Martín Mosquera, extrait d’un texte publié par Viento Sur, 7 janvier 2019
Le fascisme s’est imposé électoralement au Brésil, le géant latino-américain, la septième économie mondiale. Il s’agit donc d’une commotion de portée internationale et, probablement, d’une inflexion dans l’histoire brésilienne et régionale. La dynamique politique inaugurée par les résultats électoraux a libéré une grande vague de violence sociale et politique qui a produit une explosion surprenante d’attentats et d’agressions contre des personnes LGTBI, des femmes, des pauvres, des Noirs et des sympathisants du PT, de la part de partisans de Bolsonaro.
Il est important de faire montre de rigueur et de ne pas utiliser à la légère le terme fascisme. Il ne s’agit pas d’un synonyme de « capitalisme autoritaire », pas plus que d’un qualificatif approprié pour caractériser une quelconque dictature militaire ou un régime bonapartiste répressif.
Les qualifications et les définitions dans le domaine de la théorie sociale ont toujours un caractère approximatif, provisoire, et une certaine dose d’arbitraire. Nous ne pouvons plus penser, à la différence des pères fondateurs du marxisme, que les catégories d’analyse avec lesquelles nous travaillons (bonapartisme, fascisme, populisme, révolution, classes) sont pourvues d’une délimitation et d’une précision scientifiques. Cela n’ôte rien à l’exigence de rigueur dans le débat qui ne saurait être ni trivial, ni technique, ni purement terminologique. De la caractérisation de notre ennemi découle notre politique. À la croisée des chemins, aujourd’hui, l’enjeu est la possibilité d’éviter une défaite historique des classes populaires (qui est bien plus qu’une simple défaite électorale).
L’énigme théorique du fascisme
La victoire de Bolsonaro a forcé de façon explosive à prendre à bras le corps le débat sur la nature du phénomène. S’agit-il effectivement d’une forme contemporaine de fascisme ? Peut-on l’assimiler aux expériences des années 1930 ? S’agit-il du chapitre latino-américain d’un durcissement autoritaire global qui s’affirme comme tendance propre à la restructuration capitaliste en cours ? La montée de l’extrême droite dans la totalité du monde occidental nous oblige à placer de nouveau au centre de la discussion marxise l’étude des nouvelles droites radicales. « L’histoire du fascisme – affirmait Ernest Mandel – est aussi l’histoire de son analyse théorique. » Et il ajoutait :
« La question « qu’est-ce que le fascisme ? » surgit inévitablement des flammes de la première Maison du peuple que les bandes fascistes incendièrent en Italie. Pendant quarante ans (jusqu’à la période de l’immédiat après-guerre) cette question a fasciné à la fois les principaux théoriciens du mouvement ouvrier et l’intelligentsia bourgeoise. Bien que la pression des événements historiques et du « passé indompté » se soit quelque peu relâchée ces dernières années, la théorie du fascisme demeure un thème obsédant des sciences politiques et de la sociologie politique. » (1969)
Cette obsession de la théorie sociale est le revers de la perplexité constante que suscite un phénomène à ce point énigmatique qu’il conjugue une politique ultra-réactionnaire avec des thèmes empruntés à la gauche révolutionnaire, l’autoritarisme avec la révolte de masse, une orientation favorable au capitalisme monopolistique avec un haut degré d’autonomie de l’État, des éléments identitaires archaïques et anti-modernes (la race, le sang, le sol) avec un modernisme technique, scientifique et industriel. Ces caractères déconcertants atteignent un tel degré que George L. Mosse, un des grands historiens du fascisme de ces dernières décennies, l’a défini paradoxalement comme une « révolution bourgeoise anti-bourgeoise ».
