Brésil : la fragilité de l’illusion démocratique 

Jones Manoel, l’Autre Brésil), 6 août 2019

Le coup d’État de 2016 suivi de l’élection de Bolsonaro nous imposent une profonde et sérieuse révision de la trajectoire de la gauche brésilienne au cours de ces dernières décennies. Suite à cette honteuse déroute politique et morale, il n’est plus envisageable de s’entêter dans cet “éternel recommencement”, comme par exemple, celui qui consiste à garder sa confiance dans le STF (Tribunal Suprême Fédéral) ou dans les délibérations à la Chambres des Députés.

L’année 2016 fut emblématique de l’histoire politique brésilienne. Le Parti des travailleurs (PT), organisation politique issue de la résistance à la dictature militaro-industrielle, à tendance socialiste marquée, a été déchu de la présidence de la République. Le PT doit vivre avec l’amère expérience de redécouvrir l’existence de la lutte des classes, de l’impérialisme, de la non-neutralité républicaine de l’appareil d’État, etc. Marilena Chaui a aussi dû, malheureusement, se souvenir que le plus grand mal du monde ne réside pas dans la « classe moyenne » de São Paulo.

Apparemment, la bourgeoisie brésilienne, dans ses différentes fractions, n’a pas appris le respect de Bobbiano pour les règles du jeu. Quant à la gauche postcommuniste, elle a, comme beaucoup le souhaitaient dans les années 1980 du XXe siècle, compris la « valeur de la démocratie » : les principales tendances de la gauche au cours des trente dernières années ont religieusement respecté les limites imposées par la démocratie bourgeoise au Brésil et, à force de respecter ces règles du jeu explicites mais non énoncées, ils sont devenus de fidèles gestionnaires du système.

Les espoirs brésiliens d’un processus de re-démocratisation – que nous avons choisi d’appeler optimisme démocratique – ont été anéantis. D’ailleurs, au-delà de ça, on attendait des années 80, qu’elles soient une occasion exemplaire de lutter contre “l’autoritarisme” et “l’exclusion sociale” historiques de la formation socio-économique brésilienne.

Indéniablement, l’optimisme avait sa raison d’être. Après tout, ce n’est pas dans toutes les conjonctures historiques que l’on voit émerger, après plus de deux décennies de dictature, un mouvement ouvrier et populaire si enthousiasmant. Tout pouvait arriver. Et, pour l’essentiel, rien ne s’est passé. Le système politique brésilien n’a cessé de s’enraciner dans une démocratie restreinte et un recours généralisé au terrorisme d’État par le biais d’une politique systématique d’extermination contre les couches de la classe ouvrière – notamment la population noire des favelas brésiliennes.

Pendant l’année du coup d’État parlementaire, nous avons pu constater que l’État brésilien tue, torture et viole plus les droits de l’homme qu’à l’époque de la dictature militaro-industrielle. L’extermination systématique – en tant que politique d’État – se poursuit et trouve même un cadre légal et constitutionnel pour sa continuité : les actes de résistance (Zaccone, 2014). La militarisation de la vie sociale n’a cessé de croître : un soldat de l’armée brésilienne consacre en moyenne 100 jours par an à des activités « internes » (maintien de l’ordre) – voir la collection Até o último homem (Jusqu’au dernier homme), sous la direction de Felipe Brito et Pedro Rocha de Oliveira.

Ironiquement, Orlando Zaccone demande « que reste-t-il de la dictature ? » Et il répond, faisant écho à Tales Ab’Saber, “tout sauf la dictature” ! La démocratie bourgeoise ressemble beaucoup plus à une dictature militaire bourgeoise que ne le soupçonnait l’optimisme démocratique des années 1980. Fait intéressant, cependant, à chaque nouvelle prise de conscience, que la démocratie et le fameux « État de droit » sont loin des idées des livres et des discours, les secteurs hégémoniques de la gauche, au lieu de remettre en question l’idée même de démocratie qu’ils ont pris pour flambeau, choisissent de conforter leurs convictions antérieures en insistant sur le fait que la démocratie est antidémocratique et doit être démocratisée [1] . Dans un cycle d’immunité auto-attribuée, le problème de la démocratie est résolu avec plus de démocratie, et chaque « régression démocratique » doit trouver une réponse dans une défense encore plus empathique de la démocratie.

