MATHIEU MAGNAUDEIX, Médiapart, 12 juin 2018
Sean Hannity est aux anges. L’homme qui murmure à l’oreille du président Trump débute son émission du soir sur Fox News en direct de Singapour, devant de grands immeubles noyés dans la brume. Il est 21 heures sur la côte est, 9 heures du matin en Asie. Donald Trump et Kim Jong-un viennent d’arriver au luxueux Capella Hotel pour un sommet inédit.
Sean Hannity, la star de Fox News, ami et thuriféraire de Donald Trump, livre, bruts, les éléments de langage de la Maison Blanche. « Historique ! Un moment important pour les États-Unis et le monde. »
Ça y est, les deux dirigeants se serrent la main. « L’Histoire en marche ! », dit Hannity. Voilà en duplex la conseillère en communication de Trump, Kellyanne Conway. « La paix et le progrès ont déjà gagné. Ce qui a changé, c’est le leadership et la vision de Donald Trump. »
Sur CNN, l’ancien basketteur Dennis Rodman, grand soutien de la Corée du Nord, se livre à une apologie chaotique de Trump et Kim Jong-un. Survolté, il fustige Obama qui ne l’a pas écouté, parle de menaces de mort qu’il aurait reçues, coiffé d’une casquette “Make America Great again”. On dirait un mauvais sketch. Mais bien sûr, tout est vrai.
« La dernière fois qu’on a vu ça, c’était Reagan et Gorbatchev ! », poursuit Hannity. « L’URSS c’était aussi un empire diabolique. Vous ne trouvez pas qu’il y a des similarités remarquables ? », lance-t-il à son panel d’invités. Ancien conseiller de Trump limogé à cause de ses liens trop visibles avec la droite nationaliste américaine et hongroise, Sebastian Gorka élude mais vante le « génie » du président. Hannity s’emballe : « Pour la première fois, Kim est là, sans aucune concession des États-Unis, c’est important, Trump n’a rien donné ! Il veut une dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible. »
Les autres présidents, dit-il, ont échoué parce qu’ils ont « baisé les bagues » des dictateurs. Trump, lui, a menacé de bombarder la Corée du Nord en appuyant sur son « gros bouton » nucléaire, et les voilà qui déjeunent ensemble. Quel succès ! « Les démocrates nous avaient promis un holocauste nucléaire (sic), ça ne s’est pas produit. De toute façon, même si Trump donnait un million de dollars à chaque Américain, la gauche dirait ça n’est pas assez, il faut deux millions. »
Pendant ce temps, en direct, Trump s’affiche à côté du dictateur nord-coréen, chacun dans son fauteuil. « Nous allons avoir une super relation », promet-il. Lui et Kim, un des dictateurs les plus sanguinaires de la planète, ont « un lien très spécial ». Ce mot doux résonne bizarrement.
Quarante-huit heures auparavant, Trump qualifiait à l’issue du sommet du G7 le premier ministre canadien de « malhonnête », tandis qu’un de ses conseillers promettait une« place spéciale en enfer » au dirigeant du voisin et premier allié des États-Unis. Dans le monde de Trump, un monde de communication sans mémoire ni diplomatie, seules comptent les punchlines, les images, l’instant présent. Le poids des mots, le choc des photos.
Dans le passé, lorsque Barack Obama n’avait pas exclu de rencontrer les dirigeants nord-coréens, classés par George W. Bush parmi les pays de l’« Axe du Mal », les mêmes hurlaient au scandale. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, Fox News célèbre son leader. Entre deux éloges, Hannity, auquel Trump a visiblement conseillé de ne pas créer trop d’attentes, prend quand même soin de relativiser. « Alors oui, personne n’imagine que la dénucléarisation va commencer maintenant, c’est un processus. Il faudra peut-être deux, trois, quatre, cinq meetings comme celui-ci. »
Un peu plus tard, dans l’émission de Laura Ingraham (autre égérie du trumpisme), Chris Wallace, journaliste politique de Fox, le plus professionnel de la chaîne, douche carrément les ardeurs. Lui, il regarde les faits. « Oui, un tel sommet est historique au sens où une telle rencontre n’a jamais eu lieu en cinquante ans. C’est facile de parler de Reagan et de Gorbatchev, mais je parlerais plutôt d’un début encourageant. Rien n’a été concédé par la Corée du Nord. Le diable est dans les détails. »
Mais voilà, les détails, ce n’est pas vraiment l’art de la Maison Blanche. À Kim Jong-un, Trump a montré sur son iPad une vidéo aux allures de bande-annonce de blockbusterhollywoodien. Le film, siglé « Maison Blanche » et produit par une fausse maison de production baptisée Destiny Pictures, est projeté aux journalistes incrédules avant la conférence de presse. Il met en scène un Kim Jong-un à la croisée des chemins. « Le passé n’est pas forcément le futur. Des ténèbres peuvent surgir la lumière, et la flamme de l’espoir peut briller. » « Ce dirigeant choisira-t-il de faire avancer son pays et de faire partie d’un nouveau monde ? D’être le héros de son peuple ? Va-t-il serrer la main de la paix et jouir d’une prospérité inédite ? »