À la fin des années 1920, la direction du Komintern (l’Internationale communiste), déjà sous l’autorité de Staline, a formulé une interprétation du phénomène dont on peut rétrospectivement souligner les insuffisances notables. Analysé dans le cadre d’une conception fortement économiciste, le fascisme ne pouvait être autre chose que l’instrument pur et simple d’une dictature du capital monopoliste sur l’ensemble de la société. Avec comme hypothèse l’unité monolithique entre l’État et les classes dominantes, le Komintern a caractérisé comme « fasciste » tout régime autoritaire de cette époque (aussi bien le gouvernement de Hindenburg en Allemagne que la dictature de Pilsudski en Pologne ou le régime de Primo de Rivera en Espagne) et même, au-delà, tout courant politique qui n’affirmait pas la nécessité d’une rupture révolutionnaire avec le capitalisme. La social-démocratie n’était alors rien d’autre que l’un des multiples visages du fascisme (le « social-fascisme »). Aveugle face aux dangers auxquels il faisait face, le Komintern a considéré la conquête du pouvoir par le fascisme comme une courte parenthèse qui n’était qu’un prélude à la révolution prolétarienne (« après Hitler notre tour viendra »). Il y a peu d’exemples d’une erreur d’analyse (résultant pour une bonne part des intérêts diplomatiques du Kremlin) qui ait produit des effets politiques aussi désastreux.
Cette vision a conduit le Parti communiste allemand à adopter la tactique « classe contre classe », qui non seulement rejetait toute unité d’action antifasciste mais faisait en outre de la social-démocratie l’ennemi principal, alors qu’était imminente la prise du pouvoir par les nazis. Cette incompréhension est à l’origine, comme l’a écrit Trotsky, de « la page la plus tragique de l’histoire moderne » : la prise du pouvoir par Hitler, sans véritable résistance, dans le pays où la classe ouvrière était la plus nombreuse, la mieux organisée, la plus cultivée et la plus politisée d’Europe et constituait la pièce stratégique fondamentale de l’extension internationale de la révolution (une expectative qui est restée inaltérable de Marx à la IIIe Internationale).
C’est pourtant le marxisme, à distance des positions du Komintern, qui a produit alors les analyses du fascisme les plus sophistiquées (qu’on se réfère aux écrits de Guérin, Trotsky, Gramsci, Togliatti ou Otto Bauer). Au-delà de leurs différences, ces auteurs se retrouvent sur des caractérisations communes : une analyse du fascisme située dans le cadre de la grave crise sociale du capitalisme de l’entre-deux-guerres, dans sa phase impérialiste et de déclin, en tant que réponse à une menace révolutionnaire de la classe ouvrière, autrement dit dans le cadre d’une dynamique de polarisation sociale et politique. Avec pour base la petite bourgeoisie en crise, le fascisme s’est transformé en un phénomène politique de masse doté d’une relative autonomie vis-à-vis de la grande bourgeoisie, quoique porteur d’une politique favorable à ses intérêts. Trotsky le définit alors comme un « système particulier d’État fondé sur l’éradication de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise », une sorte de guerre civile institutionnalisée contre la classe ouvrière et les libertés démocratiques. Quand Togliatti définit le fascisme comme un « régime réactionnaire de masse », il exprime cette spécificité majeure qui le distingue d’autres mouvements autoritaires : la puissante mobilisation de masse qui prélude à son avènement et qui prend la forme d’une « rébellion plébéienne » contre les « élites ». De fait, le fascisme s’autodéfinissait comme une « révolution contre la révolution » (Traverso, 2016).
Certaines études d’inspiration marxiste ont également cherché un croisement entre l’analyse socio-économique et la psychanalyse, dont font partie les textes sur la « personnalité autoritaire » d’Adorno, ou l’analyse du fascisme comme inscription politique des « impulsions secondaires » (cruauté, rapacité, lascivité, sadisme, envie) de Wilhelm Reich (« les masses n’ont pas été trompées, c’est elles qui ont désiré le fascisme »). Bien comprises, ces analyses permettent de contribuer à la compréhension de ce type de phénomène complexe.
Dans les décennies postérieures à l’après-guerre s’est ouverte une nouvelle séquence d’analyses dans le champ du marxisme (Poulantzas, Laclau), qui ont cherché à donner toute son importance à l’autonomie politique et étatique de l’expérience fasciste, irréductible à tout matérialisme vulgaire. Ces analyses se sont essentiellement opposées à l’économicisme du Komintern, aussi bien dans sa période ultra-gauche – la « troisième période » – que dans sa période opportuniste des fronts populaires, postérieure au VIIe Congrès. Pour Poulantzas le fascisme réorganise le bloc de pouvoir en faveur du capital monopolistique par le biais d’un État qui conserve une autonomie relative vis-à-vis de la fraction du capital dont il consolide l’hégémonie (2005). Avec un point de vue similaire, le jeune Laclau althussérien considère le fascisme comme la conséquence de l’impossibilité d’incorporer les « interpellations populaires-démocratiques » au discours socialiste (du fait de son « réductionnisme de classe », incapable de ré-articuler les revendications nationalistes, démocratiques, émanant des classes moyennes, etc.) et, simultanément, une forme spécifique d’articulation de ces interpellations (2015).
