Analyse de la conjoncture présentée à l’assemblée générale d’ATTAC-Québec, le 24 novembre 2018.
Si on s’en tenait à une lecture superficielle de l’actualité économique, on pourrait dire que tout va bien dans le meilleur des mondes capitalistes. Le Global Wealth Report du Credit Suisse, publié en octobre 2018, fait état d’une augmentation annuelle de la richesse mondiale de 14 billions (14 000 milliards) de dollars, soit une augmentation de 4,6 %, pour un total de 317 billions. Le rapport prétend qu’il s’agit « d’un record de croissance continue de la richesse mondiale totale et par adulte depuis 2008 ».
Une lecture plus précise serait : tout va bien pour les ultra-riches dans un capitalisme financier décomplexé. En effet, un document d’information produit par Oxfam International, en janvier 2018, juge quant à lui qu’une partie importante de cette richesse s’est concentrée dans les mains d’une minorité : « Le nombre de milliardaires a connu l’année dernière sa plus forte hausse de l’histoire, avec un nouveau milliardaire tous les deux jours. Leur richesse a augmenté de 762 milliards de dollars en douze mois. »
Selon le document, « ce boom incroyable équivaut à sept fois le montant qui permettrait de mettre fin à la pauvreté extrême dans le monde. 82 % des richesses créées dans le monde l’année dernière ont bénéficié aux 1 % les plus riches, alors que la situation n’a pas évolué pour les 50 % les plus pauvres. »
Inégalités économiques, la guérilla s’intensifie
Aussi polarisées et démesurées que soient ces inégalités, les tendances à l’accroissement des écarts entre les plus pauvres et les plus riches, de plus en plus riches, semblent se maintenir dans la plupart des pays du monde si l’on se fie aux données publiées par la World Wealth and Income Database (base de données internationale sur le patrimoine et le revenu).
L’évasion fiscale demeure un des mécanismes privilégiés par le capital globalisé pour accroître ses marges bénéficiaires. Malgré quelques mesures timides prises par nos gouvernements, le volume de richesse qui échappe au fisc demeure insensé et toujours en croissance.
Une lecture plus juste encore de la situation serait donc : le système économique actuel est semblable à une spirale infernale permettant à une riche minorité d’accumuler de l’argent sans fin, alors que la majorité des travailleurs et travailleuses à l’échelle internationale ne touche pas assez pour accéder à un niveau de vie décent. Le capitalisme ne produit pas qu’une lutte des classes : il déchaîne une véritable guerre civile à l’égard d’une grande partie de l’humanité. Cette année, ce constat est plus vrai que jamais.
Un cycle réactionnaire global
Les populations dans le monde sont d’ailleurs très conscientes de cette situation. Elles subissent de plein fouet les conséquences d’une mondialisation hors contrôle : délocalisations, concurrence féroce entre les travailleurs et travailleuses de tous les pays, migrations forcées, précarisation toujours accentuée, inégalités sociales. À cela s’ajoutent les catastrophes environnementales dont elles sont victimes, en partie causées par un système économique qui refuse de se transformer en dépit des dangers provoqués par les changements climatiques. Toutefois, on doit reconnaître que cette déstabilisation profite surtout à la droite radicale.
Avec l’élection de Bolsorano au Brésil, se confirme l’amorce d’un cycle réactionnaire mondial. Le Brésil s’ajoute à des pays comme l’Italie, l’Indonésie, les Philippines, la Turquie, l’Inde, la Hongrie, la Colombie, Israël et bien sûr les États-Unis, qui ont maintenant des gouvernements qui flirtent avec l’autoritarisme, qui adoptent des politiques ultraconservatrices, discriminantes, xénophobes, parfois carrément violentes. Et c’est sans compter la concertation internationale de la droite radicale, appuyée par Steve Bannon, un ex-conseiller ultralibéral de Donald Trump, qui veut devenir la première force politique lors des prochaines élections européennes.
Dans tous ces cas, les chefs d’État ont pris le pouvoir dans le cadre d’un exercice bel et bien démocratique, avec l’appui de l’électorat, mais aussi en salissant ce processus. Dans tous les cas, on constate une propagation de fausses nouvelles, de mensonges, d’interprétations simplistes et biaisées des faits, sans oublier la manipulation et la corruption. Le résultat est cependant difficile à accepter : la crise qui nous affecte depuis l’effondrement économique de 2007-2008, celle que le mouvement altermondialiste a annoncée et analysée sous toutes ses coutures, a largement profité à nos plus grands adversaires politiques.
