Wladimir Pomar
Article publié dans Correio da Cidadania en date du 23 décembre 2017; traduction A l’Encontre)
Au début de 2017, nous estimions que cette année pourrait être celle de nombreuses turbulences, mais celle aussi d’efforts faits par les forces de gauche pour dépasser nombre d’erreurs et de problèmes commis au cours des années antérieures. Nous pensions aussi que cette année 2017 pourrait être l’occasion d’élaborer des nouvelles stratégies et des tactiques aux plans idéologiques, d’organisations et de luttes permettant d’affronter les problèmes immédiats, à savoir les problèmes en relation avec la défense des droits économiques, sociaux et politiques des travailleurs et des travailleuses et des couches populaires.C’est-à-dire des droits que les réformes devraient permettre d’élargir par rapport aux conquêtes démocratiques et populaires de la Constitution de 1988. Il est utile de rappeler que tout cela devrait se faire sur le fond d’une rénovation démocratique et populaire ainsi que des élections parlementaires et présidentielles de 2018.
En termes internationaux, les turbulences de 2017 sont dues principalement aux nouvelles tentatives des Etats-Unis, avec à leur tête Donald Trump, de reprendre leur rôle hégémonique perdu. Diverses menaces, dont celle de «destruction complète de la Corée du Nord», ont débouché, en fin d’année, sur la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, avec le déplacement de l’ambassade des Etats-Unis dans cette ville [où réside déjà l’essentiel de l’appareil politique israélien], tout cela allant dans le sens des prétentions de Trump à engager le monde dans des troubles aux résultats incertains et destructeurs.
Au Brésil, 2017 a été marquée par la continuité de l’offensive néolibérale et de son coup d’Etat parlementaro-judiciaire, ainsi que par l’approfondissement de la division entre les classes sociales qui composent la société brésilienne. Il est évident qu’une telle continuité et une telle division se sont exprimées, en politique, par la destruction continuelle des droits sociaux, des libertés démocratiques, des entreprises d’Etat, de l’industrie et de la souveraineté nationale avec, il faut le dire tout de même, de légères avancées maintenues par rapport à la Constitution de 1988.
Tout cela s’est fait selon les règles d’un jeu sale et pas toujours «transparent» entre le gouvernement usurpateur et corrompu, la majeure partie des groupes parlementaires de la Chambre et du Sénat, ainsi que la majorité du pouvoir judiciaire comme de l’appareil bureaucratique et militaire du pouvoir d’Etat, tous étant apparemment orientés par l’oligopole médiatique et son corps intellectuel organique.
Pourtant, malgré les propagandes trompeuses sur la «reprise de la croissance», la catastrophe économique et le désastre social n’ont cessé de se manifester d’innombrables manières. Et, en dépit du continuel matraquage dont nous avons été les victimes sur les supposés actes corrompus de Lula et du PT, ce qui a explosé avec plus de force encore que le barrage de boue de Mariana en décembre 2015, c’est la corruption explicite et documentée des principaux «golpistes» dans les gouvernements (au niveau central comme au niveau des Etats fédéraux) et au Parlement.
Ces évidences désastreuses concernant le coup d’Etat [destitution de Dilma Rousseff et maintien de Michel Temer] n’ont cependant pas suffi à prouver clairement à la plus grande partie des forces politiques, même à la gauche, que les classes et les forces sociales agissaient sur la base de leurs intérêts enracinés dans la société, que ce soit pour imposer des intérêts paraissant dépassés par les politiques redistributives des gouvernements hégémonisés par le PT, ou pour se positionner face aux effets destructeurs de l’imposition de ces intérêts. Dans la pratique, sans une perception claire des intérêts spécifiques des diverses fractions des classes présentes dans la société brésilienne, il est difficile de comprendre, par exemple, pourquoi des contradictions et des conflits ont émergé entre les secteurs politiques «golpistes , ou pourquoi l’acceptation populaire de Lula et du PT a réussi à croître malgré le matraquage médiatique dirigé contre eux.