La tradition d’analyse du marxisme anti-stalinien sur le fascisme historique (et sa critique de l’instrumentalisme économiciste du Komintern) est une ressource utile pour comprendre le phénomène auquel nous assistons, sous réserve d’éviter de tomber dans la tentation classique des analogies trop rapides.
De quoi Bolsonaro est-il le nom ?
Des objections ont surgi face à la caractérisation de Bolsonaro comme fasciste qui se sont consacrées à souligner une série de différences entre celui-ci et les régimes d’Hitler ou de Mussolini : l’absence d’un parti de masse comme le NSDAP allemand, l’inexistence de groupes paramilitaires comme les Chemises noires en Italie ou les SA en Allemagne, la faiblesse du mouvement ouvrier, incapable d’incarner une menace révolutionnaire, ou l’acceptation du cadre électoral et de la démocratie libérale. Il s’agit d’analyses schématiques qui s’appuient sur une définition trop restrictive, statique, du fascisme, et qui, jusqu’à un certain point, reproduisent la combinaison d’économicisme et d’instrumentalisme qui a caractérisé celle du Komintern.
Avec la croissance explosive de nouvelles droites radicales en Europe – dans un contexte politique qui pousse à la modération et à la « respectabilité institutionnelle » – , un débat se développe quant à leur nature et à leur rapport au fascisme classique (Enzo Traverso, 2016, Ugo Palheta, 2018, Jacques Rancière, 2015, Michael Lowy, 2014). En tout état de cause, le « cas Bolsonaro » est moins équivoque et ses symétries avec le fascisme plus directes.
Nous appelons néofascisme le fascisme propre à l’actuelle période historique. Nombre des caractéristiques du fascisme historique de l’entre-deux-guerres ne se répéteront pas. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte social et institutionnel où le mouvement de masse réactionnaire revêt de nouvelles formes pour « institutionnaliser des méthodes de guerre civile » contre les classes laborieuses, la gauche et les libertés démocratiques. Nous verrons, à l’avenir, comment la démocratie et la légalité constitutionnelle resteront le simple enrobage extérieur d’un régime autoritaire. Il est également à prévoir que les moyens de coercition dominants seront les forces de répression régulières plutôt que des bandes paramilitaires.
Le fascisme actuel ne peut pas être assimilé à celui des années 1930 parce que nous ne sommes pas dans cette période. En outre, le fascisme historique ne s’est pas limité aux modèles de l’Allemagne et de l’Italie. Le franquisme espagnol, la dictature salazariste au Portugal, le régime de Vichy en France, sont également des expressions du même phénomène politique de l’entre-deux-guerres, ou s’insèrent dans son « champ magnétique » (Burrin), et ne peuvent pas être assimilés aux expériences d’Allemagne et d’Italie.
En appeler à l’impossibilité pour Bolsonaro d’installer un État totalitaire-corporatif ou, même, aux difficultés à stabiliser son éventuel gouvernement, n’invalide pas le fait que l’arrivée au pouvoir du candidat du PSL est un grand pas en direction d’une forme de néofascisme. Aucune des expériences historiques, même après la prise de pouvoir, n’a conduit à l’instauration d’un État fasciste du jour au lendemain. Alors qu’il était déjà Premier ministre, Mussolini a gouverné dans le cadre institutionnel pendant des mois, sous la forme d’une coalition avec des partis traditionnels (catholiques, nationalistes, libéraux), et n’avait au départ que quatre ministres fascistes.