Donald Trump : chef de file de la radicalisation des politiques néolibérales
La politique réactionnaire du président Trump est sans conteste un point d’appui de tous ces régimes et de toutes les politiques hostiles au progrès de la justice sociale et environnementale. Marqué par une profonde culture sexiste, une politique raciste et xénophobe, un parti-pris pour la croissance sans entrave et pour les énergies fossiles, le régime Trump est en quelque sorte le chef de file des droites ultralibérales de la planète.
La rhétorique Make America Great Again est le drapeau d’une idéologie populiste hostile aux populations migrantes, qui se renforce par les difficultés économiques consécutives aux politiques néolibérales. L’érection du mur à la frontière du Mexique et des États-Unis, la séparation des familles et le déploiement de l’armée pour bloquer les quelques milliers de migrants centroaméricains en marche sont des mesures qui confortent les individus les plus réactionnaires, quel que soit le prix à payer pour déployer de telles mesures.
Là encore, la politique de Donald Trump agit comme repère au plan international en accentuant la radicalisation des régimes hostiles aux migrants partout dans le monde, en commençant par les pays européens qui ont décidé de fermer les frontières aux réfugiés-es de l’Afrique et du Moyen-Orient.
Sur le plan économique, les mesures de réduction de taxation pour les mieux nantis et pour les entreprises américaines mondialisées confirment l’adhésion de l’administration Trump aux politiques ultralibérales. Du coup, elles constituent un congé fiscal de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Non seulement, ces dispositions fiscales deviennent de nouveaux standards dans la concurrence entre les puissances économiques internationales, mais elles éloignent l’humanité d’une sortie de crise au bénéfice du plus grand nombre.
Depuis, la crise de 2008 et le sauvetage du système financier mondial par les plus grandes puissances capitalistes de la planète, les entreprises ont retrouvé leurs marges bénéficiaires. Avec la conclusion de l’Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC), Donald Trump démontre à nouveau son parti-pris pour la déréglementation et son soutien aux grandes entreprises américaines, ainsi que nous l’avons expliqué dans notre dernier communiqué :
« Si le nouvel accord a éliminé quelques irritants, il constitue un pas supplémentaire dans la déréglementation qui a toujours caractérisé les accords de libre-échange. Il ne propose rien qui ne vaille pour combattre les changements climatiques, les inégalités sociales, rien non plus qui favorise la justice fiscale et la défense des droits humains. Il demeure toujours au service d’une économie productiviste encourageant le gaspillage, les hydrocarbures, un modèle dommageable pour l’environnement. »
La rhétorique nationaliste de Donald Trump n’est pas une remise en question de la déréglementation caractéristique de la mondialisation néolibérale. Parallèlement, les mesures pour contrer le réchauffement climatique sont demeurées à ce point timides, que le pire est maintenant possible.
Au Canada, un gouvernement progressiste ?
Au Canada, niveau fédéral, le gouvernement Trudeau se distingue autant par ses contradictions que sa grande tiédeur. Il négocie des accords commerciaux qu’il qualifie de « progressistes », tout en reprenant les mêmes vieux principes du libre-échange si peu contraignants pour les entreprises et encourageant une économie loin des besoins de la population et nocive pour l’environnement. Il prétend se préoccuper du changement climatique tout en nationalisant un oléoduc et en favorisant ainsi l’exploitation du pétrole de sable bitumineux.
Certes, la remontée dans les sondages des conservateurs nous ramène le spectre des années Harper, que nous ne voudrions surtout pas revivre. Toutefois, la crise économique et environnementale, dont les conséquences les plus dramatiques sont toujours devant nous, exige un virage sur le plan de la justice fiscale, du commerce international, des droits de la personne, du respect de l’environnement et de la poursuite de cibles élevées d’émissions de CO2 pour contraindre les changements climatiques. Nous souhaiterions avoir des politiques plus fermes et plus courageuses de la part de notre gouvernement et la mise en place d’une véritable politique de transition juste, sur les plans économique et énergétique.
Québec, une version conservatrice plus modérée ?
Au Québec, nous avons été témoins d’une version beaucoup plus légère de la tendance réactionnaire qui se répand dans différents pays. Affectés par des années d’austérité budgétaire, éprouvant une soif de changements, les Québécoises et les Québécois ont voté pour la CAQ, un parti dont les politiques économiques seront en continuité avec celles du gouvernement précédent. La représentation de députés des deux partis qui s’étaient partagé le pouvoir depuis presque quarante ans a été réduite considérablement : au Québec comme dans plusieurs autres pays, c’est à l’establishment politique qu’on a voulu s’en prendre par ce vote de protestation.