Le but de cette réflexion est de débattre de la régression démocratique de la démocratie, du processus de retrait des droits démocratiques de la classe ouvrière dans le contexte de la démocratie bourgeoise, et de l’appauvrissement théorique et politique des secteurs majoritaires de la gauche brésilienne et du monde dans la critique de la démocratie réellement existante. La clé analytique fondamentale qui guidera notre analyse est la distinction politique et théorique entre les droits démocratiques et la démocratie bourgeoise, en cherchant à démontrer les différences et les déséquilibres qui les séparent et comment la confusion entre les deux, a conduit à un affaiblissement significatif de la critique et des espoirs révolutionnaires au cours des dernières décennies.

Nous sommes tous des démocrates

Dans l’histoire de l’organisation de la classe ouvrière, depuis la genèse du capitalisme, il y a toujours eu différentes conceptions de ce qu’est la démocratie. Même dans les révolutions bourgeoises européennes, en particulier en France et en Angleterre, il est possible d’identifier des secteurs plus radicalisés qui ont présenté des propositions avancées de ce que nous appellerions aujourd’hui la souveraineté populaire et l’égalité sociale – comme c’est le cas du jacobinisme en France.
La social-démocratie, première expression majeure de la maturité organisationnelle et politique de la classe ouvrière européenne, contenait un projet de démocratie contraire à celui défendu par la classe dirigeante : le libéralisme, expression idéologique de la bourgeoisie, comprenait une conception juridico-formelle et restrictive de la démocratie (égalité juridique et droits politiques uniquement pour les hommes, blancs, propriétaires et européens) et rejetait tout contenu « social » dans la dimension du régime politique.

La social-démocratie avait une conception large de la démocratie, élargissant la sphère des égaux et des détenteurs de droits politiques et exigeant de manière indispensable que la démocratie ait un contenu social : la fin de la propriété privée et l’anarchie de la production, comprises à l’époque comme étant les principaux éléments du capitalisme, étaient des déterminants fondamentaux de la réalisation de la démocratie véritable.

Pendant une grande partie du XXe siècle, selon les orientations des différents sièges (des partis politiques en présence), il y a eu confrontation entre différentes conceptions de la démocratie. Ce gigantesque affrontement théorique et politique a été réduit à néant dans les années 1980. De 1917 aux années 1970 – entre des défaites majeures telles que la révolution allemande et la guerre civile espagnole et des victoires majeures telles que les révolutions russe, chinoise, cubaine et coréenne – le conflit entre le capital et le travail dans le monde entier se trouvait dans une situation d’équilibre relatif. Bien que la majeure partie du monde soit capitaliste, la distance entre les forces du capital d’une part et les forces des peuples coloniaux et de la classe ouvrière de l’autre n’était pas si grande et de réelles menaces pesaient sur le capitalisme.

Avec la contre-révolution néolibérale et néo-coloniale qui a vu le jour à la fin des années 1970, qui s’est renforcée au cours de la décennie suivante et a finalement remporté la victoire dans les années 1990 – dépassant ainsi les rêves les plus optimistes de l’ordre au pouvoir avec le renversement de l’Union soviétique et des démocraties populaires de l’Europe de l’Est -, une situation sociale s’est installée, dans laquelle la critique radicale de l’existant, et donc de la démocratie, n’était pas à l’ordre du jour et a été bannie du débat théorique. Malgré les prouesses d’intellectuels qui, agissant de leur propre initiative, ont refusé de capituler et d’accepter « la fin de l’histoire », un « consensus conservateur sur la démocratie [2] » a fini par se former.

La démocratie dans sa version parlementaire libérale, envisagée uniquement comme une compétition électorale régulière entre des partis similaires, est devenue synonyme de la seule démocratie possible et acceptable : le passage de relais systématique du pouvoir entre partis de la classe dirigeante, libéraux ou conservateurs, sociaux-démocrates ou néolibéraux, qui exécutent fondamentalement le même programme et assurent “qu’il n’y a pas d’autre alternative”.