Le fascisme n’a jamais été mis en œuvre de façon abrupte. Il faut concevoir le fascisme, comme le souligne Ugo Palheta, comme une dynamique politique et parler plutôt d’un processus de fascisation, qui passe forcément par des médiations, des transitions, des sauts et des ruptures. Le fascisme n’est pas adopté d’un jour à l’autre, parce qu’il ne s’agit pas pour la bourgeoisie d’un « bouton » sur lequel on appuie en situation de crise[1]. Ce n’est jamais un instrument ni un épiphénomène des nécessités du capital, mais bien le produit d’un processus complexe et relativement autonome, où se sédimentent des questions idéologiques, des dynamiques politiques et même des « accidents » électoraux inattendus.
Un autre argument typique contre la caractérisation de Bolsonaro comme fasciste consiste à réduire le fascisme à un recours pour les classes dominantes pour freiner une poussée révolutionnaire imminente. Et vu qu’aujourd’hui la classe ouvrière se trouve sur la défensive et qu’il n’y a aucun danger de révolution, les classes dominantes n’auraient aucun intérêt à recourir à des méthodes fascistes. Il s’agit là, à nouveau, d’une conception économiciste, instrumentaliste et qui sous-estime l’autonomie des phénomènes politiques. Le néofascisme actuel répond à l’expérience vécue des classes moyennes et de la petite bourgeoisie sous les gouvernements du PT ainsi qu’à la crise économique et à la dégradation sociale des dernières années.
« L’anti-pétisme des cinq dernières années – selon Valerio Arcary – est une forme brésilienne de l’anti-gauche, l’anti-égalitarisme ou l’anti-communisme des années 1930. Cela n’a pas été l’option du noyau principal de la bourgeoisie face à un danger de révolution au Brésil. Il y a encore quelques semaines l’immense majorité de la bourgeoisie soutenait Alckim. Bolsonaro est un caudillo. Sa candidature est l’expression d’un mouvement de masse réactionnaire de la classe moyenne, soutenu par des fractions minoritaires de la bourgeoisie, face à la récession économique des quatre dernières années. »[2]
La référence à l’absence d’un parti de masses comme critère pour caractériser ce phénomène, révèle l’incompréhension de la dynamique en cours. Pour le moment, il est certain que Bolsonaro exprime fondamentalement un courant électoral. La représentation parlementaire du PSL compte 52 députés sur 513 (c’est la deuxième après celle du PT qui en compte 56). Mais il est probable que la base d’appui parlementaire du futur gouvernement ira bien au-delà des seuls députés du PSL. Ces élections ont renforcé la progression d’un bloc transversal d’extrême droite qui se résume dans l’acronyme BBB : « Bala », les députés liés à la police, aux Forces armées et aux milices privées, « Buey », les grands propriétaires terriens et « Biblia », les fondamentalistes, les évangélistes et les néo-pentecôtistes (Balle – Bœuf – Bible). Ce bloc, bien qu’il ne soit pas exempt de tensions, peut constituer la base parlementaire d’un gouvernement néofasciste. Si à ce soutien institutionnel on ajoute le mouvement social autoritaire spontané, qui s’exprime dans la vague d’attentats actuelle, et le contrôle de l’appareil d’État, nous pouvons penser que les conditions sont réunies pour la construction « par en haut » d’un parti néofasciste brésilien. Au vu du précédent que constitue la violence déployée par les sympathisants de Bolsonaro, on ne peut pas écarter l’émergence de bandes para-étatiques qui exercent une violence sociale et politique en dehors de toute légalité.
Il n’est pas facile de prévoir un éventuel changement dans le régime politique. Une fois écartée la possibilité d’un État totalitaire au sens strict, le plus probable est que nous assistions à l’émergence d’un régime civico-militaire d’un type nouveau, produit de l’emprise militaire progressive sur les structures constitutionnelles dociles, à laquelle pourrait s’ajouter une sorte « d’auto-putsch » qui dénaturerait aussi profondément que possible le régime constitutionnel. Bolsonaro a le terrain pratiquement libre avec les changements institutionnels qui ont fait suite au « putsch parlementaire » contre Dilma Rousseff : persécution judiciaire des opposants, restriction des droits politiques et, surtout, militarisation de Rio de Janeiro, véritable « expérience pilote » et ballon d’essai de ce que le nouveau gouvernement pourrait mettre en œuvre au niveau national.