Selon certains analystes, les seuls responsables du coup d’Etat parlementaire et judiciaire et de la politique en cours sont les fractions financières des bourgeoisies des grandes puissances étrangères. Cela s’est traduit, en politique, par le fait de considérer que le système financier national, en partie en tout cas, aurait pu s’allier aux forces sociales qui ont œuvré à la mise en échec des «golpistes» et ont permis la reprise du chemin démocratique ouvert par la Constitution de 1988. En réalité, les fractions financière et «agro-négociantes» de la bourgeoisie nationale sont devenues peu à peu hégémoniques, établissant ainsi une alliance étroite avec les grandes corporations transnationales des puissances capitalistes.
Ces fractions sociales agissent ensemble dans le processus de spoliation des richesses brésiliennes (ce qui inclut la spoliation des travailleurs et travailleuses) et c’est une erreur que de supposer qu’elles puissent avoir des intérêts économiques et sociaux de caractère national, démocratique et/ou populaire. En plus de cela, la plus grande partie des autres fractions bourgeoises nationales (industrielle, commerciale et celle liée aux services) ayant l’opportunité de faire des bénéfices dans les secteurs «rentiers», elles se sont également converties à la politique de dénationalisation entrepreneuriale et de surexploitation du travail. A quelques exceptions ponctuelles près, de tels secteurs ne se sentent engagés en rien par rapport aux intérêts nationaux souverains d’industrialisation et de développement scientifique comme technologique.
Sous les gouvernements pétistes, toutes ces fractions bourgeoises ont maintenu un double visage, d’un côté en établissant une alliance factice avec les politiques de ces gouvernements et, de l’autre, en menant un travail de sape contre eux, en les minant et en les épuisant à travers des opérations de corruption à large échelle. En 2016, ces fractions sont allées jusqu’à s’unir, afin de porter ensemble le coup de la destitution contre la présidente Dilma Rousseff. Avec cela, elles ont cru possible d’utiliser l’année 2017 pour transformer les élections de 2018 en une promenade. Elles ont supposé que le matraquage médiatique et judiciaire contre Lula et le PT les mettrait l’un comme l’autre hors-jeu.
Pour ces gens-là, la victoire électorale en 2018 permettrait au «golpisme» de se légaliser et d’aller encore plus loin dans les attaques contre les classes populaires, les droits sociaux, les libertés politiques et la souveraineté nationale. Mais pour leur malchance, le gouvernement Temer s’est transformé en un champ miné. Les promesses de récupération des emplois et des revenus sont tombées dans le vide. En n’étant pas accompagnées de politiques d’investissements publics, les politiques de réduction de l’inflation et du taux d’intérêt de base n’ont fait que générer des semblants de nouvelles positives n’ayant aucun rapport avec la réalité.
Dans ces conditions, la majorité de la population s’est mise à considérer que la campagne contre Lula et le PT n’avait pas de motivation juridique, mais qu’elle était une persécution politique. Et les préférences électorales en sont venues à désigner Lula comme étant le candidat préféré pour les élections présidentielles de 2018. Cette double inversion des expectatives politiques de la bourgeoisie dominante est devenue pire encore avec l’incapacité du gouvernement Temer à répondre aux demandes spécifiques, telles que les revendications «esclavocrates» avancées par l’agro-négoce et par la base parlementaire «golpiste» défendant ses intérêts cartellaires. Cela a introduit une division croissante au sein de la bourgeoisie et, en conséquence, au sein de sa représentation politique, même s’il n’y a pas de volonté de la part des fractions bourgeoises, hégémoniques ou non, de changer de côté, comme cela s’était produit en 2002.
Alors que tout cela se produisait dans les secteurs dominants de la société brésilienne, dans les secteurs dominés en revanche (classe ouvrière, exclus, petite bourgeoisie urbaine et petite bourgeoisie rurale), une paralysie sociale et politique s’est installée. Bien qu’elles aient à souffrir des conséquences des politiques néolibérales radicales du gouvernement «golpiste», les classes populaires ne se sont pas mobilisées avec l’énergie nécessaire pour faire contrepoids face à de telles politiques.