Il faut reconnaître que la situation est moins préoccupante que dans les pays où la droite radicale est puissante et organisée. La CAQ a été élue davantage à cause d’un rejet des libéraux que sur son programme politique, par ailleurs flou et peu consistant. Ses élus vont de la pure droite libertarienne (le député Youri Chassin) à un certain attachement à la social-démocratie (les ministres Marguerite Blais et Danielle McCann) ; son personnel regroupe aussi bien d’ex-conservateurs que d’ex-péquistes.
L’absence d’intérêt pour les questions environnementales et l’attachement historique de la CAQ à l’exploitation des hydrocarbures ont de quoi inquiéter. Il sera donc important de ne pas laisser ce parti hésitant et influençable en proie aux lobbyistes des entreprises. Il faut se préparer à manifester autant que nécessaire pour le rappeler à ses véritables devoirs. Il devient aussi impératif de faire le lien entre l’évolution de la situation économique et les enjeux en environnement, pour établir la démonstration de l’importance d’engager une véritable transition vers une plus grande justice sociale et environnementale.
Il faut certes se réjouir de l’importante montée en faveur de Québec Solidaire, dont les idées progressistes sont très appréciables. Toutefois, il n’en reste pas moins qu’avec une CAQ fortement majoritaire et une opposition officielle libérale, la mobilisation sociale et citoyenne a d’énormes défis à relever pour contrer les politiques que cette élite politique veut mettre en place.
Des valeurs progressistes plus nécessaires que jamais
Les valeurs progressistes restent vivantes et plus nécessaires que jamais. Elles s’expriment dans les programmes de partis de gauche plus radicaux, en progrès dans de nombreux pays, et moins prêts à s’adonner aux nombreuses compromissions qui ont affaibli tant de partis de centre gauche. Elles sont reprises par de nombreux gouvernements régionaux, plus près des citoyens et des citoyennes et plus ouverts à des mesures parfois audacieuses. Elles sont surtout véhiculées par un mouvement social qui renaît constamment, malgré les mesures d’austérité dont il a souffert, propulsé par la nécessité de défendre des causes toujours justes.
Malgré les difficultés auxquelles nous faisons face, nous avons avancé sur certaines matières. La lutte contre les paradis fiscaux a fait l’objet d’une importante réflexion via les travaux de la Commission des finances publiques du Québec. On peut aussi penser que l’échange automatique de renseignements qui se met en place, permettra certains gains. Il faudra toutefois une volonté encore plus ferme pour que le Canada et le nouveau gouvernement du Québec s’attaque à ce problème.
Au cours des dernières négociations de l’ALÉNA, le Canada et les États-Unis ont éliminé le chapitre 11, qui balisait le recours à des tribunaux d’arbitrage privés permettant aux entreprises de poursuivre les États. Ces tribunaux constituaient de l’une des pires tares des accords de libre-échange et nous les avons très souvent dénoncés par le passé. Tant les paradis fiscaux et que les accords de libre-échange sont désormais si mal vus par une grande partie de la population qu’il devient difficile de continuer de les laisser exister tout naturellement, sans les modifier.
Ces quelques avancées, non négligeables, sont cependant nettement insuffisantes pour rendre meilleur notre monde particulièrement instable. Nous avons, entre autres, trois immenses défis à relever :
Combattre la droite radicale, mais aussi les moyens dont elle profite pour se propager. La qualité de l’information devient alors un enjeu fondamental, puisque c’est par une vision faussée de la réalité, par de dangereux remèdes présentés comme des solutions miracles, qu’elle réussit à s’imposer. Le parti-pris altermondialiste et pour la solidarité internationale devient une posture essentielle pour contrer les approches d’exclusion et d’hostilité notamment envers les populations migrantes des pays du Sud.
Continuer la bataille contre le néolibéralisme et les inégalités. Plusieurs experts et politiciens essaient de nous convaincre que devant la montée de l’extrême droite, il faut se raccrocher au système économique qui a créé le désordre dont profite cette tendance politique. Il faut continuer de rappeler à quel point la libéralisation de l’économie et la déréglementation causent d’importants ravages. Nous devons garder le cap pour contrer la déréglementation et la financiarisation de l’économie, pour développer des propositions pour une plus grande justice fiscale et pour contrer les paradis fiscaux.