Ce processus de fascisation émerge en tant que réponse à la grave crise d’hégémonie qui affecte le capitalisme brésilien et s’aggrave depuis 2013. Il ne suffit pas d’une crise économique pour que le fascisme émerge en tant que réponse, ce qui le rend possible
« c’est une crise d’ensemble des médiations politiques, idéologiques et institutionnelles qui, en temps normal, assurent la reproduction paisible du système par un mélange de violence d’État et de consentement populaire où ce dernier a le premier rôle. » (Palheta, 2018).
C’est précisément ce qui se produit de façon accélérée au Brésil, avec une intensité accrue depuis le « putsch parlementaire » de 2016 (qui, loin de mettre fin à la crise, l’a aggravée). À savoir : l’effondrement des partis du « centrao » (en toute rigueur, de la droite traditionnelle), qui ont constitué la base politique du putsch et du gouvernement Temer, tels le PSDB et le MDB, le recul de la CUT et du PT (dont le destin est incertain dans cette nouvelle phase) et la crise de la totalité institutionnelle étatique (un gouvernement avec une côte de popularité à 3 %, un Congrès marqué par la corruption généralisée, une intervention du judiciaire totalement démesurée). Dans ce contexte de dilution du gouvernement et de détérioration généralisée de l’État, les Forces armées apparaissent dans différents sondages comme l’institution la plus crédible, dans un pays où la sortie de la dictature n’a donné lieu à aucun processus institutionnel de traduction devant les tribunaux et a conservé telles quelles ses structures militaires.
Bolsonaro est l’expression politique d’une camarilla des Forces armées (pas forcément dans leur ensemble), qui propose une sorte de putsch militaire sous une couverture constitutionnelle. Une camarilla qui a réussi à capitaliser l’anti-pétisme et à réorganiser la droite à son profit. Outre les Forces armées, elle s’appuie sur un deuxième pilier, les puissantes églises évangélistes qui regroupent 22 % de la population (42 millions de personnes). Depuis longtemps déjà l’évangélisme dispose d’une présence parlementaire considérable et d’un notable pouvoir politique. À l’époque, ils avaient soutenu le PT, ce qui s’était traduit sous les mandatures de Lula par la nomination, comme vice-président, de José Alencar, un riche industriel lié à l’Église universelle.
Bolsonaro représente un néofascisme « décomplexé », et on trouve peu d’exemples semblables dans un monde déjà accoutumé aux extrêmes droites (les régimes de Erdoğan en Turquie, de Duterte aux Philippines ou d’ Orbán en Hongrie en constitueraient peut-être des parallèles pertinents) : explicitement raciste, misogyne, anti-LGBTI, anticommuniste, et, à la fois, ultra-libéral dans sa politique économique (à la différence de la droite radicale, protectionniste, dans les pays capitalistes développés). Il défend le même programme que Temer, une restructuration de l’économie ambitieuse aux dépens de la classe ouvrière, avec des méthodes brutales. Il place au cœur la « sécurité » (« un bon bandit est un bandit mort »), ce qui lui permet de tirer parti de l’angoisse face au très haut degré de la violence sociale existante en durcissant la répression. Il se pose en adversaire de l’ensemble du système politique, en canalisant le rejet de la caste politique vers des solutions autoritaires, avec des attaques systématiques contre les institutions des régimes démocratiques et contre la gauche et le mouvement ouvrier (il a affirmé qu’il serait prêt à suspendre le Congrès ; il a promis « une purge sans précédent dans l’histoire » contre l’opposition et « d’en finir avec les gangsters rouges », entre autres propos brutaux qu’il tient quotidiennement). Peu après sa victoire Bolsonaro a décrété la mise hors la loi du MST et du MTST, les mouvements sociaux les plus importants du pays, et il a menacé de mettre en prison les dirigeants du PT et du PSOL.
