Affiche en faveur de la création d'une assemblée constituante lors des manifestations chiliennes en novembre 2019. Crédit : Warko via Wikimedia Commons CC BY-SA 4.0

Par Jaime Pastor et Ericka González, traduit de l’espagnol par Jérémy Bouchez

Dans son nouveau numéro de Pluriel, la revue espagnole VientoSur analyse plusieurs mouvements politiques en Amérique latine et en Europe qui peuvent rentrer dans la qualification de nouveau progressisme, tout en insistant sur leurs limites et leurs fortes contradictions face à la montée des extrêmes, tant au centre qu’à droite sur le plan politique. 


Le nouveau progressisme est la définition qui est devenue populaire pour caractériser certaines formations politiques avec des leaderships forts qui ont émergé au cours des dernières décennies en Amérique latine et en Europe. Dans ce Pluriel, nous avons choisi de nous référer à différents cas et questions transversales dans les deux régions qui peuvent entrer dans cette caractérisation, ou qui affectent ce courant très pluriel, qui dépend fortement de son contexte national-étatique et des relations de forces respectives. Nous n’avons évidemment pas réussi à les inclure tous, mais nous pensons que cette sélection permet de comprendre l’espace qu’ils occupent, ainsi que les limites et les contradictions qui les traversent. Ces dernières se sont déjà manifestées dans la première vague de progressisme qui s’est répandue en Amérique latine au début de ce siècle, et se manifestent à nouveau plus rapidement dans ce que l’on appelle là-bas le progressisme tardif. En ce qui concerne l’Europe, nous voyons également des formations politiques et des gouvernements, et même l’image que l’Union européenne a cherché à se donner, que nous pouvons inclure dans cet espace politique.

Mario Modonesi commence ce Pluriel par une analyse de l’expérience du projet représenté au Mexique par Andrés Manuel López Obrador (AMLO), en soulignant sa fonction, comme d’autres progressismes de la nouvelle vague en Amérique latine, en tant que garant de degrés minimaux d’intégration sociale et de défense de la souveraineté nationale, bien que dans une perspective étatiste, face à des élites radicalisées. L’Obradorismo s’est ainsi consolidé comme une force hégémonique, ne serait-ce que par défaut de ses adversaires de droite et de gauche.

La défaite du référendum sur le nouveau projet de constitution au Chili semble avoir clos le cycle entamé en octobre 2019 et l’on a vite vu comment le nouveau progressisme représenté par le gouvernement Boric a penché vers le centre et le social-libéralisme. Le chercheur et activiste Franck Gaudichaud présente un bilan de la période vécue ces dernières années dans ce pays, en soulignant le rôle prépondérant joué par le peuple Mapuche, les féministes et la jeunesse dans les mobilisations. Cependant, le poids énorme que le néolibéralisme continue d’avoir dans la société chilienne et la dérive du gouvernement actuel n’ont pas été contrecarrés. Par conséquent, « ce qui se profile, c’est l’enterrement du mois d’octobre et de la possibilité d’une constitution réellement souveraine et démocratique ».

En Grande-Bretagne, nous avons pu suivre avec beaucoup d’espoir la période pendant laquelle Jeremy Corbyn a mené un virage à gauche au sein du parti travailliste. Sa défaite puis son expulsion, ainsi que l’abandon de centaines de milliers de sympathisants, ont laissé place, sous la houlette de Keir Stramer, à un virage à droite de plus en plus marqué. Une dérive qui contraste avec le retour au premier plan d’une grande partie du syndicalisme et l’intensification de la lutte des classes. Thierry Labica analyse les caractéristiques de cette involution, en soulignant sa conversion en un parti pro-business, chauvin et raciste, puisqu’il n’a redécouvert la classe que pour « protéger une classe ouvrière blanche de la concurrence étrangère déloyale ». Cela semble consolider un parti que l’on peut qualifier de néolibéralisme progressiste ou, comme le propose Labica, d’« extrême centre ».

Le retour possible du keynésianisme, dans le contexte de la crise économique et sociale et du rôle joué par l’État, fait actuellement l’objet d’un débat, y compris en Espagne. Dans son article, Daniel Albarracín rappelle l’importance de la pensée de Keynes, mais aussi du keynésianisme, et de sa mise en place après la Seconde Guerre mondiale, puis fait un bref historique du cas espagnol. Enfin, il affirme que le gouvernement de coalition actuel ne peut être considéré comme étant entré dans une phase post-néolibérale.

Dans « The Left and the Imperial Way of Life », Ulrich Brand et Markus Wissen abordent la controverse suscitée en Allemagne par un de leurs ouvrages, dans lequel ils analysent la crise écologique, les relations asymétriques entre le Nord et le Sud et leurs conséquences pour la classe ouvrière du Nord, la crise des soins et la montée du racisme. Face aux critiques des « nationalistes autoritaires » et des « néolibéraux progressistes », ils affirment que « le mode de vie impérial rompt avec la norme universelle d’égalité fondée sur les droits de l’homme ; il représente une liberté qui équivaut à ne pas toucher à son propre mode de vie et à la sacro-sainte consommation ».

Enfin, Erika González et Pedro Ramiro analysent l’image progressiste de l’UE projetée par l’actuel gouvernement espagnol à l’approche des six mois de présidence espagnole du Conseil européen. Le progressisme se manifeste, d’autre part, par la promotion d’accords commerciaux néocoloniaux visant à obtenir l’accès aux matières premières de base pour le capitalisme vert et militaire d’aujourd’hui, ou par l’inefficacité de ses lois pour contrôler le pouvoir des entreprises. Ils soulignent, à leur tour, que la confrontation radicale et la polarisation avec l’État corporatif et le néofascisme croissant dans le déclin du projet européen et la crise structurelle du capitalisme mondial sont inéluctables dans toute proposition émancipatrice.

En bref, nous sommes d’accord avec Massimo Modonesi lorsqu’il affirme que « les progressismes réellement existants peuvent en effet fonctionner temporairement comme une digue ou un antidote au débordement des droites de toutes sortes et de toutes couleurs ; ils sont donc considérés comme un moindre mal, même s’ils ne peuvent pas clore les contradictions sous-jacentes » 1/. Nous ajouterons que nombre d’entre eux se droitisent face à la montée du néo-fascisme, de sorte que non seulement ils ne pourront pas clore leurs contradictions de fond, mais qu’il faut s’attendre à ce qu’elles continuent à s’amplifier.