On doit peut-être rechercher les causes de cette paralysie dans le fait que le PT et d’autres partis et courants de la gauche ont remplacé, à grande ou petite échelle, le travail de base quotidien lié à la lutte en défense des intérêts immédiats de ces classes, par le travail institutionnel, parlementaire ou gouvernemental à tous les niveaux que ce soit.
Au PT, ce «détachement» s’est produit à mesure qu’a prédominé en son sein l’illusion selon laquelle les programmes sociaux des gouvernements pétistes seraient capables de répondre à tous les intérêts immédiats des classes populaires. Dans les autres partis et courants de gauche, le détachement s’est produit à mesure qu’ils ont commencé à considérer les gouvernements pétistes comme leurs ennemis principaux, qu’ils ont confondu la lutte pour les intérêts immédiats avec la lutte contre le PT, et qu’ils se sont plongés dans un travail institutionnel d’opposition. A cela s’est ajoutée la série d’erreurs stratégiques du gouvernement Dilma Rousseff, notamment lorsque celle-ci a réalisé l’ajustement budgétaire réclamé par les néolibéraux au lieu de tenir les promesses qu’elle avait faites lors des élections de 2014.
Le détachement généralisé entre les partis et courants de gauche et leurs bases (là où se trouvent leurs principaux soutiens sociaux) a empêché non seulement d’unifier ces forces pour combattre le coup d’Etat de 2016, mais aussi de combattre la permanence de l’offensive réactionnaire en 2017.
En dépit de cela, il a continué à régner au sein du PT une majorité selon laquelle il n’y avait pas de raisons de se livrer à une autocritique par rapport aux erreurs politiques et organisationnelles, ainsi que par rapport aux dénonciations de corruption touchant certains de ses dirigeants, dirigeants qui sont allés pour certains jusqu’à se montrer prêts à des accords dits de «délation récompensée». Et dans certains des autres courants de gauche, a continué à prédominer l’idée d’un PT ennemi ou, dans le meilleur des cas, d’un PT ne faisant absolument plus partie du jeu.
Dans ces conditions, la supposition selon laquelle le dénouement de la lutte de la droite contre la gauche et autres forces progressistes et démocratiques dépendait de la mobilisation sociale de masse en est venue à être substituée par la supposition selon laquelle un tel dénouement serait rendu possible par l’élaboration d’un nouveau projet stratégique. Puisqu’un tel nouveau projet n’était pas élaboré, la réalisation de la bataille idéologique et politique et de la lutte concrète contre la continuité de l’offensive réactionnaire de la droite est donc restée lettre morte.
Ainsi, 2017 se referme autant sur l’embarras croissant dans lequel se trouvent les forces sociales bourgeoises pour faire que leur gouvernement «range la maison», «reprenne la croissance économique et l’emploi» et «maintienne la lutte contre la corruption» (même en laissant couper dans leur propre chair), que sur les difficultés des travailleurs, des exclu·e·s et de la petite bourgeoisie à s’opposer à la pire des situations économique et sociale, à la réduction ou à la perte de leurs droits au travail, à la santé, à l’éducation, à la retraite et à la participation politique.
Comme cela s’est produit à d’autres moments de l’histoire brésilienne, le peuple peut mettre du temps à se rendre compte que la propagande autour des bienfaits promis par les «golpistes» est une farce trompeuse, que les réformes promises par eux sont plus radicalement régressives, privatistes et «dénationalisantes» que ce qu’elles furent dans les années nonante. Et qu’ainsi elles peuvent dévaster l’économie et la société brésilienne pour de nombreuses années encore. Dans ce sens, la continuité, en 2017, de la défaite stratégique de la gauche brésilienne, incapable de donner une réponse effective à l’avancée réactionnaire de la droite, peut être considérée comme un signal négatif pour le futur.