Nicolas Celnick, Libération, 11 novembre 2019
C’était peut-être la seule issue possible à la crise qui secoue la Bolivie depuis l’élection présidentielle du 20 octobre : vers 17 heures, dimanche, Evo Morales a annoncé lors d’une allocution télévisée qu’il démissionnait de la présidence. L’air amer, le président fraîchement réélu, qui allait bientôt cumuler quatorze ans à la tête du pays, s’est dit victime d’un «coup d’Etat civique, politique et policier». «Mon tort est d’être indigène, dirigeant syndical et producteur de coca», a-t-il ajouté, présentant sa décision comme une manière de «pacifier la Bolivie», avant de conclure : «La vie ne s’arrête pas ici. La lutte continue.»
Depuis bientôt trois semaines, le pays est paralysé par des manifestations de moins en moins pacifiques qui opposent les partisans d’Evo Morales à ceux de l’opposition, principalement réunis derrière le premier rival de l’impétrant, l’ancien président Carlos Mesa. Grève générale illimitée, barrages routiers, mutineries de policiers dans plusieurs des grandes villes du pays : jusqu’à l’annonce surprise, survenue ce dimanche après-midi, la Bolivie semblait embourbée dans une situation à laquelle nul ne pouvait voir d’issue. La promesse faite, plus tôt dans la journée, d’organiser de nouvelles élections générales n’avait pas suffi à apaiser la situation.
Accélération de la crise politique
Selon le résultat proclamé par le président sortant, Evo Morales avait remporté l’élection dès le premier tour, avec 47,07% des suffrages, Carlos Mesa n’en réunissant que 36,51%. Dans le système bolivien, il faut au moins 40% des suffrages et 10 points d’avance sur le second candidat pour obtenir la majorité absolue. Mais le résultat du scrutin a immédiatement été contesté par l’opposition, qui a dénoncé une nouvelle manœuvre d’Evo Morales pour s’accrocher au pouvoir, après la non-reconnaissance du référendum du 21 février 2016, lors duquel les Boliviens s’étaient prononcés contre un quatrième mandat du président aymara.
Au cours de la journée de dimanche, plusieurs facteurs ont brutalement accéléré la crise politique, jusqu’à pousser Evo Morales à la démission. Dans la matinée d’abord, les observateurs de l’Organisation des Etats américains (OEA) ont remis leur rapport sur l’élection, soulignant qu’il était statistiquement improbable qu’Evo Morales ait remporté le scrutin avec plus de 10% d’avance sur son rival, et pointant par ailleurs un certain nombre d’irrégularités constatées le jour du vote. Les experts de l’organisation affirmaient ne pas pouvoir valider les résultats de cette élection et recommandaient d’en organiser de nouvelles.
Si le rapport n’a fait que conforter ce que beaucoup d’opposants dénonçaient, il a surtout eu pour effet de faire perdre à Morales le soutien des forces armées qui, plus tard dans la journée, ont publié un commmuniqué appelant le président à quitter le pouvoir. «Après avoir analysé la situation conflictuelle interne, nous demandons au président de renoncer à son mandat présidentiel afin de permettre la pacification et le maintien de la stabilité, pour le bien de notre Bolivie», a déclaré le commandant en chef de l’armée, le général Williams Kaliman, à la presse.
La défiance de l’armée est venue s’ajouter à un certain nombre de mutineries d’unités de polices survenues dans des grandes villes du pays, dont celle de Cochabamba, fief historique d’Evo Morales. «Nous nous joignons à l’appel du peuple bolivien de suggérer à Monsieur le président Evo Morales de présenter sa démission pour pacifier le peuple de Bolivie», a déclaré dimanche le commandant général de la police, Vladimir Yuri Calderón.
Sans police et sans armée, impossible de maintenir l’ordre dans un pays profondément divisé. Les manifestations, qui opposent – schématiquement – la classe moyenne et supérieure aux soutiens de Morales qui s’ancrent parmi les syndicalistes, paysans et communautés rurales, ont fait au moins trois morts et des centaines de blessés depuis le 21 octobre.
Violences dans la capitale
Dans la soirée de dimanche, des milliers d’habitants ont déferlé dans les rues du pays pour célébrer l’annonce de la démission du président, agitant le drapeau bolivien entre rires et larmes. Mais la démission d’Evo Morales a également provoqué des violences à La Paz et à El Alto, une ville proche de la capitale. Selon les médias locaux, plusieurs domiciles de personnalités, dont celui de Waldo Albarracín, recteur de l’université d’Etat de La Paz et dirigeant d’un collectif de citoyens mobilisé pour la démission d’Evo Morales, ont été incendiés. Sur Twitter, le service municipal de transport public de La Paz a accusé des partisans de l’ex-Président, «mobilisés par des députés et dirigeants du MAS» [Mouvement vers le Socialisme, le parti de Morales, ndlr] d’avoir pénétré dans le centre d’entretien des autobus et d’en avoir incendié plusieurs véhicules.