Recension de Marie-Emmanuelle Pommeroll sur l’ouvrage de Jérôme Tournadre, Après l’Apartheid. Les protestations sociales en Afrique du Sud, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2014. (Sociologie du travail [En ligne], Vol. 59 – n° 1 | Janvier-Mars 2017)
Après l’Apartheid offre une réflexion très riche sur les conditions de possibilité de la protestation dans une Afrique du Sud dirigée par ceux qui l’ont libérée du pouvoir raciste après 1994. Comment faire entendre sa voix face à un pouvoir, celui de l’ANC (African National Congress), auréolé de la légitimité de la lutte anti-Apartheid (p. 21) ? Dans le contexte actuel de mobilisations vigoureuses dans les universités sud-africaines, l’ouvrage de Jérôme Tournadre offre des clés de lecture utiles. À partir d’observations et d’entretiens effectués auprès d’organisations contestataires, principalement entre 2009 et 2012, il revient sur l’émergence et les pratiques d’organisations réclamant l’accès à un ensemble de services (eau, électricité, logement) pour les plus pauvres, au nom des « promesses » faites par le nouveau pouvoir noir. Cette frénésie protestataire portée par des organisations comme l’Anti-eviction Campaign au Cap, l’Anti-privatisation forum et le Soweto Electricity Crisis Comittee à Johannesburg, et bien d’autres, a donné lieu à des commentaires journalistiques, politiques et académiques, souvent écrits par les intellectuels organiques des mouvements. Cette contribution, en français, est particulièrement bienvenue, parce qu’elle offre un regard plus distancié sur ces mouvements, mais aussi parce que les travaux francophones se multiplient sur les protestations « aux Suds », et notamment en Afrique. Si cet ouvrage partage leurs interrogations sur les conditions de mobilisation de groupes singulièrement privés de ressources, il apporte une contribution inédite, car spécifique au contexte sud-africain, sur les effets du contexte démocratique sur ces mobilisations.
L’argumentation et le plan de l’ouvrage s’articulent autour de la problématique des frontières entre espace « institutionnel » ou « partisan » et espace « des mouvements sociaux » / « de la protestation ». Après avoir décrit le retour en force des mouvements protestataires (chapitres 1 à 3), l’auteur s’interroge sur la confrontation entre ces espaces politiques distincts (chapitres 4 à 6). Si cette problématique recouvre parfois les termes mêmes de l’entendement militant, elle permet néanmoins de saisir la singularité de la trajectoire sud-africaine, où le registre protestataire est une forme de participation politique ordinaire (p. 19). La « Lutte » (contre le pouvoir blanc puis l’Apartheid) s’est en effet déployée pendant près d’un siècle dans des espaces divers (organisations de quartiers, partisanes, clandestines ou non, sur place ou en exil) et en dehors de l’espace institutionnel qu’elle cherchait à bousculer ou renverser. La « rupture » de 1994, qui voit une partie de ces militants basculer dans la sphère étatique au travers de l’ANC notamment, n’épuise pas le réservoir de pratiques et de profils militants disponibles. Outre que tous ceux qui ont lutté n’ont pas obtenu de places, le répertoire d’actions est toujours activable. Après 1994, l’autonomie de l’espace protestataire est, elle, bien moindre, du fait des multi-appartenances militantes (surtout au niveau local), mais aussi parce que l’État reconnaît désormais cette sphère protestataire (p. 156) et cherche même à l’encadrer (par un ensemble assez inédit de dispositifs participatifs locaux). Le récit de J. Tournadre décrit les efforts des militants des organisations étudiées pour s’ajuster à ces contraintes, soit en mettant à distance le parti dominant, soit en s’associant à certains de ses alliés historiques — COSATU, la fédération syndicale, et SANCO, la fédération de civics (des associations de quartiers) —, soit en tentant, parfois en vain, de pénétrer la sphère électorale.
En conceptualisant, dans son chapitre conclusif, un « espace intermédiaire », l’auteur propose un outil pour comprendre les alliances de plus en plus nombreuses d’organisations critiques de l’ANC — qui présentent un véritable défi pour ce parti historique. Outre que le concept est en lui-même un peu lâche, l’ouvrage fait la part un peu trop belle aux organisations progressistes, aux dires de leurs militants ou à ceux des simples habitants, en laissant de côté des questionnements plus délicats qui auraient pourtant permis de complexifier le rapport entre ces sphères institutionnelles et militantes, notamment dans un contexte de privation matérielle. La question de l’emprise clientélaire de l’ANC, évoquée à plusieurs reprises mais peu problématisée, semble pourtant importante pour comprendre la possibilité des engagements en dehors de l’ANC, et les positionnements certainement ambivalents des élus locaux face aux mouvements de protestation et aux demandes des habitants. On se demande en effet comment « tient » le pouvoir si autant de gens se placent en dehors, et cherchent à accéder aux services par d’autres réseaux que la redistribution partisane. Le positionnement des élus locaux, et leur éventuelle participation au mouvement, ainsi que les jeux possibles des habitants entre allégeance au parti et aux mouvements de protestation, auraient pu être creusés, afin de comprendre comment des quartiers entiers des grandes villes du pays ont pu (peuvent) être gouvernés dans ce contexte fort volatile. Articuler réseaux clientélaires (en les nuançant, éventuellement) et contestation aurait permis de travailler l’une des énigmes principales de la sociologie des protestations en contexte de privation matérielle généralisée.
Deux autres pans de l’activité et du discours critiques des organisations ou des habitants des townships et des quartiers de squatts sont laissés de côté, donnant parfois l’impression d’un « mouvement social » en apesanteur. Le regard critique, mais bienveillant, de l’auteur sur ces mouvements omet en effet de s’attarder sur l’ancrage social des pratiques de protestation (reconnexion, squatt, etc.), et notamment de les replacer dans une économie de la débrouille, qui inclut de nombreuses autres activités illégales. Peut-être parce que l’approche retenue est « mésologique » (au niveau des organisations), l’auteur revient trop rapidement sur ce que représente l’insertion de ces mouvements dans les activités ordinairement illégales des habitants, sur les transferts de savoir-faire entre ces sphères d’activités, mais aussi sur les contraintes éventuelles d’un environnement où le contrôle social n’encourage pas la prise de parole. Surtout, et enfin, l’auteur n’évoque que très ponctuellement la racialisation (ou l’ethnicisation) des discours critiques en Afrique du Sud. Si celle-ci n’est certainement pas le fait des représentants des organisations, ce répertoire critique n’a pas disparu avec l’Apartheid, et est réactivé, sous diverses formes, ces dernières années. Les émeutes xénophobes, comme le nouveau parti de Julius Malema, évoqués en fin d’ouvrage, démontrent la vivacité de ce registre dans certaines zones urbaines du pays. L’essoufflement des organisations protestataires et « progressistes » étudiées a-t-il laissé place à des discours populistes ? Ou ceux-ci ont-ils toujours fait partie du vocabulaire de la critique ?
Si l’ouvrage ne permet pas de répondre à cette question, il offre néanmoins une synthèse et une analyse fort éclairantes des mouvements de protestation post-Apartheid, mettant en lumière aussi bien l’irréductible singularité de leurs trajectoires que les défis communs auxquels sont confrontés les mouvements critiques dans des sociétés pauvres et très inégalitaires.