos antisémites et à présenter des excuses au nom du parti.
Nombre de travaillistes estiment que l’indifférence affichée par Corbyn à l’égard de l’antisémitisme est troublante, tout comme son compagnonnage avec, par exemple, Hamas ou encore son incapacité à discerner les actes antisémites (comme la fresque murale antisémite sur un mur de Londres qu’il avait soutenue dans un premier temps). Ce problème réel (en dépit des dénégations de son entourage qui ont exacerbé la tension dans le parti) est devenu tellement toxique (causant le départ de plusieurs député.e.s, dont Luciana Berger, elle-même victime d’actes antisémites graves), que la stature morale du leader travailliste s’en est trouvée irréversiblement affectée.
La majorité conservatrice va permettre à Boris Johnson de mettre un terme au blocage institutionnel actuel. Le parti au pouvoir va ratifier à la Chambre des Communes l’accord signé entre Boris Johnson et l’UE. Le Royaume-Uni sortira donc de l’UE le 31 janvier 2020. C’est la seule certitude. Mais le « Get Brexit done » n’en sera encore qu’à son point de départ. Les négociations devant amener à un nouveau partenariat économique avec l’UE commenceront alors.
Il est impossible de prédire ici quelle sera la nature de cet accord : coopération resserrée avec l’UE ou pas, voire sortie sans accord ; tout est possible puisque tout reste à faire dans ce domaine. Johnson aura du mal à concilier les intérêts et les demandes du big business, soutien naturel de Johnson, et l’électorat ouvrier des (ex)bastions travaillistes qui sera hostile à la poursuite de son agenda néolibéral de privatisation (le NHS).
Ajoutons à cela la pression qu’entretiendront les nationalistes écossais du SNP. Forts de l’élection de 55 député.e.s sur un total de 59, le SNP, qui ne veut pas que l’Ecosse sorte de l’UE, exigera prochainement l’organisation d’un nouveau référendum portant sur l’indépendance de l’Ecosse. C’est le sens du mandat populaire reçu par le SNP. Boris Johnson pourrait donc être ce premier ministre conservateur qui guidera son pays en dehors de l’UE et procèdera ensuite à la désintégration du Royaume-Uni après l’indépendance écossaise.
La victoire d’un parti conservateur très à droite sur les questions économiques et politiques, dirigé par un bouffon populiste aussi opportuniste qu’imprévisible, laisse augurer une évolution à l’américaine de la politique britannique. Boris Johnson est certes une version diplômée de Donald Trump (il a étudié à Eton College et Oxford). Mais le style et les projets politiques des deux hommes convergent ou sont à tout le moins complémentaires autour d’un néolibéralisme autoritaire et un repli nationaliste.
L’an I du trumpisme européen vient peut-être de commencer. Il ne faut pas oublier que la révolution néolibérale fut conçue dans les Etats-Unis de Ronald Reagan, avant de toucher le Royaume-Uni de Margaret Thatcher, qui fut le sas d’acclimatation de politiques qui gagnèrent ensuite le continent européen.
Pour le parti travailliste qui va bientôt tourner la page Corbyn, le post-mortem de cette élection désastreuse s’impose. De celui-ci découlera l’orientation nouvelle du parti. Faudrait-il donner un coup de barre à droite sur les questions identitaires et liées à l’immigration comme le préconise un courant intitulé Blue Labour et les député.e.s de circonscriptions où le vote Leave est majoritaire ? Ou, au contraire, convient-il de maintenir le cap d’une social-démocratie de gauche sur les questions économiques, et culturellement libérale et solidaire ?
Trois facteurs principaux expliquent le résultat de cette élection : d’une part, le rejet personnel de Corbyn, y compris à gauche et dans les milieux populaires, est patent. Nier ce phénomène comme le font certains à gauche, c’est véritablement se bercer d’illusions. Il est de même scandaleux de tenter de minimiser, voire de cacher le problème de l’antisémitisme qui est bien réel dans le parti. Les attaques et les propos antisémites ont impunément pu se développer du fait de la passivité troublante des partisans de Corbyn à la direction du parti.
D’autre part, aurait-il fallu adopter une ligne davantage favorable au Brexit pour conserver le soutien d’un vote ouvrier septentrional ? Cette stratégie aurait été extrêmement risquée et probablement encore plus dévastatrice que l’approche ambivalente retenue par Corbyn. En effet, si le Labour avait été plus pro-Brexit, il aurait perdu des voix et des sièges dans les régions anti-Brexit (Londres, le Sud de l’Angleterre). Aurait-il remporté plus de sièges dans le Nord-Est de l’Angleterre ou au Pays de Galles s’il avait été davantage pro-Brexit et plus à droite sur les thèmes liés au libéralisme politique ? Rien n’est moins sûr, car cette classe ouvrière-là se « trumpise » : elle a déjà en partie voté pour le Brexit party, n’aime pas les immigrés, le multiculturalisme londonien, l’anti-patriotisme de Corbyn, etc.
Notons enfin que le décrochage de la classe ouvrière dans les bastions du Nord-Est du pays a en fait commencé sous Tony Blair à la fin des années 90. C’est une tendance qui est la conséquence de la déstructuration et de la recomposition de la classe ouvrière post-industrielle.
On présentait cette élection comme la « plus importante depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ». Pourtant, le taux de participation (67,3%) a reculé de 1,5% depuis 2017. Les travaillistes devraient donc s’attacher à reconquérir un électorat ouvrier qui n’a pu se résoudre à voter pour un parti dirigé par Jeremy Corbyn, mais qui reste réfractaire au discours xénophobe et raciste de Johnson et Farage.
Cette élection est donc loin de donner raison aux souverainistes et aux populistes « de gauche ». Une orientation sociale associée à une ligne culturellement conservatrice et anti-Brexit serait très risquée pour un parti dont deux tiers des électeur.ice.s ont voté contre le Brexit. Par ailleurs, une ligne culturellement droitière ne garantirait aucunement de reprendre pied au sein d’un électorat ouvrier du Nord qui défend le Welfare State, mais qui n’aime pas les immigré.e.s.
Le parti travailliste aurait donc tout à perdre à singer la droite conservatrice ou l’extrême-droite. C’est en restant fidèle à ses valeurs humanistes et ses politiques de solidarité qu’elle pourra remonter la pente. Ceci dit, l’enjeu du travaillisme (et de la gauche européenne en général) est d’essayer de réunir ces deux électorats : l’un culturellement libéral, l’autre pas. Ce ne sera pas facile.