Bolsonaro provient d’une droitisation autoritaire de franges importantes de la société. Mais il la nourrit également. Il n’est pas nécessaire de se réclamer de la Théorie du Discours post-marxiste pour reconnaître que « le représentant exerce une fonction active » sur le « représenté », comme l’a répété Ernest Laclau. Non seulement l’instance politico-électorale est la résultante de rapports de forces et des courants d’opinion présents dans la société, mais elle a également sur eux une influence et un impact. Bolsonaro est le produit mais aussi la cause de l’autoritarisme social croissant, quand il canalise vers des « solutions » sauvages le désespoir et le mécontentement social. Avec son succès, de ce fait, il ne va pas seulement sceller politiquement la droitisation radicale antérieure : il se trouve même en situation de l’approfondir. À nouveau, il est important de saisir le sens de la dynamique politique et ne pas se contenter d’analogies historiques qui ne verraient dans le fascisme qu’un processus qui se développe forcément « de bas en haut ».
Comment en est-on arrivé là ? La première cause de l’essor de l’extrême-droite est sans aucun doute la désillusion face à l’expérience du PT, converti en gestionnaire social-libéral de la crise du capital. Pour comprendre les formes que revêt l’antipétisme croissant, il faut prendre en compte les attaques médiatiques permanentes qu’il a subies, sous la forme d’une propagande systématique contre les droits sociaux et les luttes populaires qui se dissimule derrière la dénonciation d’un « gouvernement corrompu ». Comme le relève Ezequiel Adamovsky,
« les discours « anti-populistes » et pseudo-républicains vulgaires qui prolifèrent depuis une vingtaine d’années ont largement contribué à diaboliser non seulement les gouvernements dits « progressistes » mais aussi toute autre forme de participation populaire dans la vie politique et l’idée même de lutter pour l’élargissement des droits. Et en définitive la démocratie. »
Le deuxième élément à prendre en compte est l’échec du cycle de mobilisations enclenché en juin 2013. Il avait pris initialement la forme de protestations essentiellement de la jeunesse au sujet des transports publics d’abord, de l’éducation et de la santé ensuite, avec dans un deuxième temps d’importantes grèves ouvrières, comme celle des éboueurs de Rio de Janeiro ou du métro de SãoPaulo. Ce cycle de protestations exprimait des aspirations sociales nourries par des années de croissance économique, qu’un gouvernement de « coalition de classes » comme celui du PT et la structure dépendante du capitalisme brésilien ne pouvaient pas satisfaire. Le gouvernement qui se trouvait pour la première fois confronté à une mobilisation de masse hostile, n’a pas apporté de réponse à ces manifestations. Devant le mécontentement face à un gouvernement de « gauche » incapable de répondre aux revendications (et vu l’impossibilité pour l’opposition de gauche de canaliser le mouvement), le climat de malaise et de mobilisation a été capitalisé par la droite, qui a progressivement étendu son hégémonie sur les protestations sociales en se teintant d’« anti-populisme ».
Un troisième élément est le « putsch parlementaire » de 2016 et le durcissement autoritaire qui a suivi. L’ampleur des contre-réformes engagées par le nouveau gouvernement et son discrédit notable ont conduit à un autoritarisme accru qui a obtenu une série de succès : l’intervention militaire à Rio de Janeiro, la persécution judiciaire des opposants, l’arrestation de Lula sans preuves et une réforme politique excluant les formations minoritaires, dans un climat général de violence politique croissante (symbolisé par l’assassinat de la conseillère du PSOL Marielle Franco). Cette naturalisation progressive d’un régime autoritaire a servi de plateau d’argent pour l’atterrissage du néofascisme de Bolsonaro.
Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la réaction conservatrice de franges fortement patriarcales de la société brésilienne face au nouveau cycle de mobilisations féministes initié en 2013. La candidature de Bolsonaro représente, en partie, les craintes de la « masculinité hégémonique » menacée par la vague féministe. Cela implique – j’y reviendrai – de nouvelles responsabilités et de nouveaux défis pour le féminisme qui peut se transformer en un mouvement de masse décisif pour la résistance démocratique et anti-autoritaire (comme l’ont montré les mobilisations du 2S) s’il est à même de se doter d’une politique capable d’assurer son hégémonie sur les « secteurs intermédiaires » toujours présents de la société.
Enfin, le cadre général des événements actuels est, naturellement, la crise économique qui s’est déclarée en 2014 sous le gouvernement Rousseff, la plus importante depuis cent ans : sur la seule période 2015-2016 le PIB a chuté de 7 %, la dette publique dépasse 100 % du PIB, la récession de la production industrielle dure depuis quatre ans et le chômage atteint 13 %.