Dans ce scénario, les rares personnes qui osaient encore débattre des limites de la démocratie bourgeoise – qui n’est déjà plus appelée ainsi de nos jours – étaient bien vite traités d’autoritaires ou de totalitaires. Trois notions fondamentales pour l’hégémonie du consensus conservateur autour de la démocratie bourgeoise. La première (peut-être la plus solide aujourd’hui) est que la gauche révolutionnaire (en particulier les communistes) serait antidémocratique, violerait les droits de l’homme et sacrifierait les libertés individuelles sur l’autel de l’égalité sociale. En conséquence, les expériences de transition socialiste, appelées en langue journalistique « pays » ou « gouvernements » communistes, se résumeraient à des régimes autoritaires ou totalitaires – et la critique/dénonciation du « stalinisme » joue évidemment un rôle central dans cet élément de langage [3].

Si le principal problème des expériences de la transition socialiste était l’absence de démocratie et l’autoritarisme des partis communistes, il faut alors bien comprendre l’importance de la valeur même de la démocratie. Nous abordons ici la deuxième notion. Les années 80 et 90 ont été marquées par des processus très importants : la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et plusieurs guerres de libération nationale en Afrique, le début du cycle de la dictature militaire du grand capital en Amérique latine et la légalisation/désarmement des groupes politico-militaires révolutionnaires en Amérique centrale. Dans ces processus, qui se déroulaient déjà dans une corrélation défavorables des forces politiques et militaires mondiales et avec cette hégémonie néolibérale consolidée, plusieurs anciens révolutionnaires aux teintes les plus variées ont admis qu’il ne s’agissait pas de mettre fin à la dépendance, au sous-développement et aux démocraties bourgeoises, mais qu’il s’agissait bien de rétablir ou de créer une démocratie libérale bourgeoise.

Le développement historique est, en soi, suffisamment expressif, et nous pouvons brièvement aborder le cas de l’Afrique du Sud à titre d’exemple. Le régime post-apartheid, dirigé par Nelson Mandela et son parti (le Congrès national africain), garantissait l’existence d’une égalité juridico-formelle, mais la ségrégation ethnico-raciale dans ses divers composantes (géographique, économique, culturelle, sociale et politique) n’a pas seulement été conservée, elle a été amplifiée. En bref, dans la démocratie post-apartheid en Afrique du Sud, l’État raciste [4] reste inchangé.

Le complément nécessaire à ce violent désarmement politique et théorique, est l’interdiction de toute thématisation de l’impérialisme, du colonialisme et de la machine de guerre à l’œuvre aux quatre coins de la planète, mais surtout à la périphérie du système – troisième notion de ce consensus démocratique. La déroute du mouvement communiste au XXe siècle est allée de paire avec la défaite de la révolution anticoloniale qui a marqué l’Amérique, l’Afrique et l’Asie (révolution qui a connu diverses expressions politiques, telles que le mouvement tiers-mondiste, le nationalisme révolutionnaire et la fusion du patriotisme et du marxisme comme dans la révolution coréenne et chinoise) ; Dans les années 1990, l’impérialisme reprit une offensive néocoloniale d’une ampleur effrayante et la réflexion sur l’impérialisme, le colonialisme et le complexe militaro-industriel [5] disparut juste à ce moment-là.

Alors que le néo-colonialisme était à son apogée depuis la montée du nazifascisme, les modes académiques actuelles parlent de micro-pouvoir, de discipline, de pouvoir symbolique, de la fin de l’Etat national et de la domination bourgeoise, notamment par le biais de l’idéologie. Il a rarement été possible, tout au long de l’histoire, de trouver une époque telle que celle-ci, où des réflexions censées être critiques (en tout ou en partie) à l’égard de l’establishment étaient si éloignées de la réalité [6]. Comme des cycles qui se complètent, la négation de tout aspect « positif » dans les expériences de transition socialiste s’ajoute à la canonisation « critique » ou acritique de la démocratie (bourgeoise) et se confond avec le bannissement de toute réflexion sur l’impérialisme, le militarisme. et le colonialisme. C’est l’avènement du meilleur des mondes : un monde où il n’y aurait plus de place pour les dictatures, les coups d’Etat militaires ou le fascisme et où tout le monde profiterait de la mondialisation. Le grand problème de l’idéologie dominante est que le réalité insiste à la contredire.

