Moussa Tchangari
(Extrait de son essai, « Sahel : aux origines de la crise sécuritaire », 2017
Au Sahel, la sortie de la crise politico-sécuritaire en cours depuis les années 2000 passe nécessairement par la reconnaissance de l’évidence, à savoir que la montée de ce qu’on désigne sous le vocable assez flou d’extrémisme violent trouve sa justification, ou à tout le moins son explication, dans les différentes formes de violence exercées par les États eux-mêmes. La violence des groupes extrémistes, qu’il s’agisse des mouvements djihadistes ou des rébellions à bases ethniques, fait écho à celle des États néocoloniaux, parés des oripeaux de la démocratie mais minés par la corruption et dirigés par des élites insensibles aux souffrances de leurs peuples. C’est pourquoi ces États ne réussiront à vaincre les groupes armés que s’ils parviennent à sauvegarder, à défaut de l’élargir, ce qui leur reste de légitimité aux yeux d’une large frange de la population.
Depuis, les États sahéliens ont commencé à réaliser que l’option du « tout sécuritaire », outre son coût financier particulièrement élevé pour des pays dont l’économie est déjà exsangue, comporte aussi le risque de brouiller la ligne de fracture entre eux et les groupes armés. L’enjeu de la lutte contre ces derniers étant aussi d’ordre idéologique, les États sont de plus en plus conscients que les exactions des forces régulières ne permettent plus de soutenir qu’une autorité légitime qui défend les valeurs de la démocratie et sa population s’opposerait à des groupes terroristes prônant des valeurs contraires et ciblant les populations civiles. Mais cette prise de conscience n’a pour l’instant abouti qu’à un nouveau paradoxe : au lieu que des efforts soient entrepris pour renforcer la confiance des citoyens dans les institutions devant incarner la démocratie, tout est mis en œuvre pour accroître les frustrations déjà immenses.
En effet, selon Achille Mbembe, la guerre en cours est venue démontrer que pour les élites au pouvoir le terrorisme est « l’opportunité historique qui permet de déconstruire négativement la démocratie par l’abrogation des droits, par la proclamation de l’état d’exception, par la transformation policière des mécanismes de gestion du quotidien[1] ». Le défi pour la jeunesse sahélienne est dès lors très clair : il s’agit de se mobiliser pour rendre impossible cette triste perspective dont les indices sont déjà fort perceptibles. Cette mobilisation autour d’un projet de changement, qui conduira la jeunesse à réinvestir le champ politique, est la meilleure réponse à la situation actuelle. C’est la condition pour que certains groupes fondamentalistes n’entraînent pas les pays dans un chaos plus grand, c’est aussi la condition pour que les élites au pouvoir ne les maintiennent pas dans un statu quo stérile.
Le « plan d’action » des Nations unies de 2015 soutient que la lutte contre l’extrémisme violent ne peut être gagnée sans être associée à un projet visant « l’édification de sociétés ouvertes, équitables, inclusives et pluralistes, fondées sur le plein respect des droits de l’homme et offrant des perspectives économiques à tous ». Cela signifie que, plus que d’initiatives ponctuelles de « prévention de l’extrémisme violent » qui n’abordent que superficiellement les causes profondes de la crise, la situation au Sahel requiert des réformes en profondeur, voire une véritable révolution politique, économique, sociale et culturelle.
Le minimum, c’est d’abord un changement dans la gouvernance, pour permettre aux citoyens d’être maîtres de leur destin et de bénéficier des garanties indispensables à la jouissance de leurs droits civils et politiques, ainsi que des droits économiques, sociaux et culturels. Cela suppose des institutions plus représentatives, efficaces et accessibles aux citoyens, fondées sur les principes de la transparence et de « redevabilité ». L’enjeu principal est le dépassement de la démocratie représentative dans sa forme actuelle pour aller vers une démocratie participative. Mais c’est aussi le renforcement de l’institution judiciaire, dont les défaillances et l’absence d’indépendance favorisent les violations des droits humains et rendent impossible la lutte contre la corruption – comme on l’a vu, l’inféodation de la justice au pouvoir exécutif constitue l’un des ingrédients importants de la crise en cours.