Vers les deux tiers de la vidéo, une musique dramatique arrive et la Corée du Nord se couvre de lumière. Des grues s’affairent dans un ciel urbain. Des chevaux blancs courent sur l’eau. « Un nouveau monde peut commencer aujourd’hui, proclame la voix off. Un monde d’amitié, de respect et de bonne volonté. » « Il a vraiment aimé », assure Trump lors de sa conférence de presse. Tel un explorateur faisant miroiter des verroteries aux indigènes, le président américain, toujours aux commandes de son empire immobilier, décrit les « superbes plages » nord-coréennes sur lesquelles pourraient pousser de beaux hôtels. « On les voit lorsqu’ils font exploser leurs missiles dans les océans. J’ai dit, hé, regardez ça, ça ne ferait pas de beaux condominiums là ? Je lui ai expliqué, j’ai dit, au lieu de faire ça, vous pourriez avoir les meilleurs hôtels du monde à cet endroit. Pensez à ça d’un point de vue immobilier. Vous avez la Corée du Sud, la Chine, vous vous êtes au milieu. C’est super non ? »
Le document conjoint signé par les deux présidents promet de « nouvelles relations »entre la Corée du Nord et les États-Unis, la promesse de « construire un régime de paix stable et durable », vise une « complète dénucléarisation de la péninsule coréenne ». « Je pense vraiment qu’ils font faire cela vite, a promis Trump. Aussi vite que cela peut être fait. »
Quelques minutes plus tard, sur la chaîne ABC, Trump se montre déjà plus vague. « On a le cadre pour dénucléariser », dit-il. Mais il évoque une possible période de quinze ans pour y parvenir. « Je lui fais confiance maintenant… Va-t-on se revoir dans un an, et je vous dirai alors que j’ai commis une erreur ? C’est toujours possible. » Trump annonce surtout qu’il « cesse les jeux de guerre », en réalité les manœuvres militaires conjointes avec la Corée du Sud censées contenir les provocations de Pyongyang. Problème : Séoul n’a pas été prévenu.
Derrière les belles images, c’est l’empire du flou. On ne saura même pas vraiment ce que les deux hommes se sont dit, ce que Trump a pu concéder, ce que Kim a promis. De leur rencontre en tête à tête, il n’y a aucun témoin à part les traducteurs. Pas besoin de notes, assure Trump. « J’ai une des plus grandes mémoires de tous les temps », jure-t-il. « Les deux personnes les moins dignes de confiance sont les seules à savoir ce qui s’est passé », commente Ben Rhodes, l’ancien conseiller de Barack Obama.
De toute évidence, Kim Jong-un a gagné beaucoup. Avec la rencontre de Singapour, du jamais-vu entre un président américain et un dirigeant nord-coréen depuis la guerre de Corée, il brise son isolement, s’affiche aux yeux du monde en égal de Donald Trump, se voit promettre une visite de Trump à Pyongyang.
Il voit ses crimes presque absous par le président de la première puissance du monde – les deux hommes n’en ont en tout cas quasiment pas parlé. « Dans le passé, vous l’avez accusé d’affamer son peuple, rappelle à Trump le journaliste de ABC, George Stephanopoulos. C’est un dictateur brutal, il dirige un État policier, avec des camps de travail, il assassine des membres de sa famille. Comment faites-vous confiance à un tel
Trump a cette réponse désarmante : « George, je prends ce qu’on me donne. J’ai parlé avec lui, je pense qu’il peut vraiment faire un super boulot pour la Corée du Nord. »
« Les propos de Trump paraissent naïfs », s’inquiète le Washington Post. D’anciens conseillers ou diplomates rappellent que Pyongyang n’a jamais respecté ses promesses de dénucléarisation. « Cette déclaration commune est plus faible que toutes les autres depuis 1992, s’alarme Chris Hall, un ancien ambassadeur américain à Séoul, cité par le journaliste de CNBC John Harwood. Il n’y a pas d’étape suivante, pas de feuille de route, pas de stratégie diplomatique. »
Comme le souligne le New Yorker, l’idée même d’une dénucléarisation « vérifiable » et « irréversible », les fameux éléments de langage de la Maison Blanche, ne figure même pas dans le communiqué des deux dirigeants.
À l’inverse du président, les agences du renseignement américain semblent d’ailleurs continuer de penser que le dictateur nord-coréen n’est pas prêt à abandonner ses armes nucléaires. Bien sûr, cela ne veut pas dire que la stratégie de Trump échouera. D’ores et déjà, le sommet de Singapour semble même écarter à court terme la menace d’une escalade verbale et militaire avec Pyongyang. Mais dans tous les cas, la détente sera longue, compliquée et semée d’embûches. Comme l’a dit le journaliste de Fox News, le diable se niche dans les détails.