La régression démocratique de la démocratie

Domenico Losurdo, dans son livre Contre-histoire du libéralisme, démontre que la pensée libérale, depuis son apparition, est une idéologie qui envisage la liberté comme un droit de la communauté des hommes libres : hommes blancs, propriétaires et Européens (des pays de l’Europe centrale). Les travailleurs étaient considérés comme non humains, comme des machines parlantes, les esclaves et les peuples coloniaux étaient perçus comme l’essence de l’inhumanité et les femmes recevaient la qualification d’êtres inférieurs.

Pour la bourgeoisie, il ne faisait aucun doute qu’il fallait absolument construire un système politique dont l’objectif principal serait la défense de la propriété privée et des richesses de l’exploitation : le mécanisme des chambres législatives pour les lords, le suffrage censitaire (dans lequel seuls les citoyens dont le total des impôts directs dépasse un certain seuil, appelé cens, sont électeurs), l’interdiction des partis ouvriers ou des syndicats, le déni de vote pour les analphabètes et les femmes, la persécution de la presse ouvrière, le terrorisme d’État, etc. illustrent ce moment historique.

Par conséquent, la bourgeoisie n’a jamais confondu la démocratie politique (c’est-à-dire la liberté d’organisation du parti, de la presse, de réunion, de manifestation, etc.) de la classe ouvrière (c’est-à-dire la grande majorité de la population) avec son propre régime constitutionnel et parlementaire. La première est une création de la classe ouvrière dans ses confrontations avec le capital, tandis que le seconde est une création de la bourgeoisie sous le régime du libéralisme. La relation entre le pouvoir bourgeois et la démocratie politique n’a jamais été harmonieuse. En acceptant de force la participation de la classe ouvrière au « jeu » démocratique bourgeois, la classe dirigeante n’a jamais cessé de rechercher des mécanismes d’exclusion dans l’exercice du pouvoir : la logique est de permettre la participation politique de la classe ouvrière en lui refusant l’accès aux centres de contrôle du pouvoir politique.

Il n’est pas dans l’objectif de cette rubrique de détailler les mécanismes mobilisés par la classe dirigeante à seule fin de démonter la plus minime possibilité d’influence de la classe ouvrière sur le pouvoir par la participation politique institutionnelle. Le fait important est le suivant : pour l’ordre du capital, la distinction entre les droits démocratiques et leur régime constitutionnel a toujours été claire.

Cependant, il convient de prendre en compte un phénomène important qui a déjà été brièvement évoqué : au cours de la phase d’ascension des luttes prolétaires et des peuples coloniaux, la tension entre le pouvoir bourgeois et les droits démocratiques a atteint un degré tel, qu’elle a conditionné plusieurs ruptures démocratiques, conduisant à des solutions fascistes, des dictatures militaires et/ou des invasions militaires néocoloniales. Il y eut en effet, des fois où la bourgeoisie n’a pas soutenu sa démocratie bourgeoise, mais en même temps que la démocratie politique sous l’Etat bourgeois était un obstacle temporaire à la poursuite d’un modèle souhaitable d’accumulation de capital, elle limitait l’action des classes subalternes contre l’ordre du capital ; un exemple significatif est celui du Chili de l’Unité populaire [7].

Pendant la contre-révolution néolibérale et néo-coloniale, un nouveau phénomène a pris de l’ampleur : la régression gigantesque des droits démocratiques de la classe ouvrière sans nécessités de ruptures institutionnelles. L’un des exemples les plus significatifs de ce processus est la célèbre « vague punitive » ainsi que la formation de l’État pénal dans les pays centraux du capitalisme (voir les travaux du sociologue français Loïc Wacquant, en particulier Parias urbains : Ghetto, banlieues, État et Les prisons de la misère).

Tout ce processus de régression démocratique des droits de la classe ouvrière a eu lieu avec une contribution inestimable de l’appareil de répression et d’espionnage de l’État bourgeois.

L’histoire d’une « société occidentale » dans laquelle la répression laisse progressivement place à la lutte pour le consensus dans la domination bourgeoise perd de vue le fait que, compte tenu de la densité croissante du réseau associatif des classes en lutte dans le conflit idéologique, la classe dirigeante a répondu par la création d’appareils de répression/contrôle/surveillance exempts de tout contrôle populaire ou public. Ces dispositifs agissent comme dans une « guerre sale » permanente contre les mouvements et les organisations des classes inférieures : enlèvements, meurtres, infiltrations, vols, sabotages, soutien aux coups d’État, falsification d’élections, promotion de certains aspects culturels et guerre économique, font partie de l’arsenal promu par la CIA et le FBI – paradigmes majeurs de ce type d’appareil d’État bourgeois, qui se généralise et devient professionnel dans les pays centraux du capitalisme de l’après-guerre [8].