Protéger l’environnement et combattre les changements climatiques. Le moyen d’y parvenir n’est pas de choisir des mesures cosmétiques qui s’intègrent discrètement dans notre économie. On ne peut y arriver sans remettre en cause notre système économique dérèglementé. Il faut se pencher vers d’autres solutions — décroissance, démondialisation, etc. — qui s’attaquent aux fondements de ce système.
Le recul marqué des partis politiques traditionnels dans plusieurs pays, y compris au Québec, laisse entendre que la bataille des idées risque de se dérouler entre les partis très marqués à droite et les nouveaux partis de gauche, beaucoup plus progressistes et critiques du système économique que la gauche traditionnelle. La force de ces partis sera de s’appuyer sur un mouvement social actif et préoccupé par la qualité de l’environnement, l’économie de proximité, les inégalités sociales, la reconnaissance de la diversité. Ces valeurs positives doivent s’opposer vivement au racisme et à l’exclusion soutenus avec hargne par la droite radicale.
La Sixième extinction, le GIEC et l’urgence d’agir
Nous sommes de plus en plus obligés d’admettre que notre mode de vie capitaliste est prédateur et très dommageable envers la biosphère. Les conséquences sont de plus en plus connues : élimination de la biodiversité, désertification, déforestation, hausse dramatique de la température. Pour le moment, rien ne semble pouvoir arrêter ce que les experts qualifient de Sixième extinction.
Le rapport spécial sur le réchauffement du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), sorti le mois dernier, est plus clair que jamais : tout réchauffement de la planète de plus de 2 degrés ne ferait qu’accroître les difficultés actuelles, autant que les impacts sur la santé des populations, la sécurité alimentaire, l’approvisionnement en eau et la sécurité humaine (http://www.ipcc.ch/). La réalisation des engagements actuels dans le cadre de l’Accord de Paris, signé en 2015, ne suffira même pas à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, si l’on se fie à ces projections.
Les changements doivent être radicaux. Comme en témoigne le titre d’un billet d’opinion publié dans le quotidien anglais The Guardian, « Notre planète ne peut pas supporter plus de populistes comme le brésilien Bolsonaro ». C’est bien lui, le défenseur de l’ouverture des réserves naturelles aux entreprises d’extraction et le partisan de la criminalisation des défenseurs de l’environnement, qui a accédé au pouvoir. Du Brésil, en passant par le discours négationniste de l’administration Trump sur les changements climatiques et par l’extractivisme canadien, on constate une résistance des gouvernements, plus précisément ceux de la droite, à embrasser la transition sociale et écologique.
Bonne nouvelle, pourtant : on n’a jamais autant parlé d’urgence d’agir sur le plan environnemental que dans l’actualité récente. Au Québec, les mobilisations citoyennes dans la rue, la Déclaration d’urgence climatique et le Pacte pour la transition (signé, en date d’aujourd’hui, par plus de 215 000 personnes) soulignent une prise de conscience d’ampleur. En un sens, cette mobilisation vient nuancer les propos de Nicolas Hulot qui, lors de l’annonce de sa démission, pointait autant l’inertie gouvernementale que le manque de soutien populaire vis-à-vis des mesures à prendre.
Comme certains l’ont souligné, nous sommes cependant tous et toutes inégaux dans notre capacité de polluer et de réduire notre empreinte écologique, par exemple, par le biais de l’achat biologique et local, ou en compensant nos déplacements par des crédits carbone. Ce dernier système est d’ailleurs loin de faire l’unanimité puisque, comme à l’époque des indulgences de l’Église catholique, il peut avoir pour effet de permettre aux plus fortunés de polluer tout en se donnant bonne conscience.
D’où, l’importance de ne pas dissocier les luttes environnementales des politiques sociales qui visent à une meilleure répartition des richesses et à la diminution des inégalités sociales et de santé. C’est à cette enseigne que nous vous proposons d’engager l’organisation dans la prochaine période.
Pour Naomi Klein, « seuls des mouvements sociaux d’envergure pourront sauver l’humanité. Car nous savons fort bien où nous mènera le système actuel si nous n’intervenons pas. Nous savons aussi que les catastrophes imputables à la crise du climat risquent d’exacerber la cupidité, la violence et la ségrégation à l’égard des perdants qui imprègnent déjà ce système…Une seule variable peut changer la donne : l’émergence d’un fort mouvement d’opposition qui barrera le chemin tout en ouvrant de nouveaux sentiers menant à des destinations plus sûre. C’est dans de telles conditions que tout peut changer».