Enfin, la situation actuelle dans l’espace sahélien soulève la question majeure de la perpétuation des rapports de domination entre les États locaux et les grandes puissances occidentales. Car le terreau ayant permis aux groupes armés de prospérer a été soigneusement préparé par les « plans d’ajustement structurel » imposés depuis les années 1980 par le FMI et la Banque mondiale ; et la conversion des élites politiques sahéliennes à l’idéologie néolibérale a rendu d’autant plus difficile la réponse aux défis du moment. Prévenir l’extrémisme violent au Sahel, même dans la logique simplement réformiste des Nations unies, suppose des moyens financiers considérables pour offrir des services publics à l’ensemble de la population et des emplois décents à des millions de jeunes. Mais comment le faire lorsque les ressources du sous-sol sont pillées ou achetées à vil prix, lorsque l’effort de guerre engloutit une part considérable des ressources publiques et lorsque des accords iniques de partenariat économique sont signés les yeux fermés ?
Depuis qu’ils sont confrontés à d’immenses défis sécuritaires, les États sahéliens ont vu diminuer leurs revenus liés à l’exploitation des ressources du sous-sol par les grandes entreprises occidentales et chinoises. Avec comme conséquences une réduction drastique des investissements publics dans les secteurs sociaux (éducation, santé, alimentation, emplois) et des difficultés à assurer certaines dépenses de souveraineté telles que le paiement des salaires des fonctionnaires. L’exemple le plus emblématique est celui du Tchad où en 2016, avec la chute des cours du pétrole et les mauvais arrangements avec certaines multinationales, l’État a été contraint d’abandonner la plupart de ses chantiers et de réduire les salaires de ses fonctionnaires[2]. C’était aussi le cas au Niger où, à cause de la baisse des prix du pétrole et de l’uranium, des avantages fiscaux accordés à Areva[3] et de la corruption au sommet, les difficultés financières de l’État se sont aggravées.
Le Sahel ne pourra sortir de la situation actuelle qu’au prix d’une révolution, dont on peut toutefois se demander si elle est encore possible. La réponse est difficile, on peut juste dire que la nécessité fera certainement loi. Le « désir d’insurrection », comme le dit Achille Mbembe, est bien réel partout sur le continent[4]. Il appartient à ceux qui en ont assez de la situation présente, les jeunes en premier lieu, de savoir le canaliser vers le changement souhaité. Ce changement, peu de forces sont encore à l’œuvre pour le réaliser, et beaucoup d’obstacles restent à surmonter pour qu’il se fasse en dehors de la voie toute tracée aujourd’hui de la violence armée. Ceux qui veulent le réaliser doivent donc avoir à l’esprit qu’ils auront face à eux une coalition d’intérêts nationaux et internationaux habituée à user de la violence pour briser toute initiative du genre. Ils doivent aussi être conscients que la tentation de la violence est aujourd’hui, pour tout mouvement de changement politique et social, la voie royale de sa propre liquidation et de la perpétuation du système dominant.
[1] Achille Mbembe, « Un désir fondamental d’insurrection s’exprime sous des formes nouvelles », interview par Rosa Moussaoui, L’Humanité, 20 mai 2016, http://www.humanite.fr/achille-mbembe-un-desir-fondamental-dinsurrection-sexprime-sous-des-formes-nouvelles-607510
[2] Cyril Bensimon, « Le Tchad sous la menace d’une explosion sociale », Le Monde, 20 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/12/20/le-tchad-sous-la-menace-d-une-explosion-sociale_5051735_3212.html
[3] OXFAM France, Areva au Niger : à qui profite l’uranium ?, 19 décembre 2013, https://www.oxfam.org/fr/salle-de-presse/communiques/2013-12-19/areva-au-niger-qui-profite-luranium
[4] Achille Mbembe, « Un désir fondamental d’insurrection s’exprime sous des formes nouvelles », loc. cit.