Les progrès de la classe dirigeante dans son objectif de ramener les droits démocratiques dans la démocratie bourgeoise sont toujours facilités par la position même de la classe des personnifications du capital. La démocratie politique n’est pas synonyme de domination bourgeoise, mais sous l’Etat bourgeois, toute démocratie politique est une forme de domination bourgeoise.

En effet, cela peut se passer ainsi parce que :

  • a) Les centres de décisions stratégiques de l’État seront toujours subordonnés à l’intérêt général de l’accumulation de capital (à ne pas confondre avec l’intérêt d’un capitaliste ou d’un groupe pris comme exemple « empirique ») ;
  • b) Sont admis comme une évidence, du point de vue idéologique, politique et juridique, la propriété privée des moyens de production, l’appropriation privée de la richesse et la marchandisation de la main-d’œuvre ;
  • c) Du fait de la concentration de son pouvoir économique, la bourgeoisie, dans ses différentes factions, dispose d’un avantage structurel dans le conflit pour le contrôle des divers appareils de l’État et, lorsqu’elle perd des appareils centraux, comme un gouvernement fédéral, elle dispose d’un réseau d’appareils d’hégémonie privée qui peuvent alors avec une relative facilité, paralyser ou détruire l’action perturbatrice de l’appareil d’État dysfonctionnel.

En termes simples : selon le système capitaliste, toute démocratie est bourgeoise, même si les droits démocratiques sont des acquis de la classe ouvrière. La question qui se pose est donc la suivante : quel est le facteur déterminant qui permet à la classe ouvrière d’imposer des acquis démocratiques dans certaines conjonctures ou de rendre la démocratie bourgeoise dysfonctionnelle ? Réponse : l’action de classe radicale dans la défense, non de la démocratie elle-même, mais des droits démocratiques de la classe [9]. Tous les moments historiques au cours desquels la classe ouvrière a progressé dans des conquêtes démocratiques ont été rendu possible car ce que l’on cherchait c’était beaucoup plus qu’améliorer l’État bourgeois.

C’est-à-dire que, c’est en critiquant sévèrement les limites de la démocratie bourgeoise et en cherchant radicalement à la dépasser, qu’il a été possible d’imposer une démocratisation relative de l’État.

Dans le cas du Brésil, le Parti des Travailleurs préconisait à l’origine la conquête du pouvoir politique. Le PT déclarait à l’époque, dans une formulation d’inspiration clairement léniniste tout ce qu’il y a de plus classique, qu’il n’existait pas d’exemple de transition socialiste entamée, sans prise du pouvoir par les travailleurs (voir les travaux de Mauro Iasi, en particulier, La métamorphose de la conscience de classe et d’État, politique et idéologie dans la conjoncture actuelle).

La non-alliance avec les partis politiques en place, l’indépendance financière et politique, l’accent mis sur la lutte de masse plutôt que sur le différend institutionnel et le programme politique radical étaient les principaux vecteurs de résistance à la transition conservatrice de la dictature économique et militaire à la démocratie bourgeoise. En raison d’une série de déterminants historiques, que l’on n’approfondira pas dans cette rubrique, le PT a progressivement adouci la radicalité du programme, assoupli l’indépendance de classe financière et politique, s’est concentré sur la lutte institutionnelle et en est venu à défendre comme synonyme de « voie démocratique vers le socialisme », ses activités dans le cadre de la démocratie (bourgeoise) brésilienne.

La conséquence en est l’épuisement de l’action de classe des subalternes en tant que vecteur de résistance au renforcement de l’autocratie bourgeoise, ainsi que la transformation du PT en un opérateur politique du système, laissant un « héritage » parfait pour la domination de classe, comme par exemple, la loi antiterroriste, les Unités de police pacificatrice (UPP) et la soumission passive des exploités.

Selon les propres mots de Mauro Lasi : « Les changements qui se produisent ne fonctionnent pas au hasard, ils vont dans le sens de remettre dans le droit chemin la conscience émancipatrice sur les traces de l’idéologie. Il ne s’agit absolument pas de ça, on assiste à un glissement de certains mots clés qui remplacent peu à peu certains des termes centraux des formulations passées : rupture révolutionnaire par ruptures, puis démocratisation radicale, puis démocratisation et enfin, on en arrive à « l’élargissement des sphères de consensus » ; on remplace socialisme par socialisme démocratique, puis par démocratie sans socialisme ; socialisation des moyens de production par contrôle social du marché ; classe ouvrière, par travailleurs, par gens, par citoyens ; et voilà, des mots tels que révolution, socialisme, capitalisme, classes, cèdent de plus en plus le pas à démocratie, liberté, égalité, justice, citoyenneté, développement avec répartition des revenus ». (Mauri Luis Iasi, Mauro Luis Iasi, La métamorphose de la conscience de classe : le PT entre déni et consentement (São Paulo : expression populaire, 2006), p. 435)

En bref, le consensus conservateur sur la démocratie est le moule d’une ère historique de régression brutale de la démocratie politique, et les réponses, formulées de manière hégémonique par la gauche (la perspective de démocratisation de la démocratie) ne parviennent pas à remédier à ce phénomène. Le désarmement théorique est intimement lié à la déroute politique dans un processus de réaction en chaîne.

Conclusion

L’adversaire de classe ne recule pas dans la démocratie. Cette conclusion n’impose en aucun cas des postures gauchistes et mécanicistes qui ne parviennent pas à saisir, pour les classes dirigeantes, la différence entre lutter sous une démocratie bourgeoise ou sous une dictature fasciste. Le changement de cap qui doit être opéré par les forces de gauche résolues à renverser l’ordre capitaliste, est d’abord celui de considérer la démocratie bourgeoise telle qu’elle est réellement : dans la démocratie réelle d’aujourd’hui, la violence, le terrorisme d’État, le déni des droits fondamentaux, (comme la liberté de la presse et de l’organisation syndicale), les massacres de paysans, les actes de résistance et l’histoire de milliers de personnes se trouvant dans la même situation que Rafael Braga ne constituent pas une déviation, une perversion de l’idéal de l’État de droit démocratique – mais son fonctionnement concret, son essence de classe en mouvement.

La confrontation de la démocratie réellement existante doit aller de pair avec la défense stratégique sans compromis des droits démocratiques de la classe ouvrière. La démocratie politique a toujours présenté un très fort potentiel de contradiction avec l’ordre bourgeois. La nouveauté réside toutefois dans le fait qu’en cette période de crise structurelle du capital et d’offensive néocoloniale, une telle contradiction est accentuée. Le coup d’État parlementaire de 2016 et l’élection ultérieure de Jair Bolsonaro, en tant que particularités de la conjoncture brésilienne, exigent également un réexamen sérieux et profond de la trajectoire de la gauche brésilienne au cours des dernières décennies.

Après cette défaite politique et morale honteuse, il n’est plus possible de continuer « comme avant », à espérer encore que quelque chose viendra de la Cour suprême, par exemple, ou des votes à la Chambre des représentants.

La conclusion qui s’impose est donc la lutte maximale contre la démocratie bourgeoise et la défense maximale des droits démocratiques de la classe ouvrière. Dans cette perspective, ce qui doit nous guider est le combat pour une reprise critique de la lutte politique dans le champ de la « question démocratique ». Démocratiser la démocratie est la méthode politique du réformisme bourgeois. Tout comme les idéologies de croissance économique avec répartition des revenus, démocratiser l’Etat bourgeois supprime de l’horizon la lutte pour le pouvoir populaire, c’est-à-dire pour le renversement de l’Etat bourgeois et la construction d’une véritable démocratie fondée sur la propriété sociale avec une économie planifiée et une démocratie ouvrière. Il n’y a pas d’avenir en dehors de la lutte pour le pouvoir populaires.

 

Jones Manoel est professeur d’histoire, anime une chaîne sur YouTube et participe au podcast Revolushow. Milite au PCB (Parti communiste brésilien)

 

[1] « Le miracle de l’État de droit démocratique en fait une entité idéalisée qui nourrit une rhétorique soutenue par la foi, malgré les pratiques mettant en cause leurs idéaux. On croit en l’État démocratique de droit et, comme dans toute croyance, il est digne de foi et surtout pas de remise en question. Sa signification et sa logique sont vulgarisées. Le processus d’institutionnalisation de la force des slogans et des principes est affaibli, lorsque les pratiques contraires aux promesses libérales et démocratiques sont perçues comme des erreurs et non comme cohérentes avec l’idéologie politique qui les produit […] On renforce ainsi l’illusion d’une certaine possibilité de tenir des promesses non tenues »(Coimbra, Scheinvar, 2012, p.62).

[2] « […] selon lequel toute tentative de modification substantielle du modèle des représentants parlementaires conduirait nécessairement à une impasse, telle que certaines formes d’autoritarisme, que l’on peut facilement détecter dans les sous-entendus de nombreuses analyses théoriques largement acceptées sur le sujet dans la presse écrite et télévisée »(VIEIRA, 2006, p. 15).

[3] L’essai « Fuga da Historia ? A Revolução Russa e a Revolução Chinesa vista de hoje”, de Domenico Losurdo, (Une autre Histoire ? La Révolution russe et la révolution chinoise revues aujourd’hui » en traduction libre), de Domenico Losurdo, synthétise avec brio les arguments de cette vaste tendance théorico-politique et, en même temps, fournit des outils essentiels pour la réfuter.

[4] « En Afrique du Sud, la vie misérable de la majorité pauvre reste généralement la même qu’avant l’apartheid et le développement des droits civils et politiques est contrebalancé par une insécurité croissante, la violence et la criminalité. Le grand changement est que l’ancienne classe blanche dirigeante a été rejointe par la nouvelle élite noire. Deuxièmement, les gens se souviennent de l’ancien Congrès national africain (ANC) qui avait non seulement promis de mettre fin à l’apartheid, mais il avait aussi laissé espérer la justice sociale et même une sorte de socialisme. Ce passé beaucoup plus radical de l’ANC est progressivement effacé de notre mémoire. Rien d’étonnant donc à ce que la haine parmi les Sud-Africains pauvres et noirs augmente.” Slavoj Žižek, « Pourquoi le socialisme de Mandela a-t-il échoué ? », Pragmatisme politique.

[5] « Pendant presque tout le XXe siècle, le concept d’impérialisme a été exclu de l’ensemble des discours politiques acceptables pour les cercles dirigeants du monde capitaliste. En 1971, dans la préface à l’édition américaine d’Imperialism is the Seventies de Pierre Anime, Harry Magdoff souligne : […] “En règle générale, les politiciens universitaires préfèrent ne pas utiliser le terme impérialisme. Ils le trouvent de mauvais goût et peu scientifique »(Foster, 2006, p.431)

[6] À ce stade, il faut éviter toute confusion. Nous ne disons pas que ces études ne sont pas pertinentes. Bien au contraire. Beaucoup d’entre elles, comme les contributions de Michel Foucault et Pierre Bourdieu, sont importantes pour comprendre certains aspects centraux des structures de pouvoir dans le capitalisme contemporain. L’essentiel est que de telles recherches, à l’époque de leur production et de leur diffusion, ont ignoré la tendance principale de la domination politique bourgeoise, produisant alors un appauvrissement de la compréhension du problème dans son ensemble.

[7] Pour une analyse brillante de cette contradiction chilienne de l’Unité Populaire, voir le classique de Ruy Mauro Marini “El reformismo y la contrarrevolución estudios sobre Chile” (« Etudes sur le réformisme et la contre-révolution au Chili »).

[8] On trouvera un traitement plus ou moins systématique du sujet dans l’ouvrage de Sérgio Lessa, Capitale et État providence : le caractère de classe des politiques publiques, (São Paulo, Instituto Lukács : 2013), p. 135-149.

[9] « La classe façonne le comportement politique des individus uniquement si ceux qui travaillent sont organisés politiquement comme tels. Si les partis politiques ne mobilisent pas les gens en tant que travailleurs, mais en tant que « masses », « gens », « consommateurs », « contribuables » ou simplement « citoyens », les travailleurs sont moins susceptibles de s’identifier comme membres. et par conséquent, voter en tant que travailleurs »(Przeworski, 1991, p. 42).

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